QUAND TU DORMIRAS, JE CHANTERAI
Il entra dans l’arène et remarqua inquiet que l’autre avait des éperons courbes comme des épées mauresques. Tout en fer, brillante, pointue, la cuirasse de son adversaire couvrait entièrement la surface de la tête et des membres inférieurs. Il pensa à lui-même, à ses armes. Il pensa également à la raison pour laquelle les mains dans les tribunes étaient si nerveuses : elles soulevaient des nuages de poussière, se débattaient et empoignaient l’air, ne rappelant aucunement celles qui en d’autres temps, éclairées par des flammes, faisaient naître des oiseaux noirs sur un mur blanc en guise d’écran. Ces mains l’avaient toujours intrigué. Il pense : « En plus de voler comme des oiseaux aux plumes d’ombre, ces mains crient comme des corbeaux. Elles doivent être tes sœurs ». Les cris venus des tribunes résonnent aux alentours, l’autre le provoque, agitant vers la droite et vers la gauche la cape, la queue multicolore. Mais il ne se laisserait pas prendre à cette ruse. Il se contente de suivre son double avec des mouvements pendulaires du cou, protégeant son flanc, croisant le fer, levant l’aile droite comme un bouclier ou une barrière placés très au-dessus de la ligne de la tête. « Attention à ta tête », disait Conceição. « Si l’aiguille la pique, nos efforts n’auront servi à rien». Il se souvient avec quel soin Conceição et l’enfant donnaient des coups d’aiguille afin de contourner son crâne, éviter d’abîmer les vertèbres de la colonne tout en cassant et rompant la résistance de la coque et de la membrane à l’intérieur de laquelle il flottait. Il voyait, immergé, que tout ce qu’il connaissait était sur le point de se fragmenter, se briser. La membrane vola en éclat. Le fluide s’écoula. Le premier souffle pénétra dans la racine des poumons. Pour la première fois, il se tint fermement sur ses deux pieds flageolants, il se sentit accueilli par deux paumes. Et celles-ci le soulevèrent jusqu’à la femme aux cheveux-plumes-gris-argentés, et le conduisirent – et tout était brillant – jusqu’au visage de Conceição qui reflétait la douceur. Il pense : « Comme elles étaient lisses les mains du garçon en ces temps-là ». Dans l’arène, la foule des mains resserre son étau sur lui et son adversaire, couvrant le sol d’une pluie de papiers verts qui rappelaient les feuilles des arbres. L’autre le regarde de haut, picore la terre qu’il raye furieusement, joue de la pointe de son bec en quête d’une brèche pour le planter dès le premier coup. Toutefois, sous les prothèses et protections métalliques qui recouvrent sa tête, il arbore une expression étrangement perdue. Le babil des mains s’amplifie, il poursuit et mime son double avec une totale symétrie de mouvements. Et avant même se songer à reculer, il sent la pression des paumes sous son bas-ventre et se voit subitement soulever dans l’espace, volant à contrecœur en direction des lames et des dagues. Une. Deux. Trois. Il s’éloigne, haletant après la quatrième estocade. Il se frotte les yeux, il sent un filet rouge et épais lui couler dans le cou. Il regarde devant lui : à son image et sa ressemblance, les plumes de l’autre arborent également un collier de sang. « Il se peut qu’elle l’accueille, il se peut qu’elle le tue », disait Conceição. « C’est le fils d’une autre mère, personne ne sait comment seront ses plumes». Conceição et le petit garçon le pose parterre, le territoire où il marche maintenant semble s’allonger, embrassant des étendues sans limite. Derrière un réseau de fils d’argent, montant en tresses jusqu’à des hauteurs où la vue se perd, une paire d’ailes se hérisse en pressentant son arrivée. S’il connaissait le mot exact pour définir leur ton et couleur, il dirait : « Nacre ». Mais il ne l’apprendrait que plus tard. Attentives, méfiantes, téméraires, les ailes de nacre se positionnent pour le combat, dans une posture défensive. Sans même comprendre la dangereuse ligne frontalière où il s’aventure, il traverse et saute; les ailes se tendent pendant une fraction de seconde, puis se décontractent, s’ouvrent, l’enveloppant à l’intérieur d’une texture fort semblable à celle des pétales. Une obscurité dense et accueillante l’embrasse et il se demande s’il ne pourrait pas retourner à l’intérieur de la membrane dont la femme et le garçon l’ont expulsé. Mais là tout était liquide, et ici, il y a seulement un air imprégné de reconnaissance. Là, en outre, ces étranges êtres sphériques qui maintenant l’entourent, recouverts d’un plumage jaune-or, n’existaient pas. Dans l’obscurité, il se vit encerclé par des yeux curieux, scintillants, minuscules : des yeux totalement différents de ces deux orbites flamboyants, qui – il le sait – veulent aujourd’hui, cet après-midi, et à tout prix, le détruire. L’autre essuie avec le bout des ailes le rouge qui sourd de sa poitrine, retient son souffle, aiguise ses éperons sur le sol. Et en examinant, pensif, son double et sa triste figure parcourue par des tremblements, il se rend compte qu’il ne lui reste qu’une seule alternative. En effet, derrière lui, dans son dos, les mains grandissent et se rapprochent. Derrière lui se dresse l’infranchissable barrière des mains : lugubres, calleuses, insensibles. « Tôt ou tard elles me pousseront en avant », pensa-t-il. Alors, il anticipe.
