DÉPLACEMENTS 2
Le chemin de la gare
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
LE CHEMIN DE LA GARE
Cric, crac.
Voici ce qu’il y a ici.
De chez moi, longe le bâtiment blanc, gros et long pavillon de banlieue à quatre étages, au toit à deux pans de tuiles rouges de l’allée des coquelicots,
tourne à droite dans la rue Alfred Dequéant (le peloton nazi tire, les balles font des trous rouges un peu partout, il a 25 ans, je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand, sois heureuse, aies des enfants, quand même un boche c’est un boche dit maman et son père… des mains errantes écrivent sur les murs, des mains errantes lancent des tracts à vélo, dans les rues, des tapis d’écrits noirs, des cris rouges…),
traverse le terrain vague où les pas des voyageurs tracent un sentier de terre (les jours de pluie les pieds sont un peu boueux comme dans le bidonville tout autour, comme sur toutes les pelouses de la cité d’ailleurs où l’usage redessine les plans de l’architecte. Ça rue, ça rée, ça râle du talon et la tête fait non avec les pieds. On bat la semelle qui tire à hue et à dia. C’est un combat, je ne mets pas mes pas où l’on me dicte. Celui qui ne sait pas marcher dans la contre-allée ne mène pas son chemin à l’être de l’autre. Il est errant. Il aménage un pauvre appartement où il est seul au rendez-vous et ne ment pas quand il le faut. Albert dit : « Nous sommes en droit de dire que toute révolte qui détruit cette solidarité perd le nom de révolte et coïncide avec un consentement meurtrier. »),
à gauche prendre la rue du 11 Novembre (on passe d’une guerre à l’autre, le pied encore boueux du no mans land on remonte la tranchée, dans le trou il se tient les entrailles, il s’entortille les mains et les avant-bras autour des boyaux, un dernier râle tend les bras et tire sur le tout, dit le grand père, adieu la vie, adieu l’amour, adieu toutes les femmes, l’obus boueux souffle toutes les flammes),
marche entre d’un coté la voie ferrée et de l’autre côté les pavillons avec leurs potagers (où au printemps le facteur vend ses salades et ses radis. A la commande, il chausse ses sabots de jardinage, déterre le légume et l’enveloppe dans une feuille de France-soir. Je suis en chemisette et en short entouré d’un vol de hannetons le long de la voie ferrée. On court au soleil sur la terre),
monte la butte en terre du pont de la rue Noël Pons,
passe dessus à droite,
suis cette longue rue bordée d’un côté d’un mur en béton et de l’autre en briques ce sont les entrepôts de la SNCF,
marche longtemps dans cette rue déserte avec les paroles chiches des murs (il y a des murs taiseux),
passe sous le pont, prend à gauche la rue de Rouen,
remonte un peu le long de la caserne,
puis à droite vois la halte de La Folie. Une baraque en bois avec un poêle à mazout. Cric-crac c’est une halte au milieu de nulle part, He, gringo que fais-tu seul au milieu des cactus ! Eh, gringo, sais-tu que je dégaine plus vite que tu lances ton couteau ? Même pas vrai, regarde !
Il y a un peu moins d’un kilomètre de marche.
Pour la sortie d’ici, pour Paris, il n’y a que cette halte de La Folie.
Je t’indique le chemin car on se perd facilement dans ces lieux. C’est l’antre de l’entre, la mare du terrain vague. C’est entre histoires et images. Ce n’est ni jour, ni nuit, entre chien et loup, c’est entre deux portes, le centre et la périphérie, c’est entre vérité extérieure et mensonge intérieur, c’est là que le meilleur d’entre nous se voit dans le miroir la queue entre les jambes. C’est le royaume du dessous qui flotte à la surface comme les lentilles dans une mare. Cric-crac, dans l’arc de la mare il y a l’invisible cyclops à la moustache en avant pleine de taches, le collembole, fourmi kangourou qui n’arrête pas de sauter et les daphnies, qui redoutent de trouver leurs Chloés, se déplacent sans se faire remarquer. Cela essaie de passer entre les gouttes, suivre l’ondulation qui trouble l’eau, la vaguelette du sort, l’accident de travail de la vie. Le diptyque militant bienveillant pleure en regardant Quand passe les cigognes et danse au bal de la reprise des cartes de la cellule. Le scorpion d’eau serre la pince à tous ses voisins inlassablement amical et sournois : je patiente, je patiente, je suis avec demain… Le têtard batifole comme un enfant qu’il est, il fait des rondes en chantant : un, deux, je vais chez eux, trois, quatre, de Chartres à Montmartre, quatre, cinq, six, je prends au passage quelques millepertuis sorties de la nuit, sept, huit, leur dire une bluette, faire le pique assiette pour manger un peu beaucoup de la galette avec une énorme fourchette. Immobile, imperturbable devant la ronde, la larve de la salamandre regarde ses taches de plastique, ses pattes et dit : je traverse l’eau, je traverse le feu, et j’men fous ça repousse. Autour de la mare, un peuple de batraciens surveille son monde. Il ne gobe pas tout ce qu’on lui raconte. Il est attentif à la nouveauté qu’il peut recycler. Il croque son monde : il faut bien construire la fiction! Entre, pas de fuite, pas de retrait, seule une révolte, un combat du daphnie contre le têtard.
