LA SECRÉTAIRE DE BORGES
Je ne sais pas quand elle a découvert que je n’y voyais plus. Je ne m’en étais pas vraiment aperçu moi-même, je regardais les pages des livres et je pensais encore pouvoir les voir, les lire, les comprendre, et elle, sachant la vérité, préparait son plan.
Mon processus d’éloignement vis-à-vis des livres a duré de nombreuses années. Je me sentais cependant toujours plus proche d’eux. Je lisais de moins en moins, mais comme je travaillais dans une bibliothèque, je pouvais les sentir, les humer, les manipuler quotidiennement. Mes subordonnés étaient surpris par mes longues heures de service, mais il ne m’importait guère que les heures soient du matin ou du soir, dès lors que la pénombre me recouvrait. Je restais en compagnie de mes amis et je me délectais des reliures de cuir, luxueuses, ou je me laissais émouvoir par la simplicité des couvertures en carton qui enveloppaient les trésors les plus sublimes. Je les connaissais depuis toujours, croyais-je. Après avoir appris à lire, je les ai reconnus. Les présentations avaient déjà été faites, peut-être dans une vie antérieure, peut-être dans les Limbes originelles. Il me semblait que je communiais avec les histoires, et celles qui étaient déjà écrites étaient les sœurs de celles qui étaient encore à l’état d’idée. Les mots écrits réclamaient leurs frères, leur demandaient de s’organiser en une armée invincible et de sortir de mon cerveau étroit pour partir à la bataille, sous forme écrite, à travers le monde. L’aphorisme « publier ou périr » prenait un autre sens et une nouvelle urgence.
Je connaissais chaque livre par son odeur, ses rainures, son poids. Je n’avais pas besoin de lire le titre du volume pour reconnaître le tourbillon de la comédie de Dante, connue sous le nom de divine, mais émouvante surtout par son humanité. Je la tenais en main, plein de révérence, et mes nerfs sentaient les impulsions qui les avaient créées : les déceptions, les croyances, les humiliations et les petites vengeances, qui ouvraient son auteur à la beauté, à la perfection. Je réalisais combien la superstition l’imprégnait, et j’imaginais la figure grave de Dante pareille à celle d’un maniaque obsessionnel qui sort se promener et tourne toujours à droite afin d’éviter l’effrayante senestre et la possibilité du mal.
Lorsque j’effleurais les volumes poussiéreux de Proust, l’air me manquait, et je me sentais ébloui par la lumineuse sonorité de ses mots réverbérant contre les colonnes d’une cathédrale. Et si je passais à côté de Don Quichotte, je me sentais attiré par la chaleur de sa fantaisie et je m’approchais pour sentir l’odeur du bon vin des tavernes vendu à bas prix, et écouter un peu la musique jouée à la guitare et les éclats de rire qui secouaient le peuple.
Je connaissais également les volumes de philosophie qui exhalaient un arôme mêlant logique et folie. Nietzsche paraissait toujours accompagné par des tambours et des cymbales, dans un rituel païen qui se perpétuait. Spinoza, Sartre, Platon possédaient des caractéristiques propres qui me permettaient de les reconnaître de loin, de l’autre côté des étagères où ils étaient bien installées, mais où ils ne dormaient jamais. Il n’y a pas de livres plus insomniaques que ceux de philosophie... Des plus obscurs aux plus célèbres, des plus populaires aux plus sophistiqués et érudits, je pouvais tous les reconnaître sans me tromper.
Je pouvais me passer de mes yeux même pour les lire. Je suivais les textes que je connaissais par cœur, sans réaliser que je les lisais seulement avec les yeux de la mémoire. Et c’est pour cela que j’ai eu tant de mal à me rendre compte de ma cécité, qui s’est manifestée par l’écriture, et non par la lecture, contrairement à ce à quoi on pouvait s’attendre. Si j’étais comme les singes dont on se sert pour les expériences, et si j’étais habitué à écrire à la machine, j’aurais composé des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale et réécrit non seulement Don Quichotte, mais également Madame Bovary et Gilgamesh, tout cela à l’intérieur des Mille et Une Nuits. Cependant, je ne parvenais à écrire qu’avec un porte-plume et du papier, et c’est pourquoi rien de tout cela n’a été écrit, et j’ai dû roder autour de ces œuvres alignant thèmes et idées, éliminant les distances et ajustant les perspectives que je tirais de mes chers livres.
C’est parce que je n’arrive pas à écrire que j’ai eu besoin de ses services. Mais elle travaillait déjà avec moi depuis un certain temps. Discrète et indistincte sont les deux adjectifs que j’aimerais utiliser pour la décrire, mais cela faisait longtemps que j’avais renoncé à décrire quoi que ce soit. Je peux seulement raconter ce qui s’est passé, bien que d’une manière étrange, susurrant dans ce micro branché à des bandes magnétiques qui préserveront pendant un temps déterminé, tant qu’une intense tempête solaire ne se sera pas décidée à les détruire, ma voix, mes angoisses et mes incertitudes.
