PORTRAITS DE FAMILLE 1
Kolia a perdu
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
KOLIA A PERDU
J’entends tout. Ils ont bien fait de me mettre là. J’entends tout, le cliquetis des couverts dans les assiettes, les verres qui tintinnabulent, les bouchons de champagne (je n’entends pas le bruit des bulles qui pétillent, ou alors peut-être en fermant les yeux... si, si si, je l’entends), j’entends la rumeur de leurs voix, le chant des grenouilles (le soir en août les reinettes sont folles), le rire des femmes, j’entends même leurs robes, ce léger froufrou d’étoffe, ce glissement délicat qui frôle leurs jambes hâlées...
Je me souviens de Sonia, sa voix grave et douce, elle pivotait sur ses petits talons, elle regardait sa silhouette dans le miroir en pied de la chambre, de profil, une main à plat sur son ventre, elle réajustait les pans de son corsage au dessus de la ceinture de sa jupe, et puis de dos, le visage tordu par-dessus l’épaule pour vérifier... pour vérifier quoi ? Que ses fesses étaient toujours là, mais pas trop là, mais tout de même toujours offertes à la caresse, toujours tendues vers ma main, rondes comme des pêches, douces... Sa voix grave : Kolia, viens voir, viens voir mon amour... Tu aimes, tu es sûr ? C’est joli comme ça ? Avec ces chaussures-là c’est mieux, tu ne trouves pas ?... Sa voix douce, tu m’aideras à marcher ? Je trébuche tout le temps, je ne sais pas marcher avec ça... Qui te demande de marcher, belle étoile ?... Je me souviens de Sonia et de son rire qui me réjouissait le cœur, me réchauffait l’âme et le ventre.
Toutes ces femmes, elles ont dû se préparer dans la torpeur ouatée et doucement parfumée de leurs salles de bain, j’aimerais tant les voir encore une fois, j’aimais tant les voir, les regarder, boire leurs visages, me nourrir de tous leurs gestes, contempler la ligne courbe de leur cou...
J’entends tout. Le gravier crisse toujours sous les pas et puis un peu plus encore sous les pneus des voitures. Enfant, j’adorais imaginer les invités de mes parents. J’entends le ronflement du moteur, la voiture vient de passer le portail, ils remontent l’allée, la voiture s’approche, ils descendent, j’imagine leurs toilettes, les portes qui claquent, ma mère accourt, les fleurs sont si belles, des pivoines, mes fleurs préférées, joufflues, éclatantes, et puis la voix de mon père, rugueuse et chaude, je sais qu’il porte un costume sombre, avec de toutes petites rayures, même en été, son visage maigre et dur, altier, les années passent, il est toujours aussi svelte, droit et raide comme la justice, ses traits se creusent, sa peau brune et ses yeux noirs, il marche avec une élégance qui m’effraie un peu, ma mère rit, tape des mains comme une enfant, les fleurs sont si belles, des pivoines, mes fleurs préférées, joufflues, éclatantes... Regarde, regarde comme c’est bien dans ce grand vase... Jeanne vous voulez bien les disposer dans le salon rose ? Je suis tellement contente que vous soyez là, et puis leurs voix s’éloignent, l’apéritif a toujours lieu sur la terrasse, de ma chambre je ne les entends plus, je lutte contre le sommeil, je voudrais entendre encore la rumeur de leurs voix entremêlées, leurs rires... Mais ce soir je suis puni, mon père a décidé que non Nikolaï ! ça suffit, trop de bêtises aujourd’hui, tu montes te coucher. Immédiatement.
Je ne pourrai pas descendre les saluer, je ne pourrai pas embrasser en pyjama les joues comme des pétales de rose des amies de maman, respirer leur parfum, fermer les yeux en déposant un petit baiser, les garder bien ouverts quand leurs doigts passent dans mes cheveux bouclés, la fraîcheur de leurs bagues, adorable petit diable va vite te coucher, Irina surtout, je reviens toujours lui dire bonne nuit une deuxième fois, elle rit, Encore bonne nuit ! Jolie crapule... Sa peau est dorée, elle sent la cannelle, je l’embrasse et j’ai l’impression de manger des petits sablés épicés, elle effleure de sa bouche le coin de mes yeux, et puis gomme avec son pouce les petits oiseaux de rouge à lèvres qui s’étaient posés là.
J’entends tout. Ils ont bien fait de me mettre là. Ils m’ont dit, comme ça tu seras un peu de la fête Kolia, tu veux ? Je passerai te voir pour être sûr que tu ne manques de rien, et puis, tu me diras s’il y a trop de bruit, alors tu iras dans la chambre jaune, d’accord ? Je viendrai t’aider... C’est la première fois de ma vie que je ne brûle pas de descendre les rejoindre pour me mêler à eux, pour me sentir vivant à leurs côtés. Même fatigué, je ne résistais jamais au bonheur de plonger dans cette ivresse.