A la Folie je passe une frontière après c’est les vallées, la bruyère, le pont cardinal… C’est blessant ce passage. C’est l’abandon de ses traces, de ses empreintes, de ses semelles qui nous constituent. On laisse sa langue au chat sans avoir de réponse. On n’est plus qu’une moitié entrant de l’autre côté. Peut être une moitié d’homme dans ce monde nouveau.
La nuit. Aucun bruit n’agite
La terre au repos…
Nul trottoir ou chemin ne tinte du pas d’un promeneur. Nulle herbe ne frissonne du vent d’un passant. Nulle chaussée ne renvoie le bruit d’un moteur. La zone industrielle ressemble à un géant qui dort. De rares fenêtres allumées. Seuls ceux de la voie de chemin de fer, ceux qui partent au 3 x 8 chantent Les Crapauds :
Notre peau terreuse
Se gonfle et se creuse
D’une bave affreuse
Nos flancs sont lavés
Et l’enfant qui passe
Loin de nous s’efface
Et pâle, nous chasse…
Et la musette du casse-croute en travers du dos, d’entonner plus fort comme pour se réveiller :
Un canot pourri.
Dans l’eau qu’elle souille
Sa chaîne se rouille…
Avant de passer sous le pont, à gauche, il y a l’impasse du chemin de fer et un pont.
Sur le pont je déchire le manuscrit. Pas de pluie, pas de vent, un temps gris à pendre un canal, les morceaux tombent à pic, en tas sur la voie de chemin de fer. Ils ne s’éparpillent pas. Ils tombent drus comme une boîte de conserve à la poubelle.
Je suis sur le pont, au-dessus d’une voie ferrée. Des fils, des caténaires, des rails, des traverses, un monde géométrique où tout se rejoint, se fige en un point. Un point noir.
Puits, pierre, feuille, ciseaux, « la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de vivisection », hasard de la rencontre, jeu de propriété, jeu des rencontres, du hasard objectif.
Puits, pierre, feuille, ciseaux, la main cachée derrière le dos, un deux, trois, puits de mine et puits d’amour qui chaque jour absorbe les rocs fuligineux pour les recracher quelques heure plus tard, pierre du terrain vague qui jamais ne se refusa à une fronde contre le chagrin, feuille de papier de soie pour le bouquet et feuille de paye presque entièrement absorbée par le crédit à l’épicerie, ciseaux des Parques qui tranchent entre accident de parcours et accident de travail.
Puits, puis pierre, feuille ciseaux comme un langage des signes, main cachée derrière le dos, undeuxtrois, les mains entrent en scène :
-- La feuille couvre le puits, je t’ai eu, 5 à 7 pour moi
-- Tu vas voir !
Main cachée derrière le dos, un-deux-trois, pouce et index en rond, examen microscopique du sol, main tendue, paume vers le bas, comme pour dire doucement, doucement, poing qui ne demande qu’à se dresser pour guetter l’avenir.
-- Je recouvre ta pierre et ton puits !
Feuille énervée qui présente son squelette comme une toile d’araignée. Théâtre de doigts, théâtre nu comme celui de Jean Vilar où cour et jardin sont un courant d’air et pourtant se succèdent les affrontements, les rebondissements du score avec des comédiens qui ont un sacré doigté.
J’ai dix ans.
