PORTRAITS DE FAMILLE 2
Le Pen à jouir
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
LE PEN À JOUIR
Je revois le mur sur lequel ces mots peints à la hâte, d’une taille démesurée : «Je suis homme avant d’être Français » et la fierté que je concevais d’en comprendre le sens, chaque fois renouvelée, lorsque notre voiture le longeait, tout près des quais de Seine. Par contre, celui qui portait l’inscription « Le Pen à jouir », à la sortie de Fontainebleau, ce graffiti-là m’échappait complètement. Et, même si je percevais qu’il contenait un univers de sous-entendus adultes qu’il me tardait de pénétrer, je n’osais en demander la pleine signification. Non pas que j’ignorais qui était Jean-Marie Le Pen. Mais « à jouir » ? Et puis cette construction sémantique, vraiment. Incompréhensible.
Le jour où je finis enfin par percer le mystère, cela me fit beaucoup rire. Nous roulions vers la maison, ma mère et moi. Elle me demanda ce qui m’amusait tant, je me gardais bien de lui répondre. La veille, dans un de ces gigantesques hypermarchés, j’avais eu le mauvais goût de lui dire, à propos de je ne sais plus quoi, que je n’en avais « rien à foutre ». Je poussais le caddie, traînant les pieds à sa suite, tandis qu’elle devait comparer les prix de quelque boîte de thon en conserve. Nous n’étions pas seules dans les rayons. Un père et ses deux enfants, assez jeunes. « Tu sais ce que c’est que le foutre?» Son air glacé, dominant ma piètre personne et le reste du monde. Son port altier réclamant le pardon de ma bouche pour avoir osé proférer de telles paroles. « C’est du sperme, ma fille. » Nos compagnons de courses accidentels, je le perçus instantanément, se hâtèrent de quitter le lieu.
Impensable, donc, d’évoquer cette inscription sur le mur. J’aurais préféré être avec mon père à ce moment-là, nous aurions bien ri. On ne plaisante pas avec ma mère, surtout pas à propos d’un sujet comme celui-là. La sexualité, c’est sacré. C’est l’amour triomphant, c’est l’intimité, c’est le lien le plus personnel du couple. On ne dégrade pas. Le sujet n’est pas tabou. On le dit, sans honte surtout sans honte, et avec quel empressement de bien montrer, de bien faire voir aux autres que le thème est assumé. On se promène nu à la maison, même si les enfants n’ont pas envie de voir parce que c’est naturel et qu’on est en famille et qu’il n’y a pas de honte à avoir. C’est assumé de manière médicale. Sperme et non foutre. Vulve, verge, et non zézette, zizi ou autre sobriquet amusant. On fait l’amour, on ne baise pas. Du sérieux, pas de blague, jamais.
Qu’en est-il du plaisir ? On ne le mentionne pas, il suffit juste de savoir qu’on ne se donne pas à n’importe qui. On ne plaisante pas.
La vérité c’est qu’on ne se donne pas tout court. Du moins, pas elle. Je le sais par mon père. Il n’est plus question de plaisir entre eux depuis longtemps, s’il en fût question un jour.
Ce soir-là, elle écoute Carmen. La journée de travail terminée, les tâches domestiques qu’elle s’était attribuées selon un plan hebdomadaire bien conçu réalisées avec soins, les enfants nourris, elle s’installe dans son fauteuil, dans le salon, pose sur son crâne son casque sans fil et, ainsi coupée du monde, de nous, écoute sa musique. Les yeux clos, ses jambes sursautent en rythme, qu’elle marque également par les tapotements de ses ongles longs sur le bras du fauteuil. Son père était musicien, elle a le son dans la peau, le mouvement en elle. Elle ne perçoit pas, comme nous qui la surprenons souvent, gênés, que tout son être exprime une rigidité parfaite quand elle croit l’agiter de manière sensuelle, que sa voix sonne faux quand elle fredonne, que le battement de ses jambes, loin d’exprimer une perception accrue des subtilités musicales, lui confère un caractère robotique. Il y a un manque de pudeur amer dans cette exhibition de ma mère vivant son plaisir, se délectant de ses moments rien qu’à elle, en plein centre de l’espace familial. C’est insupportable de la voir se trémousser comme si je n’étais pas là. Comme si elle ignorait notre présence à tous, nous infligeant malgré nous le spectacle de sa jouissance.
