ÉCRITS SUR LA MORT DE NERVAL
«Alors la rue se rétrécit. On lit en grosses lettres sur un mur en face : BAINS DE GESVRES et au dessous : BONDET (sic) entrepreneur de serrurerie. Au pied du mur sur lequel sont inscrites ces deux affiches, commence un escalier avec une rampe de fer. Escalier visqueux, étroit, sinistre, un prolongement de la rue conduit à la boutique d'un serrurier qui a pour enseigne une grosse clé peinte en jaune.(...)dans l'obscurité au fond, vous découvrez une fenêtre cintrée avec des barreaux de fer pareils à ceux qui grillent les fenêtres des prisons. Vous y êtes, c'est à ce croisillon de fer que le lacet était attaché. Un lacet blanc comme ceux dont on fait des cordons de tablier. (...) C'est là, les pieds distants de cette marche de deux pouces à peine que le vendredi 26 janvier 1855 au matin, à sept heures trois minutes, juste au moment où se lève cette aube glaciale des nuits d'hiver que l'on a trouvé le corps de Gérard encore chaud et ayant son chapeau sur la tête.(...)Les gens qui les premiers le virent, n'osèrent pas le détacher, quoique l'un d'eux fit observer qu'il n'était pas mort puisqu'il bougeait encore la main (...) On alla chercher le commissaire de police, M. Blanchet, et un médecin dont j'ignore le nom. Le corps était encore chaud. Le médecin pratiqua une saignée, le sang vint; mais Gérard ne rouvrit pas les yeux. Nous allâmes de la rue de la Vieille Lanterne à la morgue où le corps avait été déposé. De l'endroit où Gérard s'était pendu, jusqu'à la morgue, il n'y avait qu'un pas.»
A. Dumas,
Nouveaux Mémoires : Sur Gérard de Nerval, 1866.
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REGISTRE DE LA MORGUE : «Arrivée du corps à 9 heures et demie du matin de Labrunie Gérard dit Nerval, demeurant 13 rue des Bons-Enfants; vêtements et objets : un habit noir, deux chemises en calicot, deux gilets de flanelle, un pantalon en drap gris vert, des souliers vernis, des chaussettes en coton roux, des guêtres de drap gris, un col noir en soie, un chapeau noir, un mouchoir blanc. Genre de mort : suspension (...) suicide; cause inconnue (...) cadavre trouvé sur la voie publique rue de la Vieille-Lanterne (...) cet homme était connu avant son entrée à la Morgue (..) le corps a été réclamé par la Société des Gens de Lettres (...). Procès-verbal du commissariat de police de Saint-Merri : «Ce matin, à sept heures et demie (26 janvier 1855) le dénommé (...) a été trouvé pendu aux barreaux (à l'enseigne) de la boutique d'un serrurier (Boudet) rue de la Vieille Lanterne, déclaration de Laurent, sergent de ville du quatrième arrondissement; l'individu était déjà mort, transporté au poste de l'Hôtel de Ville, secouru par deux médecins, mais en vain. Il s'est pendu avec un ruban de fil, son corps était attaché aux barreaux avec le lien, aucune trace de violence sur le cadavre.»
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«« Les morts vont vite par le frais! » dit Bürger dans sa ballade de Lenore, si bien traduite par Gérard de Nerval ; mais ils ne vont pas tellement vite, les morts aimés, qu’on ne se souvienne longtemps de leur passage à l’horizon, où, sur la lune large et ronde, se dessinait fantastiquement leur fugitive silhouette noire.
Voilà bientôt douze ans que, par un triste matin de janvier, se répandit dans Paris la sinistre nouvelle. Aux premières lueurs d’une aube grise et froide, un corps avait été trouvé, rue de la Vieille-Lanterne, pendu aux barreaux d’un soupirail, devant la grille d’un égout, sur les marches d’un escalier où sautillait lugubrement un corbeau familier qui semblait croasser, comme le corbeau d’Edgar Poe : Never, oh! never more! Ce corps, c’était celui de Gérard de Nerval, notre ami d’enfance et de collège, notre collaborateur à La Presse et le compagnon fidèle de nos bons et surtout de nos mauvais jours, qu’il nous fallut, éperdu, les yeux troublés de larmes, aller reconnaître sur la dalle visqueuse dans l’arrière-chambre de la Morgue. Nous étions aussi pâles que le cadavre, et, au simple souvenir de cette entrevue funèbre, le frisson nous court encore sur la peau.
Le pic des démolisseurs a fait justice de cet endroit infâme qui appelait l’assassinat et le suicide. La rue de la Vieille-Lanterne n’existe plus que dans le dessin de Gustave Doré et la lithographie de Célestin Nanteuil, noir chef-d’œuvre qui ferait dire : « L’horrible est beau »; mais la perte douloureuse est restée dans toutes les mémoires, et nul n’a oublié ce bon Gérard, comme chacun le nommait, qui n’a causé d’autre chagrin à ses amis que celui de sa mort.»
Théophile Gautier,
« Portraits et souvenirs littéraires. Gérard de Nerval », in L’univers illustré, 1867
« La rue de la Vieille-Lanterne réveille dans toute sa douleur un souvenir poignant. — Oui, voilà bien la noire coupure entre les hautes maisons lépreuses, la grille de l’égout, sinistre comme un soupirail d’enfer, l’escalier aux marches calleuses, le barreau rouillé où pend un reste de lacet tout ce sombre poème de fétidité et d’horreur, ce théâtre préparé pour les drames du désespoir, ce coupe-gorge du vieux Paris conservé comme par fatalité au milieu des splendeurs de la civilisation, et qui, Dieu merci ! a disparu. C’est bien ainsi qu’un froid matin de janvier, piétinant la neige suie, nous la vîmes, l’abominable rue ! témoin d’une agonie solitaire. Au fond de l’étroite fissure, un pâle rayon faisait luire, sur la place du Châtelet, la Renommée d’or de la fontaine comme un vague symbole de gloire. — Seulement, détail effroyable et sinistre que M. A. de Beaulieu n’a pas connu ou qu’il a volontairement omis, sur la plate-forme de l’escalier voletait et sautillait en sa sombre livrée de croquemort un corbeau privé, dont le croassement lugubre semblait adresser au suicide un appel qui fut entendu, hélas ! Qui sait si le noir plumage de l’oiseau, son cri funèbre, le nom patibulaire de la rue, l’aspect épouvantable du lieu, ne parurent pas, à cet esprit depuis si longtemps en proie au rêve, former des concordances cabalistiques et déterminantes, et si, dans l’âpre sifflement de la bise d’hiver, il ne crut pas entendre une voix chuchoter : C’est là !... »
Théophile Gautier
in L’Artiste, 1859, à propos d’un tableau de M. de Beaulieu exposé en 1859