NOTES DE LECTURES
Parce que tu t'adresses à moi_suite
Frédérique de Carvalho Désarmée désarmante (éditions Isabelle Sauvage)
Suite des notes de lectures
Tu t’adresses à la langue et à ton je, à ce que ton je dit de la langue, à ce que la langue te permet de dire de ton je, et je suppose que tu aimerais que, parce que nous partageons la même langue et que tu supposes que nous partageons la même recherche d’un je qui serait le mien aussi bien que le tien nous pourrions ensemble partir à la recherche de ce qui n’est pas je dans le je mais que la langue reflète dans un autre je qui pourrait être le tien, qui pourrait être le mien, mais tu dis que tu ne le trouves pas.
Mais peut-être pas, peut-être veux-tu être seule à te battre avec ce quelqu’un d’autre, parce que deux non, tu voudrais être une, mais savoir c’est être deux, et puis c’est surtout savoir quoi faire de ton toi qui se regarde, qui te regarde. C’est cela, tu veux être ton lecteur-lectrice, par un acte de cannibalisme (car c’est cela que tu cherches: quoi faire, comment agir, comment être), par un acte de cannibalisme dis-je tu crois atteindre ton être. Ne crains rien, lecteur, lectrice, ce n’est pas toi qu’elle va dévorer, elle cherche l’autophagie, son écriture est autophage, du cannibalisme autophagique. Son écriture cherche à se défaire de l’un pour chercher l’autre. C’est illusion, et elle le sait, c’est pour cela qu’elle peut écrire.
Le problème, me dit Betty, n’est pas de savoir pourquoi on écrit, mais pourquoi on lit la poésie d’un autre. Le poème, me dit Betty ne peut être bien lu que par celui-celle qui l’a écrit, parce qu’il-elle sait remplir les blancs, il-elle sait quelles sont les images, reconnaît ce qui n’a pas été développé, parce que évidemment je parle d’une poésie non développante, il-elle sait lire ses images. et pourquoi je m’approprierais les images d’un autre, pourquoi je remplirais les blancs d’un autre texte que le mien?
Faudrait-il être un lecteur innocent, c’est-à-dire un qui n’aurait jamais écrit, et qui alors reconnaîtrait dans la lecture qu’il est en train de faire quelque chose de lui qu’il ne connaissait pas.
Tu écris « il n’y a plus personne ». La belle affaire, c’est une phrase on ne peut plus banale. Tu écris: on déplace le centre on biffe le petit moi / on coupe court / la langue dépasse / que le ciel soit tombé ce n’est pas un drame / il n’y a plus personne.
Maria Rantin pose la phrase en première ligne: il n’y a plus personne / au lieu de l’objet posé sur l’étagère / j’ai vu le geste qui l’a posé / sans la personne / j’ai vu / précisément / le geste qui a posé le tube vert / quelconque
d’aspirine / posé sur l’étagère / anodine / objet anodin, geste anodin / je l’ai vu / le geste / sans la personne
Vous utilisez la même phrase et pourtant vos textes sont si différents. On partage des mots, des expressions, on les laboure et les travaille.
La difficulté quand on relit les poèmes (appelons-les ainsi par facilité d’usage) qu’on a écrits, c’est qu’on ne peut pas se mettre à la place du lecteur. Je ne peux pas m’abstraire de mon moi pour me relire, est-ce cela que tu recherches, t’abstraire de ton toi. L’écriture qui nous intéresse serait alors celle qui dit qu’elle en train de s’abstraire, qui dit qu’elle décolle, qu’elle « découche », qu’elle départ, qu’elle « tend l’encolure », qu’elle oublie ce qu’il y a entre les blancs, les images et le sens, qu’elle dénie le sens aux images, qu’elle te tue.
Betty Mandore
septembre 2025