Il se pose sur l’autre comme un harpon, enfonçant le plus profondément possible les pointes des éperons (elles étaient courbes comme des épées mauresques). Il entend un craquement sec et sent quelque chose qui se brise. Il agit comme on le lui a appris, comme il est écrit : l’aile droite est le bouclier qui pare les coups ; la gauche est l’épée qui cingle ; et du ciel et du sol et de tous les côtés, le corps se déchaînera, rappelant les tempêtes vengeresses de grêle : ainsi était-il écrit. Il s’aperçoit que l’autre s’éloigne, le visage effaré et livide. Avec le pied droit, il le plaque contre lui, et maniant savamment son éperon gauche, il ouvre dans son ventre une série d’incisions précises. Une. Deux. Trois. Il entendait, il pouvait entendre quelque chose qui se brisait. Conceição comptait et rompait les épis de maïs, et ces grains tombaient sur lui et les autres, et la couleur du maïs se confondait avec celle de leurs corps, et les bouches recueillaient la nourriture qui s’éparpillait parterre et dans les herbes. Et les ailes de nacres circulaient aux alentours, protectrices, tranchant et picorant. Et lorsque le soleil avait définitivement décliné, lorsque les frères se rassemblaient derrière l’écran aux fils d’argent et la respiration rythmée de leurs corps était tout ce qui subsistait dans la nuit, il les voyait alors se matérialiser, prendre leur envol : oiseaux aux plumes d’ombre, planant au-dessus des murs blancs de la cuisine. Devant les flammes du poêle à bois, les mains de Conceição s’envolaient. Elles rasaient le public de la maison et du voisinage, qui s’était entassé sur les bancs et les tables, assistant presque sans cligner des yeux aux évolutions de ce théâtre de volatiles noirs.
Sur le sol, ses pieds froids. Devant lui, l’ennemi épuisé, éreinté. Opaques sont les couleurs qui colorent le monde, sa vue se trouble, et pendant un moment, il croit se battre contre deux ou trois. Mais il comprend que maintenant le double, au lieu de l’attaquer, lui tombe dessus et s’appuie sur lui comme une canne, et il s’aperçoit qu’il s’effondre également sur le corps de l’autre, tous deux tournant autour d’un axe imaginaire, se dissolvant et piétinant une flaque faite de leur propre essence. « Ne regarde pas ça », dit-il à son reflet dans le liquide. « Ne regarde pas ça », disait Conceição. Le corps gisait de tout son long à l’intérieur du chaudron, son dos coupé par une entaille à travers laquelle son dernier souffle s’échappait. Frictionnant sa peau à une cadence impitoyable, les doigts de Conceição arrachaient les plumes, les jetant en l’air. La lumière les traverse avant qu’elles se posent; il reconnaît sa couleur, sa texture, cherche le mot exact pour la nommer et soudain dit en lui-même : « Nacre ». Car il l’avait appris et maintenant il le connaissait. « Ne regarde pas ça », disait Conceição au petit garçon : « Cette cuisine est infestée ». Les prochains après-midi, les prochains jours lui apporteront l’humeur cyclique des vents : glaciaux, lents, enflammés. La roue des vents tournait, autour d’elle les saisons se succédaient, et s’enfuyant et tournant le dos à la femme et à ses mains, il se sentait capable de faire des pas toujours plus grands. Les frontières du monde rétrécissaient. L’écran en fils d’argent se rapproche. Un jour, pour sa surprise, il se vit soulever dans les airs : c’était son propre battement d’ailes. Et en se posant sur une poutre en bois, il contempla orgueilleusement ces deux membres, revêtus de plumes multicolores et pointues.
