NOTES DE LECTURES
Parce que tu t'adresses à moi
Clarice Lispector Água Viva et Krishna Monteiro Le mal de Lazare
Parce que tu t’adresses à moi
Betty réponds-lui
que je l’ai lue en poussant parfois des exclamations rentrées, petits souffles bouche fermée, son qui sort par le nez
pas besoin de la bouche, non ce n’est pas de la ventriloquie, pas le ventre, pas le ventre, la parole ne réside pas dans un sac, elle court le long d’un axe vertical, elle court verticalement portée par elle-même,
elle est à elle-même son axe vertical, son conduit
mais cette parole-là ne crée pas de mots. Ce n’est pas qu’elle n’en ait pas besoin, c’est qu’elle s’en passe et ne se veut pas parole, elle est juste un signe, approbation, rire, ponctuation, adresse, réponse, elle dit je t’ai vue, elle dit tu es drôle, elle dit d’accord, elle se promet de réfléchir aux raisons qui l’ont fait naître. Elle dit ai-je besoin de Betty pour te répondre? elle dit je suis d’accord avec toi, je reviendrai, mais elle n’est pas marque-pages. Elle dit j’existe, j’existe moi aussi, elle dit j’aurais dit la même chose, promis je vais t’écrire. Je vais faire quelque chose, promis, mais c’est dimanche et je me suis promis de passer l’aspirateur, ranger les papiers, retrouver les papiers perdus, bouger de ma chaise. Tu n’es pas marque-pages, alors il faudra retrouver les phrases qui ont fait surgir le son, les phrases dans les pages, il faudra relire. Je n’ai pas passé l’aspirateur et je n’ai pas retrouvé les papiers perdus et j’ai à peine commencé le travail. Je retourne à quoi, au silence. J’avais retrouvé le mot et puis je l’ai reperdu. Aujourd’hui j’ai retrouvé les papiers si bien rangés qu’il en devenaient invisibles.
Tu t’adresses à moi. Lui, il s’adresse à quelqu’un qui l’entendrait, pas par mégarde, pas par inattention, non quelqu’un qui écouterait sciemment son récit, qui le suivrait (ou la suivrait) dans ses déambulations parlantes « moi et ceux qui m’écoutent nous suivons le mouvement de la foule ». C’est bizarre, je trouve. Mais ce lui ou elle qui est censé.e écouter et entendre le récit n’est pas moi, lecteur ou lectrice. Il est absent, et je ne sais pas, je ne comprends pas qui il est censé être, je pense qu’il est dans le récit, mais il n’est pas identifié peut-être parce qu’il est une foule, « vous qui m’entendez, vous qui m’écoutez » mais je ne suis pas dans la foule, je n’en fais pas partie. Toi, tu t’adresses à moi. une personne seule, isolée, qui n’est pas foule, qui n’est pas plurielle. Tu ne me dis pas « tu », tu dis « te »: « ce que je t’écris est de chambre, ce que je t’écris n’a pas de commencement, je t’écris avec ma voix, ce que je veux te dire ». Alors est-ce à moi, est-ce à toi, est-ce toi-même, ton papier, ta feuille, ton crayon, est-ce Betty et son subterfuge, car elle aussi elle « dit », elle « me dit » et nous nous parlons. C’est l’écriture, adressée à qui? Besoin d’un « te ». Pourtant quelques rares fois, tu me fais exister, « Cet instant est. Toi qui me lis, tu es. » Ah merci de me le dire, me voilà être, juste parce que je te lis, tu es plus positive que Betty qui cherche toujours à me nuire, à m’analyser, à me contredire, à me couper en petits morceaux, et tu t’entends dire au chauffeur de taxi qui vient te chercher à la sortie de l’hôpital, Roulez doucement s’il vous plaît, ils m’ont coupée en petits morceaux. Il roule doucement, pas de cahots, doux dos d’ânes, merci monsieur, vous n’êtes pas Betty. Juste parce que je te lis, si je ne lis plus, si je referme le livre, je ne suis plus être. C’est ce que je comprends de ton adresse. Tu t’adresses à moi, et je ne suis que si je te lis.
Betty m’attend à la maison. Elle attend le départ des infirmières et tire sur les fils, le chirurgien l’avait pourtant dit : on ne touche pas aux fils, ils doivent se résorber tout seuls. Les infirmières l’aident à tirer sur le fil, les infirmières n’aiment pas écouter les chirurgiens, elles aiment créer des infections et se plaindre du chir qui pourtant, elles le disent, font parfois des miracles. Le chauffeur de taxi, dit Doudodane, ne s’adresse pas à moi, il ne me demande rien, mais il me prend en considération, entend ma demande et veille à mon confort s’il peut y avoir confort dans la situation qui est la mienne. Écrit-il à un « te », prendre en considération est-ce écrire, conduire est-ce écrire, veiller au confort de celui qui te lit est-ce écrire ? Betty, s’il te plaît, dis-moi où trouver ce « te ».
Betty ne répond plus, elle a le vertige, la nausée, elle voudrait que de elle aussi on s’occupe, ne veut plus être le souffle douleur de celui ou celle qui écrit et s’adresse à elle, en faisant croire au « te » qui lit que c’est Betty qui écrit, ou qui parle, au je qui lui répond dans le récit. Et Hubert qui s’en mêle et qui a toujours refusé d’être taxi, il ne sait pas conduire, nul au volant, « au volant de quoi, pourrai-je être utile ? », demande-t-il à Betty.
Hubert dit un vous, il tente d’insulter le vous, il croit qu’insulter un vous affirmerait son je qu’il sait pourtant qu’on lui dénie, dénié de naissance parce qu’il n’est que le second. Quel est le te de Hubert? Je ne vais pas te raconter l’histoire, lis celle de Hubert, il te la raconte.
Tu dis
le rot, s’il faut qu’il y ait un plaisir à être seul, c’est de pouvoir roter haut et fort en toute impunité. C’est un plaisir dénué de honte grâce à la solitude, mais qui redevient honteux quand tu l’avoues, oh, mais c’est dégoutant, une ourse, tu vas devenir une vieille ourse dans sa tanière. Et nous nous disputons pour savoir s’il faut dire ourse ou oursonne, si l’ours vit dans une tanière ou une grotte, ou un refuge, ou un terrier, ou dans ta maison à Bécon-les-bruyères.
Betty Mandore
mars 2025