1) Je reviens au quartier
De velours et de porcelaine
Pourtant bâtit de loques
C’est mon premier domicile
Le désespoir dans ses grandes lignes
Premièrement
Il y a une foule de distractions en société
Ça tient de diverses choses
Je demande pour mes quatorze ans
Une vie comme une dent
Sans garde-fou sans ceinture
En forme d’arête
Au-dessus des joies comme des affres
Chérie viens près de moi
Petite fille de ma rue
Les sirènes miaulent et se taisent
Pères
Vous n’êtes pas venus pour rire ni pleurer
Rien jamais n’acquiert l’homme
Faites moi rire bouffons
Leurs yeux ont tous un ciel de larmes
Et le roman s’achève de lui-même
Le pont est sur le chemin de la gare, en retrait dans une ruelle à gauche, avant un autre pont, avant la gare.
Sur un pont, on se demande toujours :
Qu’est-ce que c’est ce moi? Ai-je des ailes ? Comment se comporte le bateau dans la tempête ? L’abat-jour s’allume-t-il ? L’ampoule est-elle encore bonne malgré la longue durée promise ?
Qui suis-je ? Sans doute un étrange pays divisé en multiples contrées. Une particule qui vagabonde dans un pays de cendres ? Un point noir que j’aperçois là-bas cerné de toutes part d’envies muettes.
Questions sans sens. C’est par là ou c’est par là ?
Seul le solitaire isolé en lui-même répond du fond, il ne veut plus de ces hier de souffrance, de cette souffrance qui vient frapper au cœur même de la joie. Plus de jour de l’an, plus d’an, plus de cabestan qui soulève l’ancre des ans d’avant, seulement un lest douloureux vers les fonds marins.
Quel est ce temps, moment de demain?
Moi, seul sur le pont, invoquant les étoiles. Le vent impétueux qui souffle dans le drap, le vent impétueux qui souffle à ras s’engouffre dans le maillot. Je crie, je tombe, je suis au sein des flots.
Tout vient comme un éternel présent, sauf la ride creusée comme un caniveau dans lequel s’écoule la larme. Les images d’hier se couchent sur la photo d’aujourd’hui. Par transparence on voit le cliché de demain. Temps plié, le présent n’exprime-t-il pas le passé : Il y a à peu près une heure je sors de chez moi, le futur : demain j’arrête… ou un mot de plus et je pars ? Il est une vérité générale qui se répète, un travail du jour. Hier, demain, ici et maintenant obstinément face à ton nez. Temps plié de rires. Temps replié sur lui-même.
Je m’assieds dans le terrain vague, à l’écart du passage, dans les hautes herbes, au milieu des boutons d’or. Nous faisons une ronde, un de nous tourne autour de nous, c’est le jeu du béret. Il tient, selon les fois, une croix, un foulard roulé en croissant ou une étoile. Je regarde devant moi. Il tourne, parfois retourne, plaisir sadique de l’attente, de la tension qui virevolte dans les cœurs. Mes oreilles guettent le vent, le temps et le froissement. Je surveille mes arrières. Mon dos est en alerte, mon dos est gros comme un hérisson. Des centaines d’aiguilles prêtes, des centaines d’aiguilles contre les arriérés. Ça y est, c’est moi. Je me lève, j’attrape l’objet et je cours et je tourne. Plus vite que j’attrape ce lâche, ce traître qui me laisse ce culte derrière moi. Je cours, tourne et retourne les pages du ciel. Trop tard, il s’assoit. J’abandonne discrètement l’objet dans un coin et retrouve une place. Du fond du salon devenu salle de repassage vient une chanson : il pleut sur les ardoises, il pleut sur la basse-cour, il pleut sur les framboises…C’est l’heure nunuche, je quitte le terrain vague, je me cache sous la table, le chat me griffe un peu, ce tigre est indomptable et joue avec le feu…
Le coiffeur me coupe les cheveux. Il plaque l’épi qui se redresse. Il le coupe, c’est sa seule solution et me vante le journal « La Lumière » de Jehova. S’cusez, chez moi c’est plutôt l’Eveil communiste!
Sur le chemin de l’école Adeline Zoursdru, amie de la lumière de « La lumière» me vend la bible cinq francs et me prédit pour la troisième fois la fin du monde.
Ahmed Zarbi me raconte l’histoire du foulard. Le prophète dit : c’est le voile ou le viol, tu choisis.
J’envie le stylo quatre couleurs des premiers communiants.
Les enfants acceptent tout, pêle-mêle : la vie, la mort, les squares et les trains électriques. Les larmes dans les gares, Guignol et les coups de trique.
Gaulois, je me méfie du ciel, ce qui est en l’air finit toujours par terre avec une belle couronne mortuaire.