Son double le regarde. Comme Conceição le regardait. Le double tourne autour de lui. Comme elle, de loin, tournait autour de lui. Lorsqu’elle apportait la pluie de maïs. Lorsque, sournoise, elle s’approchait. Recroquevillé sur ses blessures, le double l’examine d’un coup d’œil. Porte-il avec lui le poids des souvenirs ? Le corps dans le chaudron, les plumes piétinées : en se les rappelant, il prenait du recul, il s’envolait loin de Conceição. Mais elle persiste, fait intrusion sur son territoire, ouvre le portail, s’assied dans un coin sur la paille et là se perd dans ses pensées, l’assiégeant avec le poids de son regard. Le double boite, il a la jambe droite réduite en miette. Les mains crient et se pressent contre l’arène. Alors, c’est la charge, le saut dans ces deux mains chaudes comme des flammes, et lui surpris et prisonniers parmi les nœuds de cette maille de doigts : il aperçoit sur les paumes de Conceição un bout de chair vivante, il lui assène une série de coups de bec rapides, essaie inutilement de se libérer (le double pâlit et se contracte).
Ils entrent dans la cuisine, lui est soulevé à un mètre et demi du sol. De cette hauteur, emprisonné dans les doigts et les paumes qui le soutiennent, il voit défiler à toute allure des choses qu’il ne sait pas nommer : tissus, ustensiles, objets suspendus. Sa poitrine frappe, bat la chamade et peut-être parce qu’on sent et redoute cette cadence, les deux mains commencent à l’abaisser. On le descend, on lui présente une écuelle remplie de grains dorés et en goûtant le premier, il s’aperçoit qu’il est fait dans la même matière que ceux qui tombent sur son dos et celui de ses frères, les après-midi et les matins. Il mange et dévore le maïs, en même temps qu’il sent la caresse des doigts de Conceição, qui lui frottent les plumes du dos dans un mouvement de va-et-vient. «Ne regarde pas ça », dit-elle au petit garçon qui épiait déjà. « Nous voulons rester seuls. » Alors qu’il nettoie la gamelle, il est à nouveau ramassé par les mains. Et comme Conceição montrait, disait et enseignait les noms, révélait et cataloguait le monde, tout était brillant : l’image de São Benedito, gardien de la cuisine, derrière laquelle se cachaient les allumettes, la carafe d’eau avec à côté d’elle la canette cabossée en aluminium, les chamoisines brodées, les azulejos verts provenant de l’autre bout de l’océan, le poêle à bois, forge qui respire et éclaire, et lui – à partir de cet instant – empruntait des chemins ouverts par la femme aux cheveux-plumes-gris-argentées, suivant ses pas depuis le lever du soleil à la tombée de la nuit, tous les jours.
Il se dit à lui-même que si le double continue à flâner de cette manière ingénue devant lui, toute garde baissée, les ailes arquées, la démarche sans fermeté et indécise, l’affaire sera entendue en peu de temps. Il décide d’attendre. Le sang de l’autre coule et imprègne le sable. « Ainsi, il s’écroulera bientôt comme un sac vide » pense-t-il. Il vaut mieux attendre. Il sait qu’il est blessé lui aussi, mais les années passées dans l’arène lui ont appris que jusqu’à un certain seuil – qui était ténu, et dont la juste appréciation différenciait les grands combattants -, n’importe quelle blessure était réversible et pouvait être guérie. Il regarde la trace laissée par le sang de l’autre. Il calcule. Derrière la tête du double, des nuages traversent le ciel, encadrent son profil dans un grand panorama bleu. C’était comme si la forme des nuages, leurs dessins et leurs reliefs se regroupaient et entouraient cette tête qui rappelait une auréole ou l’annonce d’un sacrifice. Mais l’un des cumulo-nimbus s’obscurcit, prend une forme pointue; et avant qu’il puisse respirer, il sent quelque chose comme une broche embrasée se planter dans son ventre. Après avoir été soulevé et jeté au sol, après s’être redressé et avoir vu que l’autre riait d’un rire suicidaire, après avoir constaté qu’en vérité les nuages sont de mauvais augures et que le sable était maintenant trempé par son sang, il déduit que lui aussi a dépassé le point de non-retour.