NOTES DE LECTURES
Parce que tu t'adresses à moi_suite
Frédérique de Carvalho Désarmée désarmante (éditions Isabelle Sauvage)
Suite des notes de lectures

Tu t’adresses à la langue et à ton je, à ce que ton je dit de la langue, à ce que la langue te permet de dire de ton je, et je suppose que tu aimerais que, parce que nous partageons la même langue et que tu supposes que nous partageons la même recherche d’un je qui serait le mien aussi bien que le tien nous pourrions ensemble partir à la recherche de ce qui n’est pas je dans le je mais que la langue reflète dans un autre je qui pourrait être le tien, qui pourrait être le mien, mais tu dis que tu ne le trouves pas.

Mais peut-être pas, peut-être veux-tu être seule à te battre avec ce quelqu’un d’autre, parce que deux non, tu voudrais être une, mais savoir c’est être deux, et puis c’est surtout savoir quoi faire de ton toi qui se regarde, qui te regarde. C’est cela, tu veux être ton lecteur-lectrice, par un acte de cannibalisme (car c’est cela que tu cherches: quoi faire, comment agir, comment être), par un acte de cannibalisme dis-je tu crois atteindre ton être. Ne crains rien, lecteur, lectrice, ce n’est pas toi qu’elle va dévorer, elle cherche l’autophagie, son écriture est autophage, du cannibalisme autophagique. Son écriture cherche à se défaire de l’un pour chercher l’autre. C’est illusion, et elle le sait, c’est pour cela qu’elle peut écrire.

Le problème, me dit Betty, n’est pas de savoir pourquoi on écrit, mais pourquoi on lit la poésie d’un autre. Le poème, me dit Betty ne peut être bien lu que par celui-celle qui l’a écrit, parce qu’il-elle sait remplir les blancs, il-elle sait quelles sont les images, reconnaît ce qui n’a pas été développé, parce que évidemment je parle d’une poésie non développante, il-elle sait lire ses images. et pourquoi je m’approprierais les images d’un autre, pourquoi je remplirais les blancs d’un autre texte que le mien?
Faudrait-il être un lecteur innocent, c’est-à-dire un qui n’aurait jamais écrit, et qui alors reconnaîtrait dans la lecture qu’il est en train de faire quelque chose de lui qu’il ne connaissait pas.
Tu écris « il n’y a plus personne ». La belle affaire, c’est une phrase on ne peut plus banale. Tu écris: on déplace le centre on biffe le petit moi / on coupe court / la langue dépasse / que le ciel soit tombé ce n’est pas un drame / il n’y a plus personne.
Maria Rantin pose la phrase en première ligne: il n’y a plus personne / au lieu de l’objet posé sur l’étagère / j’ai vu le geste qui l’a posé / sans la personne / j’ai vu / précisément / le geste qui a posé le tube vert / quelconque
d’aspirine / posé sur l’étagère / anodine / objet anodin, geste anodin / je l’ai vu / le geste / sans la personne
Vous utilisez la même phrase et pourtant vos textes sont si différents. On partage des mots, des expressions, on les laboure et les travaille.
La difficulté quand on relit les poèmes (appelons-les ainsi par facilité d’usage) qu’on a écrits, c’est qu’on ne peut pas se mettre à la place du lecteur. Je ne peux pas m’abstraire de mon moi pour me relire, est-ce cela que tu recherches, t’abstraire de ton toi. L’écriture qui nous intéresse serait alors celle qui dit qu’elle en train de s’abstraire, qui dit qu’elle décolle, qu’elle « découche », qu’elle départ, qu’elle « tend l’encolure  », qu’elle oublie ce qu’il y a entre les blancs, les images et le sens, qu’elle dénie le sens aux images, qu’elle te tue.

Betty Mandore
septembre 2025