LES LARMES DE MARGUERITE
Le pastiche est une lecture.
À la fin de L'Amant, il y a ça : les larmes de la jeune fille. Et cette mention finale, « Neauphle-le-Château – Paris février-mai 1984 ». Ces larmes-là qui se déversent, larmes du départ, de l'amour jusque là défendu et enfin délivré, amour interdit pour le Chinois, scandaleux, étaient rendues impossibles par des règles tacites et intériorisées. Ces larmes, comment ne pas les lier à la solitude de Neauphle ? Marguerite à Neauphle, dans la grande maison de Neauphle, avec ses encres noires introuvables, avec la solitude qu'elle dit qu'elle s'est fabriquée à Neauphle, sa solitude à elle, à Duras, solitude et whisky. Avec les nuits qu'il faut affronter et le noir. Dans cette maison-là qu'on imagine immense, espace où l'on se perd, qui occupe presque tout dans Écrire, où Duras a trouvé les larmes de la jeune fille.
À la fin de L'Amant, les larmes ne viennent pas tout de suite. Le récit fait attendre. Le récit annonce les larmes puis les retire au lecteur. Elles sont inévitables pourtant, ces larmes contenues depuis la première ligne, ces larmes qui se sont glissées entre les mots et dont le texte s'est fait le gardien. Dans la maison de Neauphle, avec toute la force qu'elle doit déployer pour affronter l'écriture, Marguerite a pris le temps de les amener au lecteur.
Ce qu'elle dit d'abord, c'est l'amant qui sait le départ et qui ne peut plus faire l'amour. Il y a d'un côté le corps de l'amant qui le lâche, et il y a le désir insatiable de la jeune fille. Lui qui ne peut plus car elle part, elle qui le veut car elle part, et ce cadeau de l'homme qui la caresse pour la satisfaire. Comme depuis le début, les choses arrivent et se montrent par le corps, rien n'étant dicible, et rien ne pouvant être ressenti. Pas le droit. C'est hors sentiments et hors langage. Seul le corps peut dire ou ne pas dire, donner ou refuser. Le corps lie les amants quand tout les sépare et le corps les tient ensemble quand tout le reste est éloignement. Sauf à la fin, sauf avant les larmes. A la fin, le corps aussi ne peut plus. Il se met du côté du silence, il se met de côté. Impossibilité du corps, l'amant chinois ne peut plus ; besoin du corps, elle veut le corps de son amant chinois. Le départ se fait là d'abord. L'amant n'est déjà presque plus un amant. Voilà ce que Marguerite, Duras, a retrouvé en elle dans la solitude de Neauphle, encres rares et whisky, et au fond de ses nuits. Le Chinois l'a tellement prise, maintes fois. Il ne pleure même pas de ne pas y arriver. Les larmes du Chinois, ses larmes à lui, ont déjà eu lieu, au début, à la première rencontre des corps, quand la jeune fille avait dit qu'elle préférait qu'il ne l'aime pas, quand elle lui avait demandé de faire avec elle comme avec les autres femmes. Il faut relire ça, les vêtements arrachés, le désir fou qui commence, et au début comme à la fin, lui qui ne peut pas. Il faut comprendre que les larmes, c'est quelque chose qui est à lui au début. Elle ne pleure pas, la jeune fille. Elle affronte et ne pleure pas. Elle lui laisse les larmes et réclame le corps, inversant les rôles. Elle a toujours demandé le corps, au début et à la fin. Elle l'a toujours voulu comme en remplacement de l'amour, ou parce que ça lui suffisait, parce que paradoxalement seul le corps était acceptable. On ne sait pas quelle est l'interprétation qui est juste, ou si elles sont toutes justes, elle ne dit pas Marguerite. A part peut-être dans les larmes finales qui disent l'arrachement. Au début le bac puis ses larmes à lui quand il faut la prendre, à la fin le bateau et ses larmes à elle quand elle comprend qu'il ne la prendra plus.
Et pour Marguerite à Neauphle, ça c'est passé comment ? Ces larmes, comment lui sont-elles venues ? Revenues ?
Duras a écrit quelque chose sur le piano de Neauphle. Dans Écrire, Duras parle des objets dans la maison de Neauphle, du radiateur puis du piano. C'est un curieux glissement qui se fait, du radiateur inoffensif au piano qui contient toute la violence, du radiateur à la brutalité du piano. Duras dit qu'elle joue peu, elle répète le verbe « jouer », quatre fois elle le répète, comme elle sait le faire, avec cette écriture qui tourne sans cesse sur elle-même, avec cette écriture de la reprise. Mais elle répète pour nier. Dans Écrire comme dans L'Amant, il y a quelque chose qui se dit et qui se nie concernant le piano. Ça se fait et ça se défait, la musique fait et défait, c'est très dur. C'est dit avec une grande dureté, dans la répétition, comme une valse. Dans Ecrire, Duras dit et répète qu'elle ne joue pas. Ou peu. Elle dit que le piano, dans sa solitude de Neauphle, c'est comme quelque chose d'impossible, quelque chose d'insupportable, parce que, dans la solitude et le silence de Neauphle, ça paraît faire surgir un sens tout à coup. Le piano enferme les larmes, la musique les fait couler.
A la fin de L'Amant, quand les larmes enfermées de la jeune fille se mettent à couler, il y a aussi la musique qui fait sens, la musique impossible et le piano. La traversée a commencé il y a longtemps. Le départ, la rupture avec l'amant chinois, l'image de la voiture noire sur le quai avec sa silhouette affaissée dedans, toutes ces douleurs qui ont fait couler des larmes intérieures, invisibles par la mère et le petit frère, sont loin. Il faut rappeler ça. Sur le bateau au départ, quand elle voit le quai s'éloigner et disparaître, l'automobile noire du chinois s'éloigner et disparaître, et la terre s'éloigner et disparaître, tout ça étant interchangeable, la jeune fille ne pleure pas. Les larmes sont là, oui, au-dedans d'elle, mais elles ne viennent pas. Les larmes ne peuvent pas se montrer, elles ne se montrent pas, la présence de la mère et du petit frère les interdisent. C'est la musique qui fait couler les larmes, c'est la valse de Chopin, bien plus tard sur le bateau, au milieu de la traversée, c'est Chopin que la jeune fille s'était exercée, en vain, à jouer.
Dans Écrire, dans la grande maison de Neauphle, 1984, avec le radiateur et le piano qui se tait, Marguerite Duras écrit la fin de L'Amant : « elle avait pleuré parce qu'elle avait pensé à cet homme de Cholen et elle n'avait pas été sûre tout à coup de ne pas l'avoir aimé d'un amour qu'elle n'avait pas vu parce qu'il s'était perdu dans l'histoire comme l'eau dans le sable et qu'elle le retrouvait seulement maintenant à cet instant de la musique jetée à travers la mer. »
Agnès Jauffrès,
Les larmes de Marguerite, 2014,
écrit pour le Lampadaire