Le petit garçon criait dans la nuit. Lorsqu’il avait été apporté, enfant, dans un panier et que Conceição l’avait accueilli dans les draps où elle dormait, les pleurs étaient noyés dans des gouttes d’eau sucrées s’écoulant une à une entre ses dents, qui se serraient, qui grinçaient. Cependant, avec le temps, avec la ronde de la roue des vents, les hurlements de celui qui avait grandi et dormait désormais sur le lit d’à côté s’intensifiaient, résonnant dans toute leur terreur à quatre heures du matin, comme l’appel d’un être prisonnier de quelque chose qu’il ne comprenait pas. La statue à son chevet ne servait à rien – « C’est une protection », disait Conceição en la posant; les prières, les bénédictions, les infusions de sauge étaient vaines; car les cris résonnaient, persistaient, réveillaient toute la maisonnée. Jusqu’à ce qu’une nuit, passant la main droite dans ses cheveux lavés par les sueurs froides, Conceição tira de je ne sais où une chanson oubliée, dont le dernier vers disait : « Quand tu dormiras, je chanterai ». Seule avec l’enfant entre des murs chargés de souvenirs (seulement eux deux étaient restés, les deux autres étaient partis), elle remarqua que ses bras se décroisaient et finissaient par pendre, flottants, et que tout son corps se tournait vers le coin, s’endormait. Elle tira les rideaux. Épia par la fenêtre. Vit que le matin s’ébauchait.
Au-dehors, suspendu sur un morceau de bois, il écoutait lui aussi la musique. Il sentait qu’une lumière en gestation dans les entrailles de la nuit, s’intensifiant derrière les crêtes de la montagne, éclairait non seulement et toujours plus la cour, le mortier, la machine à moudre la canne, mais également l’intérieur de lui-même; elle extrayait de lui quelque chose qui avait toujours existé : une volonté, une force ancestrale, une trépidation endormie. Quelque chose qui pour des raisons mystérieuses le démangeait maintenant de manière insupportable, de plus en plus intensément, quelque chose qui se précipitait avec anxiété dans ses veines en direction de sa gorge avant de quasiment exploser comme un spasme, un emportement, une volonté inexorable et incomprise. Il accommoda ses pieds sur le perchoir. Il se remplit les poumons, il sentit quelque chose fleurir en lui. Il vit par la fenêtre la silhouette de Conceição qui câlinait le petit garçon. Et lorsque le cri explosa enfin et jaillit de sa gorge, résonnant sur le faîte des toits, il réalisa que pareille à la femme qui veillait, tout son être semblait affirmer : « Quand tu dormiras, je chanterai ». Il répétait ce vers à plein poumon. Il chantait. Le soleil naissait.
Le coup atteint son double en pleine tête. Il arrache la couverture métallique qui couvre son visage, de sorte que la protection couleur de bronze voltige au loin comme un heaume jeté dans les airs. Mais la réaction ne tarde pas : le contrecoup est fulgurant, il revient désespéré, et tous les deux ont maintenant la tête découverte, le bec dénudé, les deux yeux nus et éblouis. Comme ils perdent leur sang, ils sont de plus en plus faibles au milieu de ces mains hystériques qui transforment leur vie en enfer, ils se flagellent l’un l’autre à l’aveuglette. Une à une, les pièces de son armature se brisent, tombent au sol, et il pense : « On dirait que c’était hier ». Dans un hier aujourd’hui lointain et perdu dans le temps, il suivait les pas de Conceição sur le plancher de la cuisine. Pliée sous le poids d’une brassée de bois, elle se traîne en direction du poêle – l’allume, souffle dessus, l’alimente, sourit en entendant le crépitement des étincelles qui dansent. Elle s’assied contemplative au coin du feu, mord dans un pain au maïs, le rompt avec sa bouche et les ailes sont blotties entre ses genoux. Elle ne voit pas la silhouette, ténèbres contre l’écran formé par les murs ; elle ne remarque pas, lugubres et calleuses, les deux mains qui s’étirent. Lorsqu’elle pressent l’approche du petit garçon, elle pense lui dire : « Ne regarde pas ça », mais cette présence s’évanouit déjà. Et mordillant le pain de maïs, Conceição conclut que les cris qu’elle avait cru entendre n’étaient que les sifflements du vent secouant le toit et ses poutres.
Dans le jardin, le petit garçon se serre la gorge, étouffant le dernier appel au secours. L’autre main descend à terre, manipule une série d’ustensiles brillants qu’il n’avait encore jamais vus. La main brandit une pièce (longue, recourbée, à la pointe aiguisée) et l’emboite dans l’éperon gauche : sa jambe lui pesait désormais. Et cette sensation presque intolérable de lourdeur se diffusait dans ses deux pieds et sa tête, opprimant son cou comme un fardeau, entraînant la chute de son corps sans attache sur la place, le faisant osciller d’un côté à l’autre, tant celui-ci supportait à peine le capuchon, les bottines et les poignets en acier. Il tombe. Par les trous de la cotte de maille, il entend des rires étouffés. Il regarde en direction de la cuisine. Il veut appeler Conceição, manger le maïs, se reposer à nouveau aux pieds de la femme et de São Benedito. Mais elle n’écoute pas. Il y a longtemps qu’elle n’écoute plus. Conceição, ligotée, stérilisée, prisonnière de sa chaise, les épaules inertes et la tête blême plongée dans la brume.