Pendant ce temps mon père a rejoint secrètement son garage. Dans les sous-sols, il a levé la porte de fer, l’a refermée derrière lui, s’est glissé dans le noir le long de l’Escort. Calé entre le coffre et les étagères murales, il cherche de la main ses bouteilles. Le torrent de brûlure se déverse le long de sa trachée, inonde l’abdomen flasque, le transperce de milliers de lames étroites. Dépossédé de son corps il en ressent cruellement chaque parcelle jusqu’au dernier atome. C’est ce qu’il avait attendu tout la journée. Il s’agrippe du mieux qu’il peut aux étagères, tente de ne pas plier. Ses idées ne sont plus, pas plus que les choses ni même les formes. Quelques couleurs, peut-être, un camaïeu de gris dans l’obscurité du garage.
Chaque soir, c’est la même chose. Chaque soir, le besoin de quitter cette vie qui lui fait horreur. Cette femme qu’il aime malgré le désamour qu’elle lui porte, qu’elle lui témoigne dans chacun de ses gestes, chacune de ses paroles. Qu’il la déçoit, qu’il la rebute, qu’il n’est pas l’homme qu’elle aurait voulu avoir. Qu’elle ne le quittera pas malgré tout parce qu’il est le père de ses enfants et que, pour eux, elle doit rester mariée, porter sa croix jusqu’au bout. Il vit avec cette certitude de n’avoir de valeur en aucun lieu, aucune circonstance. De n’être pas aimable. Absolument indésirable. Le rhum a raison de ces sentiments, le pousse dans les tréfonds d’un univers qui n’existe pas, où ni lui ni elle ni rien n’existe. Juste cette intense brûlure qui en redemande, qui se nourrit encore et encore de ce déchirement rédempteur. Agrippé au métal du coffre, plié en deux, il parvient à se redresser, récupère la bouteille posée devant lui. C’est comme s’il était sorti de lui-même, il pourrait se voir d’en haut.
La lumière s’allume dans le couloir, pénètre par fins faisceaux le carré de la porte. Des sons de moteur, les grincements des grilles, des pas dans le dédale des couloirs. Depuis combien de temps se tient-il affaissé contre le coffre, il l’ignore. Il voudrait boire encore. La bouteille est vide. Quelque chose remonte le long de la gorge, dégouline sur le menton, la veste. C’est chaud, ça a un goût de cuivre. Il porte la main à son cou, la regarde, il ne voit rien. Il fait trop noir. Ça continue de sortir par la bouche, ça ne peut pas s’arrêter. Il comprend. Les médecins l’avaient mis en garde. Ils lui avaient dit d’arrêter, de tout arrêter avant qu’il ne soit trop tard, avant que les varices n’envahissent l’œsophage. Une fois là, rien à faire pour les retirer, elles éclateraient. C’est donc à ça que ça ressemble. Il ne souffre pas. Ça coule encore. Il ne l’avait pas imaginé ainsi. Inconscient, il s’effondre. Il ne ressent pas l’impact de toute sa masse sur le sol. Étalé entre les roues arrière du véhicules et les vieux cartons de jouets de ses enfants, il ne sent plus sa mâchoire qui ne parvient pas à faire barrage contre l’afflux, le sang qui coule, qui coule encore, dessinant les contours de son corps sur le béton. Le sang qui coule, qui coule jusqu’à la dernière goute.
C’est la scène finale. Carmen quitte don José. Elle arrache sa bague, chante qu’elle n’en veut plus. Elle la lui rend. Fou de rage, de douleur, d’amour, il enfonce une lame dans son ventre. Elle tombe, morte. Carmen, la femme, la féminité à l’état brut, celle en laquelle elle a toujours voulu s’identifier. La sauvage, celle qui suscite le désir, bestiale, tombe, et la musique triomphe. Aux sons des Toreador, ma mère sent l’explosion monter en elle. Elle entend le concert des voix qui chantent la fin de l’amour, l’ultime désespoir de José, sa victoire sur l’infidélité de Carmen. Elle ne fredonne plus, ses cuisses ont arrêté de battre le rythme, pourtant la musique éclate, les sons bien connus la transportent si loin. Elle se fige, tous ses muscles sont tendus, ses doigts crispés, ses ongles plantés dans le velours du fauteuil. Ça continue, Toreador, et Carmen, Carmen. Elle peut la voir, Carmen, étendue de tout son long. La mélodie redescend, le rythme ralentit, plus que quelques instants avant la fin du disque. Elle reprend son souffle, reprend conscience de son corps dans le moelleux de l’assise. Elle sent cette légère chaleur sur ses joues. Ça y est. Elle rouvre les yeux, sourit. Enlève son casque. Écoute le silence du salon. Elle va bien. Mieux que bien.
Arielle Lacazzi
Le Pen à jouir 2014
première publication
dans le n°27 de la revue Dissonances, « Orgasmes »