J’ai quarante ans.
2) Pères
Aux jolis yeux cérulés
Ils connaissent bien la mer
(elle a des yeux comme des balais)
Les amants et un désir
De la chaleur et du sang
Jusqu’à cette heure
Un frisson et tout redevient lisse
Combien hauts, combien purs sont tes bords
Fol espoir
Je ne te suis pas
Jamais s’il est mort
…
Deuxièmement
La langue étrangère et le jeu
Arbres dans les vallées à l’automne
En forme de savate molle
Agréments naturels éléments de musique
Ne plus aimer que la douceur et l’immobilité
Sous le coup de l’inspiration
Vivre ainsi
Qui se mire grandit
Et ceux-là sans savoir nous regardent
Pères
Au conseil des visages
Votre second ministre un idiot, votre troisième ministre un crétin
Je trouve cela beaucoup plus juste
La vie c’est plein d’intérêt
Et puis ça se gâte soudain
Le ciel s’étoile d’avions, d’obus, de croix, de fusées
Semelle inusable pour qui n’avance pas
Je préfère je tente
Le charme du matin
Saute au ciel et y fait un trou laiteux comme un biberon
Voilà ce que j’écris comme commencement.
C’est le pont de mon enfance. Celui sur lequel je grimpe et que je traverse à l’extérieur, dans le vide. C’est le jeu du jeudi.
C’est un pont sur le chemin de la gare dans une zone industrielle semée de quelques pavillons. De part et d’autre de la rue, un long mur de béton, ce sont les entrepôts de la SNCF et la voie du Paris-Rouen, un train qui ne va pas jusqu’à la mer. Et puis brusquement dans le désert de béton, une pelouse, un bouleau au pied d’une maison.
Je suis seul sur le pont. Toujours seul. Jamais un passant. Sert-il à quelque chose ce pont auquel on accède par quatre marches ? Je ne vais jamais au-delà des quatre marches qui servent à le descendre à l’autre bout. Peut être rencontre-t-il des ouvriers très tôt le matin quand sonne la diane dans la cour de la casernes proche ou très tard le soir au retour du travail ?
Sur une bordure cimentée d’une dizaine de centimètres, les mains accrochées à la rambarde métallique, je traverse, je défie. Je défie quoi ? Suis-je Zarathoustra au-dessus de la fée électrique et de l’écrasant chemin de fer ? C’est la solitaire et tranquille épreuve du jeudi comme s’il n’y a pas autre chose à faire.
Le manuscrit ce sont les poèmes de mon enfance, écrits avec mon dictionnaire de rimes en imitant Baudelaire. Puis plus tard, en vrac, Aragon, Breton, Michaux, Prévert, Vian,…
Des bouts d’elle, des azurs déchirés, des tas de sable, des étraves de navire, des mers assoiffées, des compagnons, des bouffons s’en vont.
Elle,
est bleue, marine ou ciel, d’un mouvement des cheveux aux doigts, assise, la première jambe repliée sur elle, la seconde à l’équerre sur le sol. L’angle du genou plein du pied de la première jambe. Le buste légèrement en arrière, un bras pend tandis que l’autre monte contourner sa tête.
Elle de face,
a peut-être les yeux noirs et son corps se meut de la courbe à la droite. Changement de styles dont l’histoire m’est étrangère. Dans l’angle formé par le bras levé et la poitrine se montre l’aisselle, jusqu’alors voilée par ce même bras baissé. Poils noirs broussailleux, odorant de la chaleur. Au sommet commence la courbe du sein bleu aréolé de carmin, cercles concentriques au territoire veiné de blanc, demi-sphère au front du repos.
Elle et son corps,
simple avec ses cheveux noirs jais, aux reflets variant des racines aux pointes, qui s’éparpillent dans la mouvance, s’étalent, battent comme des ailes à l’envol. Ils se nouent, se tressent et forment un écheveau qui oscille devant ses lèvres. Les mains viennent parfois s’y poser. Doigts fins, presque osseux, aux articulations saillantes, doigts disjoints qui laissent des ouvertures. Rien n’est totalement caché et laisse place à l’imagination, au rêve ou au fantasme. La bouche porte alors les doigts, gonflée de sang, annonce le dit, le délit et son cortège de faire.