Sa jambe gauche donne un coup dans la tête du double, qui tombe à genoux. Mais il ne s’aperçoit même pas de la chute de l’ennemi. Il fixe un hier lointain, un jardin, les mains du petit garçon : cet après-midi, elles portent des coupures et des cicatrices, qui n’ont pas toujours existé. Il voit une terre entrecoupée de grillages, où des mains le soulèvent à nouveau, mais d’une autre manière : avec la technique d’un soldat et la rigueur d’un maître d’armurerie. Il sent le garçon – ou celui qu’il est devenu – laver et polir l’habit en métal. Il voit une gousse d’ail entre ses deux paumes. Il accepte, picore et avale l’offrande, un feu brûle son ventre : il remarque alors que monte en lui un goût, une assurance, une colère sourde et un désir de se battre. L’armure en cuir et en bronze est belle. Les entraînements se succèdent. Au cours d’une longue succession de fins d’après-midi, leur sont présentés les stratagèmes, les coups, les techniques. Les manières de saigner et résister. L’armure semble se nourrir de sa chair, parfaitement intégrée au cou et aux membres inférieurs. Légère désormais, flexible comme une seconde peau, ajustée presque avec la minutie et le soin d’un orfèvre. Le petit garçon le met sur ses genoux. Il désigne un cercle dessiné dans le jardin. Ils marchent ensemble dans cette direction. Les mains le posent. En regardant sur les côtés, il se sent entouré de centaines d’autres mains. Il met les pieds dans l’arène pour la première fois et pendant un temps, il croit être devant le reflet de sa propre image. Mais il reste statique, pendant que l’être devant lui bouge : il s’agite comme un étendard de guerre, une queue de toutes les couleurs. Il entre dans l’arène. Il remarque inquiet que l’autre a des éperons courbes comme des épées mauresques.
Le double ne respire plus. Et lui, piétinant ce corps inerte, essaie d’avancer en direction du dernier reflet de la maison et de la cuisine. Il voit Conceição blottie contre le poêle à bois. La vieille tremble, retourne une bûche, les flammes crépitent, brillent, le soleil décline. Solitaire, privée du public des jours passés, Conceição lève les deux mains en l’air. Et elle pense : “Ne regarde pas ça”. Mais elle aperçoit le premier d’entre eux, ses ailes, ses plumes d’ombre déployées, son dos qui prend son envol en traçant des courbes sur les murs. Conceição contemple ses propres mains. D’autres oiseaux prennent leur essor : planant sur le toit, le sol, de tous les côtés, ils rappellent un vol d’oiseaux migrateurs en quête de chaleur. Noirs comme des corbeaux, ils crient, dansent autour du feu. Leurs formes, qui s’agrandissent, recouvrent peu à peu le toit, les casseroles en cuivre et les briques blanchies. Elles s’étendent sur les tissus, les ustensiles, sur le vert océanique des azulejos, et unis dans un seul corps, fondus soudain en un tout, ils descendent et s’obscurcissent, se posant même sur le saint protecteur. La nuit brise les vitres. Recouvre les herbes. Le maïs. Le pilon, la machine à moudre la canne. Elle baigne la terre, ses tons de nacre. Et une membrane, fort ressemblante à celle dont sa mère et son fils l’expulsèrent, dresse à nouveau ses murs. Dense et sombre, le fluide le soulève par les jambes, par le dos, par le cou. Les contours du jardin disparaissent. Une silhouette se dessine dans l’obscurité. La membrane se referme, le dernier souffle s’échappe de la racine de ses poumons. Il essaie de tenir fermement sur ses deux pieds flageolants, mais il vacille; et partant à la dérive, suspendu dans ce liquide, il parvient encore à entendre un son : le tournoiement de la roue des vents, son engrenage, son souffle glacial, avançant sur la terre comme le galop de légions en marche.
Krishna Monteiro, « Quand tu dormiras, je chanterai»,
Ce qui n'existe plus, 2015, Tordesilhas, São Paulo.
Traduction du portugais (Brésil) pour Le Lampadaire, Stephen Chao, 2015.