AUTEURS-PERSONNAGES
Pascal et le vide
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
PASCAL ET LE VIDE

Elle prit son Bailly, son bon vieux gros dictionnaire de grec qu’elle gardait précieusement depuis sa classe de quatrième, elle lui enleva le tissu à rayures blanches et grises qui le recouvrait, et qui l’avait protégé jusque là. Elle essaya de le restaurer. Elle n’y parvint pas, trop gros, trop abîmé, pas assez maniable. Elle essaya avec le Gaffiot, même résultat. Elle abandonna les dictionnaires en tas dans un coin de la boutique. Et elle se dit : « J’arrête ». Mais, en fouillant les brocantes et les vieux greniers, elle trouva tout un stock de livres de Pascal. Elle ressentit comme une familiarité à ce nom, un petit chant qui lui appartenait : « Tu as mis ton Pascal, Pascaline ? Tu as pris ton Pascal, Pascaline ? » Et elle se dit : « D’accord, j’accepte, je mettrai de la percaline sur Pascal et je gagnerai mon nom. » Et elle relia du Pascal. Elle relia les Pensées, l’édition de Port Royal de 1670 et de 1678 avec les annotations du neveu Étienne Perier (il portait le prénom du père de Pascal et le nom d’un étranger), qui avait pour titre Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, qui ont été trouvées après sa mort parmi ses papiers. Elle relia l’édition de Faugère de 1844, celle de Guthlin de 1896. Elle regroupa toutes les préfaces des éditions critiques, toutes les argumentations pour défendre tel ou tel classement des pensées, sans prendre parti, sans les lire. Elle en fit un recueil spécial qu’elle relia. Elle relia avec un soin particulier la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, tout en se demandant quelle serait la reliure la plus appropriée à ce beau titre ; il avait été très malade, Pascal. Tout le temps, ou presque. Il a souffert. Elle aurait voulu trouver des textes où il aurait décrit sa maladie, celui-là elle l’aurait lu. Mais silence. Elle n’a rien trouvé, juste la prière, juste la question essentielle : qu’en faire ? La seule description de la maladie, c’est le rapport officiel qui l’a donnée, le rapport d’autopsie : cerveau durci, estomac et foie flétris, intestins gangrénés. Quel spectacle ! Comme s’il y avait des éléments étrangers dans son corps. Comme s’il avait été habité par un autre que lui. Ce rapport aussi elle l’a relié.
Elle relia un petit texte halluciné, comme un poème, trouvé dans l’habit de Pascal peu après sa mort. Un texte qui avait été cousu dans la doublure de son vêtement. On l’avait trouvé par hasard, c’est un domestique qui s’était aperçu qu’il y avait un truc un peu raide dans la veste, peut-être avait-il pensé à une pièce d’or. Selon certaines versions, il aurait été écrit après un accident que Pascal avait eu sur le pont de Neuilly et au cours duquel il aurait failli mourir ; un accident de la route qui lui avait laissé une peur horrible du vide (il était resté suspendu dans le vide avec tout son attelage pendant un bon bout de temps avant qu’on ne vienne le détacher de là). Lui qui avait fait des expériences toutes théoriques sur le vide, qui en avait démontré l’existence, qui s’était battu à ce propos avec je ne sais plus quel curé, voilà qu’il l’expérimentait pour de bon et qu’il en avait peur. Il aurait tellement voulu la nier cette existence, à présent. Était-ce une punition du ciel pour son arrogance ? Il ne pouvait plus ni s’asseoir ni marcher sans avoir comme une sorte de parapet sur sa gauche (une table, une chaise, quelque chose sur le flanc gauche) qui le préserve d’une chute fatale, d’une chute abyssale, d’une chute dans le vide absolu, tellement sa phobie était grande. Pour d’autres, ce billet relatait une conversation intime qu’il avait eue avec Dieu au 54 rue Monsieur le Prince où il venait d’emménager. Pour d’autres encore, c’était après avoir entendu un sermon que la grâce lui était tombée dessus et qu’il avait rédigé ce petit texte. En tous les cas, de cette catastrophe, de cette grâce, de cette frayeur, il tenait à garder la trace. Il l’avait écrit presque sans ratures ce petit texte, sur le moment, sûrement, tel qu’il lui avait été dicté dans cet instant, au présent exactement de l’événement. Vous voyez qu’il n’aurait pas pu écrire dans le vide, suspendu par un harnais de cheval au-dessus de la Seine. Même avec toute la grâce du ciel, ça n’aurait pas été pratique. Non, le vide c’était une épreuve, une autre épreuve, peut-être pour lui apprendre l’humilité, lui qui dans certaines de ses crises se prenait pour le plus grand savant de tous les temps, qui voulait en découdre avec tout le monde, qui voulait toujours prouver qu’il avait raison, raison contre tous. Mais tu n’es rien Pascal, à peine un petit animal que je tiens par le talon au-dessus du vide et que, peut-être, je vais lâcher. Ça tu t’es bien gardé de le raconter, Pascal. D’ailleurs, il ne raconte jamais rien.
On en connaît d’autres des textes d’illuminés. Mais ce qui lui plaisait surtout à Line dans cette affaire, c’est que le grand Pascal, cet homme si sévère, si sérieux, à la réputation inaltérable, ait manié le fil et l’aiguille avec autant d’assiduité. Pour l’avoir sur lui tous les jours, ce bout de papier soigneusement mis à l’abri dans un parchemin découpé et replacé dans ses habits, il avait dû en coudre et en découdre des pourpoints. Il paraît que cela se faisait à l’époque, même Richelieu se faisait coudre des paroles magiques dans la doublure de ses vêtements ; mais les cousait-il lui-même ? Pascal, Line en était certaine, les cousait tout seul, dans sa retraite solitaire, comme une preuve d’amour. Pauvre Pascal, tout ça pour en être dépossédé après sa mort. Il aurait sans doute voulu être enterré avec. Pauvre Pascal à qui on a enlevé son viatique mystique. Il l’avait écrit pour lui, et pour Dieu, pas pour les autres, pas pour la postérité. C’était un écrit intime. Cela faisait huit ans, huit ans entre l’écriture du texte et la date de sa mort, huit ans à coudre et à découdre les doublures de ses habits pour y glisser ce Mémorial, pour l’avoir près de lui, toujours présent. Présent au moment du grand passage. Coudre et découdre des doublures, qui aurait cru cela du grand Pascal ? N’était-ce pas pure folie ?
« Couds et découds, Pascaline ! »
C’était la chanson qu’elle entendait maintenant.
« Couds et découds, Pascaline, Percaline. Couds et découds, Marceline, Micheline, Mousseline. Couds et découds, toi aussi, Emeline ».
Elle enlevait les vieilles reliures et elle en mettait des neuves, rouge et or, toujours, rouge et or toujours.
Cette affaire l’obséda.
Elle retrouva les manuscrits des Pensées sur la religion annotés à la sanguine par Arnauld et Nicole : passages rayés, barrés en rouge, mots changés, violence pascalienne adoucie par le relecteur : « tyrannique » remplacé par « injuste », pensée transformée.
« Sois rayée et niée, Nicoline ! ».
C’était la chanson qu’elle avait toujours entendue.
« Sois rayée et niée, Nicoline, Marceline, Micheline, Mousseline, Emeline, et toi aussi, Line, sois rayée et niée. »

Sophie Saulnier
Le Massicot
éditions Le Lampadaire, 2017