Elles
Béatrice, Béa, qui apporte le bonheur, je le vois sur ton visage que j’ai en mémoire. Le prénom, le nom et le visage. Seulement le prénom, le nom et le visage. Pour le reste, rien. Où, quand, comment, pourquoi ? Pas un mot, pas une voix. Où sont tes pas ? Dans la rue, l’avenue, une cave ou le terrain vague? Faille de la mémoire : une connue parfaitement inconnue. J’entre dans un monde où tout est flou, incertain. Une personne vide de vie, est-ce possible ? Comme si on ne sait plus pourquoi Mélusine devient serpent en dessous du nombril chaque samedi. Béa, tu te plies et te replies et encore te replies dans ta chambre chaque jour, chaque minute où je vois ton prénom. De toi je n’ai que la mue.
Lucie à la jolie géographie, dessine-moi un fleuve, ses affluents et ses tourments, condamnée à être proie pour sa beauté venue du Mékong. Attachée nue à sa beauté, se débat dans ses liens, hurle sa douleur sur le quai de Seine désert, extérieur-intérieur, prête à être déchirée par les bêtes sauvages comme Méridienne claquant la porte à Vénus, hurle que tout cela n’est qu’apparence, illusion, livrée aux beaux discours prétendants dans un violent marivaudage, murmure à bout de force : « la conclusion t’avertit que tout est fiction de poésie », hurle, crie, oscille au bout de ses liens, attend et attend en hurlant son Persée.
Maria venue de Bratislava, la future chanteuse d’opéra pour vivre dans un autre monde, un monde de mythes, de légendes et de contes enchantés, vit dans le terrain vague entre ses cours de chant, c’est la fille de la mare, elle plie les herbes folles , les tresse en couronnes, bracelets et pendentifs, parle aux pâquerettes, aux coquelicots et aux boutons d’or, on va voir si tu fais pipi au lit, les mange et enterre les insectes morts déclarant que seul ce qui est mort est intéressant, que seul le passé est vivant, que demain est une dégradation d’hier, que la magie c’est avant aujourd’hui.
Maryse venue de champagne, qui sait qu’elle va devenir aveugle néanmoins garde sa foi, son rire contre la ride, mais tend déjà le bras devant elle, tâtonne l’air, tend déjà l’oreille aux sons de la ville pour y trouver son chemin musical, la messe pour un temps présent.
Mike de là-bas, loin dans les terres de Gé, qui ne peut résister au désir de l’autre, regards, mots bas, sidération, qui a vingt ans a deux enfants qu’elle élève seule afin qu’ils soient plus siens et qui chaque nuit attend le troisième pour repeupler.
Patricia venue de Paris, la première, celle qui apparaît toute vêtue de sa blouse à la sonnerie de la récréation de maternelle et nous jetons nos manteaux par terre pour délimiter un Eden de quelques minutes et les bêtes sauvages de se taire et les arbres formés par les bras des élèves de bruisser de baisers vermeils.
Sylvie venue d’ailleurs, sablier des ans, aux racines qui s’éventaillent dans le sol, qui s’accrochent à sa terre, enserrent les pierres hic et nunc et aux feuilles qui bruissent d’histoires, de cancans, forcément à rester planté là, mais qui au soir se rassemble en forêt pour une veillée qui chuchote toute la nuit les contes et les légendes et rugit, frondeuse, aussi.
J’écris, je ralentis ma vie. Elle passe à une image seconde. Je feuillette l’album de famille loin de l’image subliminale. C’est l’immeuble que l’on désosse et qui garde les marques sur du papier peint d’un temps habité.
Sur le pont, ou plutôt à côté, avant les marches, souvent je récite en fumant une Kool menthol.
Mon pied ne glisse pas, ma main ne ripe pas malgré la grosseur de la rambarde. C’est impossible. D’habitude j’ai le vertige, mais là aucunement. Je traverse sans peur, routinièrement, presque tristement.
J’ai soixante ans.
3) Par-dessus cette paix
Qui dégage mes origines
Le chemin de l’éternel regret
Qui ne voit jamais ce que moi je vois
A cause de ce peu qui manque, que jamais tu n’apportes
Mais c’est notre amour à tous deux
Qui répond à tous les noms du monde
Tous les bateaux tous les oiseaux
Seuls les plateaux de la balance
Reviennent de moi-même
Une corvée de jours en moins
J’ai de la veine
Mouillé par le sang
Et la gomme des nuits
Je ne suis jamais content
Troisièmement
Des gens à qui les coups ne font rien
Une rose et un cœur poignardé
Qui se roulent
Défendus par leurs jardiniers
C’est vous mes hommes c’est vous
Comme vous m’êtes familiers
Sire vous êtes le roi des cons
Sur lequel nous revenons
Et regarde-moi en face
Quand je t’écartèle
Il le faut arrache la vie
Tigresse comme une étoile filante
Une fois de plus ton nom tout de travers
Merde je ne veux pas de vies
Ah comme j’ai mal je vieillis
Je regrette mes dix sous
Les coquelicots fanent le long de la voie ferrée. Il n’en reste presque plus. D’année en année le pavot fuit le ballast.
