SUR LECTURES DE PRISON
Livres à l'ombre: la lecture en prison
Livres à l'ombre : la lecture en prison,
Claro (Le Clavier Cannibale) mars 2019
Les éditions Le lampadaire se sont lancées dans une entreprise impressionnante: nous offrir un panorama détaillé de l'état de la lecture en prison en France, depuis le premier quart du XVIIIe siècle jusqu'à nos jours, de la Bastille à Fresnes. Pour cela, ils ont conçu un ouvrage hors norme, qui laisse essentiellement parler les documents, et s'efforce, au moyens de critères révélateurs, de nous faire approcher de ce continent gris, immergé sous des chapes de béton et d'interdits. Derrière la nécessité de créer des bibliothèques au sein des établissements carcéraux grouillent toutes sortes de raisons, de visées, parfois étonnantes. Quels livres enfermer? telle est une des questions fondamentales qui appelle des éclaircissements. Lectures de prison cherche à y répondre de façon quasi exhaustive, et fait du lecteur de cet énorme livre un sociologue en herbe.
Parmi les questions pertinentes qui se posent au chercheur, l'une des premières est la suivante: « Pourquoi l'État veut-il que les détenus lisent? » Les raisons, si elles se recoupent souvent, varient bien entendu d'un siècle à l'autre, voire d'une décennie à l'autre. Il apparaît que la lecture répond à un « but moral et utilitaire », du moins en 1895. En 1948, on la verra plutôt comme un "facteur d'ordre", voire la garante d'une « régénération morale ». En sa qualité de loisir, la lecture joue également comme un pare-feu devant un grave ennemi: l'ennui, source de dépression ou de révolte. Elle doit être instructive, certes, mais l'on ne saurait bannir les œuvres de fiction, encore que ces dernières soient sujettes à caution. En même temps qu'un désir de "distraire" (l'occupation des esprits…) naît un souci de protéger. Certains ouvrages n'ont pas leur place en prison. Un rapport datant de 1928, émanant de l'inspection générale des services administratifs, fait le point là-dessus:
« Le choix des livres n'a pas été toujours judicieux; déjà en 1911, l'inspection générale avait pu critiquer la présence dans ces bibliothèques de trop de récits d'aventures rocambolesques et de trop de romans policiers. Nous insisterons sur l'intérêt qui s'attacherait à ce que des manuels professionnels fussent mis en plus grand nombre dans les mains des condamnés. »
Pour se faire une idée précise des lectures en prison, l'ouvrage offre des listes détaillées des ouvrages invités à prendre l'ombre – au XVIIIe siècle, les détenus – ceux qui savent lire, bien sûr, et appartiennent donc à une classe sociale supérieure – n'hésitent pas à demander, dans le même temps, le nécessaire comme le superflu, comme ce M. Everard qui écrit en 1734 :
« Je vous prie de m'envoyer 1/ Une paire de draps drappés noire ou couleur chair a 3 plus ou moins; 2/ 3 quartons de laine dégraissées à 50 sols environ la livre pour tricoter; […]; 9/ je vous avais prié de m'envoyer des Actes des martyrs sinceres par Dom Ruinart, Bénédiction et le Breviaire de Cluni qui est dans ma bibliothèque [….]. »
Mais le livre est aussi un objet auquel est associé une valeur. Et bien souvent, les ouvrages mis à disposition des détenus sont abîmés ou disparaissent tout simplement. En 1872, une circulaire précise :
« Chaque livre envoyé par le ministère porte, à l'intérieur de sa couverture, le prix du volume (reliure comprise). Un bulletin placé au-dessous de cette indication est destiné à recevoir l'inscription de toutes les dégradations qui seront imputées sur le pécule des détenus. »
Les prisonniers ayant abîmé des livres sont mis à l'amende. Mais on veille néanmoins à ne pas trop pénaliser une population déjà lourdement contrainte de toutes parts – on craint également les effets d'une sévérité susceptible « d'intimider ou de décourager les lecteurs et par suite d'en diminuer le nombre ».
Lectures de prison présente également des listes de livres établis par des bibliothécaires, afin de constituer des bibliothèques idéales. Pour la maison centrale d'Arles, en 1999, un bibliothécaire propose ainsi tout un choix où Artaud côtoie Jean Genet, où Claude Simon frôle les Mémoires de prison de Graciliano Ramos.
Comment se constituent les fonds? A quels critères obéissent les classements? Quel est le mode de renouvellement des catalogues? Comment fonctionne l'emprunt? Le traitement est-il le même pour les hommes que pour les femmes? Les détenus peuvent-ils participer au fonctionnement des bibliothèques carcérales? Qu'en est-il de la fréquentation de ces bibliothèques ? Quels livres sont les plus lus? Cette dernière question est évidemment passionnante.
Si en 1755, on s'arrache peut-être la Bible ou l'Histoire de Brandebourg, en 2001, on pourra trouver dans la liste des ouvrages demandés par des détenus de la maison centrale d'Arles, les Prolégomènes à une théorie du langage de Hjemslev ou le Tropic of Cancer de Henry Miller.
Certains livres sont très prisés, comme Les Misérables de Hugo:
« [Les exemplaires] existaient il y a quelques années, nous dit l'instituteur, mais ils ont été tellement lus qu'ils sont tombés en poussière. »
Certains livres connaissent des destins contrariés. Un rapport d'activité pour le mois de février 2013 fait état d'un curieux détournement d'usage :
« Le très volumineux La Terre vue du ciel de Y. Arthus-Bertrand, dont j'avais signalé la disparition pendant l'absence de son emprunteur, n'a, en fait, pas été volé; il a fini par me revenir, mais en triste état, ayant visiblement servi à poser des casseroles chaudes (il reste cependant montrable). C'est le risque de tout prêt; il faut l'assumer. »
Bref, l'ouvrage publié par Le Lampadaire est une mine, un trésor, bénéficiant en outre d'une étonnante iconographie, mais qui, par la masse brute de sa documentation exhaustive, nécessite une lecture sagace, capable de dépasser la chasse à l'anecdote, afin de mieux percevoir l'odyssée d'un livre, entre sa demande, son achat, son classement, son éventuelle censure, sa consultation, etc. Sera-t-il disponible derrière les barreaux? On l'ignore…