Ce soir, j’ai hésité longuement, derrière la porte, je les entendais tous, il y avait beaucoup de voix inconnues, la soirée est organisée par Simon, une première. Simon qui déteste le monde, les réunions, les mondanités, comme mon père, Simon qui pourtant une cigarette et un verre à la main dégage la même sensualité discrète, tenue, irrésistible, Simon ce soir organise une petite soirée à la maison, viens Kolia, ça te changera les idées, la voix de ma mère au téléphone, excitée et joyeuse comme une petite fille, c’est-à-dire comme toujours, il y aura Antoine et puis Jean, ils n’ont pas changé tu sais ? C’est drôle, je les ai vus hier, ils sont passés me dire bonjour, j’ai cru revenir des années en arrière ! Ohlala ! Il ne manquait que toi, Kolia, viens mon chéri, et puis tu feras très plaisir à ton frère... Je suis venu, le traitement vient de commencer, je suis écœuré, tellement fatigué, une fatigue que je ne connaissais pas, une fatigue qui me laisse comme un cadavre gris sur mon lit, échoué, gisant. La petite Sarah m’a emmené, en voiture. Sa voix claire au téléphone, Nicolas je passe te prendre demain, oui, Papa m’a dit que tu viendrais pour la fête, alors il veut que je t’emmène, le train c’est trop long, tu vas être épuisé. Je suis assis à côté d’elle, elle conduit très bien, j’ai toujours aimé être conduit par de jolies femmes, elle sourit tendrement sans quitter des yeux la route, elle sourit aux petites phrases si prévisibles de son vieil oncle Kolia... Je me sens un peu pitoyable et en même temps rassuré d’être auprès d’elle. Son parfum sent la confiture de poire, il envahit la voiture et me berce. Je suis bien. Elle a les cheveux longs d’un blond très pâle, comme ceux de son père, elle a le timbre de la voix d’Ariel aussi, mais le rythme est celui de Paule, sa mère, une voix lente et douce, et si ferme. Sarah parle peu, et sourit. Comme tu leur ressembles... On est là, tous les deux et je n’ai plus la force de te faire rire, comme quand tu étais une petite fille, une petite cousine qui vénérait ma Juliette et ma Judith... Juliette et Judith que j’ai perdues.
J’ai dormi quelques heures dans la chambre bleue, c’est la musique de leurs voix entremêlées qui m’a réveillé. J’ai écouté distraitement la rumeur et puis à travers les volets fermés à l’espagnolette (j’adore cette expression, j’ai l’impression que mes fenêtres sont protégées par une petite gardienne andalouse, toute ronde, toute de noir vêtue, avec un foulard noué autour des cheveux, un ange brun qui me protège dans la pénombre), à travers les volets je les ai vus. L’envie de les rejoindre, de me mêler à eux a été plus forte, plus forte que cette odeur de mort que je garde sans cesse au fond de la gorge, plus forte que ces vertiges qui me saisissent en bas du ventre et remontent à une vitesse vertigineuse jusqu’au sommet de mon crâne, plus forte que tout. Je suis derrière la porte du vestibule. J’entends tout. J’hésite un peu. Pour la première fois, j’ai peur de leurs regards. Je ne suis plus aussi beau je le sais, j’ai le teint verdâtre, mais pas du tout Kolia, tu es bronzé, tu es magnifique mon petit garçon ! Ma mère qui me rassure comme si j’avais treize ans, envie et peur d’aller à une surprise party parce que la grippe est passée par là, je suçote des pastilles vichy, j’aurais honte si mon haleine sentait les médicaments, la maladie. J’entends tout. J’ai un peu peur, je respire un grand coup, je réajuste mes cheveux (un tic ridicule, il m’en reste si peu, je ne peux pas m’en empêcher, j’en ai eu tellement, et si longs et si bouclés), et puis j’ouvre la porte et c’est comme plonger dans l’eau tiède et salée d’une après midi d’août, sur la plage de Trousse-Chemise quand la marée descend, j’y suis, je nage en terrain conquis, tout est si simple au milieu d’eux, je les fais toujours rire, je leur plais toujours, ça marche, ça marche le charme opère, je suis toujours moi, ça va, ça va mieux.
Mais aujourd’hui, non. Aujourd’hui, je préfère me contenter de les entendre. De l’autre côté de la porte de ma chambre. J’entends les rires des infirmières, leurs pas dans les couloirs. La voix grave du médecin de garde se mêle au bruit des chariots. Il raconte des blagues qui font rire les infirmières. Il a du succès. Je n’en aurai plus. J’ai vieilli. La maladie a gagné du terrain comme ils disent. Elle a pris beaucoup de place. Elle a pris toute la place. Je suis allongé dans mon lit, les draps sont doux, en coton blanc, souple, l’oreiller à côté de moi offre un profil beaucoup trop parfaitement rebondi, aucun visage ne s’y pose, aucun visage ne viendra plus s’y poser.
Avant, autrefois, il y a des années, dans une autre vie ? avant, j’ai tant aimé regarder l’oreiller où dormaient encore quelques unes de ses mèches, longtemps après qu’elle se soit levée. J’ouvrais un œil, je regardais l’oreiller vide mais rempli d’elle, de son odeur de son parfum, des cheveux noirs ondulés, une barrette abandonnée par mégarde, une petite trace noire laissée par ses cils –comme sur mes chemises, ces toutes petites marques, comme des empreintes de pas d’oiseaux miniatures qui racontaient qu’elle s’était reposée sur mon épaule, que ses yeux avaient pleuré peut-être tout contre moi, Sonia je t’aimais follement, mais si mal.
J’enfouis ma tête dans cet oreiller pour étouffer toute envie de pleurer, la fraîcheur du tissu rassure mon sanglot, je ne suis plus un enfant, juste un vieux petit garçon qui a peur de mourir.
Françoise Sliwka
Dimanche matin peut-être
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