Sur le chemin de la gare il y a des NON, FLN, FNL, Libérez Régis, en lettres blanches, Défense d’afficher loi 29 juillet 1881…en lettres noires et blanches. La nuit des mains errantes écrivent non est mon nom.
Non, il faut le crier pour que le silence ne vous tue pas.
Non, il faut le hurler au nez des boutonnières rouges.
Non, il faut le répéter devant le désordre de l’ordre, le chaos du chantier.
En bleu marine les CRS patrouillent, la mitraillette noire en bandoulière pointée sur le passant. Ils patrouillent près de l’épicerie La Maison Bleue où les petits vieux de la maison départementale, en bleu marine eux aussi, flottent, tanguent, se houent comme ils peuvent, achètent le journal, le Préfontaine ou le Vin des Rochers.
Le journal c’est le dehors qui rentre un peu dedans, un parfum de vie civile qui, dedans, passe de main en main, se vend plus cher à chaque passage. Le vin rouge c’est pour le dehors. Il donne un peu de couleur à la meulière anthracite qui écorche le visage quand on est noir. Ça arrondit les angles du jour si gris. Une mer de rouge pour que houlent les bâtiments, qu’ils chaloupent un instant en une rieuse valse musette dans les fumées de la papeterie de la Seine.
Encore les CRS près du marchand de couleurs. J’ai le nez à ras du canon. Un puits de gégène et de corvées de bois. Il n’y a pas de soleil et j’ai la sueur au front. Le puits du canon, les yeux dans les yeux, au fond du trou noir trois lettres blanches : FNL : je n’ai pas encore les voyelles mais j’ai les couleurs.
Et encore les CRS chez le pâtissier du bidonville où j’achète mes zlabia dégoulinant de miel. Y a rabi, zelabia, zelabia, zelabia. Il choit, Ils choient dans la Seine un dix sept septembre. Sous le pont Mirabeau coule la scène, des centaines de corps, des morts d’amour.
Tout s’efface, surtout les lettres blanches. Ils n’entendent plus les murs sous leurs casques. Ils ne voient pas le Défense d’afficher le nez braqué sur le smartphone.
Maintes fois je viens sur ce pont. Cette fois je sens que ma vie le traverse encore une fois, mais que je suis en train de descendre les marches. J’arrive sur l’autre rive. Elle m’emporte, elle m’abandonne loin d’ici, elle m’enterre.
Et encore les bergers allemands qui déchirent les matelas, les armoires, le soir quand le bidonville est fermé. Il y a la paix du 11 novembre, il y a la paix du 8 mai, il y a la paix du 18 mars et c’est toujours la guerre. Chaque mois apporte sa guerre, chaque semaine amène ses morts, chaque heure sa destruction d’humanité, efface les traces de la mémoire : pas de paix sur ce pont.
Je déchire mes rêves et ils font flop. J’espère une pluie de confettis qui couvre le ballast, que mes mots s’éparpillent, que ces rêves voyagent sur le rail, aillent au moins jusqu’à Rouen à défaut de rencontrer la mer, que ce soit un lâcher de ballons emportés par le vent au bout du monde, mais juste un tas. Je vous dis une boîte de conserve que l’on jette à la poubelle.
La bouteille jetée à la mer ne suit pas le courant, elle coule bêtement au fond sur la tête d’une vive et noie le SOS.
C’est fou tout ce que l’on fait et qui ne sert qu’à la minute qui suit. Ce que l’on fait au jour le jour et qui ne sert à rien, qui s’accumule dans les tiroirs et finit un jour ou l’autre à la poubelle. Mais je perds le fil de l’histoire.
Il faut fermer les années mortes au nez des portes.
Doucement, doucement,
S’en va le jour
Doucement, doucement,
A pas de velours.
Et la reinette dit
Sa chanson de nuit…
Cric, crac, tu danses sur la balance, tu t’envoles du pot de colle, direction Paris St Lazare.
Michel Lansade
Le Lampadaire 2016