Lorsqu’elle a pris en charge les tâches de secrétariat, elle faisait les choses que nous ne souhaitions pas faire : organiser les notes et les archives, répondre au téléphone, remplir les porte-plume d’encre et diviser la journée en tranches en fonction des activités nécessaires. À vrai dire, elle travaillait pour ma mère qui, malade, peinait pour répondre aux lettres des éditeurs, pour s’occuper des questions bancaires et des obligations domestiques. Une femme extraordinaire, ma mère : elle m’a même trouvé une épouse qui pourrait la remplacer, mais la secrétaire était restée et après la disparition de ma mère, j’en ai hérité, comme on hérite d’un meuble de famille. Elle a toujours été une personne silencieuse et sa présence se signalait non par l’agitation de l’air ou par ses bruits, mais par la viscosité du silence qui l’entourait constamment et par la matérialité du calme qu’elle imposait.
Je crois qu’elle avait déjà constaté ma cécité avant même qu’elle se soit manifestée. Alors, artisane mathématiquement précise, géomètre de la vie, elle s’est préparée pour le jour où, vaincu, je l’appellerais pour la première dictée. Une lettre banale. Ensuite, une affaire urgente et plus complexe. Elle est devenue petit à petit une partie de mon système. Que les mots fussent prononcés rapidement, ou qu’ils aient été distillés goutte à goutte, son texte n’était jamais fautif, et elle se dépêchait de le relire de sa voix spectralement sereine. Cela me tranquillisait.
Elle m’a bien entraîné. Je ne la considérais bientôt plus comme une présence étrangère, elle faisait seulement partie du système, comme l’encre du porte-plume. Essentielle, mais privée d’importance intrinsèque. Elle remplissait ses fonctions et je lui faisais confiance. Le premier glissement s’est certainement produit sans que je m’en aperçoive. Un mot anodin remplacé par un synonyme. On rature « mot » et on écrit « vocable ». Quelle différence cela fait ? Au début, même moi, je ne remarquais rien. D’autant plus qu’elle a toujours fait preuve de sagesse et d’un bon goût inégalable. Et elle n’aurait jamais fait un changement qui porte préjudice à la musique de mon écriture. Le rythme a toujours été respecté, les modifications qu’elle opérait sans que je m’en rende compte était de simples nuances.
Un jour, j’ai vu qu’un mot avait été remplacé par un autre. Et je m’en suis seulement rendu compte parce que la veille j’avais été mécontent de ma phrase. Avant de la proférer, comme j’en avais l’habitude, je l’avais laissée résonner dans mon esprit une, deux, plusieurs fois, mais mon cerveau avait trébuché sur le même point, sur le même mot à la tonalité légèrement pédante et désuète, qui ne me plaisait pas. De guerre lasse, je capitulai et résigné, j’acceptai le mot insistant. Le lendemain, selon son habitude, elle relut le dernier paragraphe pour que je puisse retrouver le rythme et reprendre le processus créatif. Mais à la place de la phrase estropiée, il y avait une sentence fluide et sinueuse, une perfection sereine. J’eus le souffle coupé l’espace d’un instant. Elle remarqua ma surprise, mais resta calme et attendit une réaction de ma part. Je me tus, lâchement. En fin de compte, elle avait amélioré mon œuvre, poli une arête, l’avait perfectionnée. Je me tus et me tairais les fois d’après. Les corrections se multipliaient. Et à partir d’un certain moment, ces corrections n’apparaissaient pas seulement dans les extraits qui ne me satisfaisaient pas. Je terminais une journée de travail, satisfait du résultat, et le jour suivant, je m’apercevais que ce qui m’avait satisfait n’existait plus, ayant été remplacé par un texte invariablement meilleur que le mien, plus neuf, plus resplendissant, de la qualité d’un joyau poli aux facettes bien taillées, dont l’architecture reproduisait la lumière de pensées exprimées avec plus de tranchant et d’intensité.
C’est alors qu’a commencé le véritable jeu. Avec toujours plus d’audace, elle a changé une idée centrale. Une fois, deux fois, à chaque fois. Comme un dieu joueur, elle a commencé à révoquer les diktats de ma nature et à parer les coups dont j’avais l’intention de frapper mes personnages. Ou elles les exposaient à des coups que je n’avais pas programmés. Si je les condamnais à mort, elle les sauvait, même si c’était pour leur permettre de composer une épopée entière dans un temps congelé, au terme duquel une balle que j’avais tirée atteindrait fatalement le cœur du condamné. Si je leur laissais la vie sauve, elle les rendait stériles et arides, muets.
Le travail de composition a cessé d’être le fruit de ma volonté pour devenir le travail de deux intelligences antagonistes, avides de se dépasser l’une l’autre. Le texte est devenu un échiquier, où chacun de nous essayait d’anticiper les mouvements possibles de l’autre. Je fermais la porte, elle ouvrait un couloir. Si je prenais un chemin, elle bifurquait, et je m’aperçus que toute ma création consistait désormais à échapper aux labyrinthes qu’elle créait et que mes textes n’avaient jamais été simples avec autant de complexité. Jaloux, je m’apercevais que la qualité de mes textes ne dépendait désormais plus de moi, mais du jeu dont j’étais prisonnier. Irrité, j’arrêtai de dicter. Je ne supportais pas le défi qu’elle me proposait, je voulais la réduire au silence, l’anéantir. Seulement, en la réduisant au silence, je m’anéantissais moi aussi.
Je tentai un subterfuge : je fis appel à un autre écrivain, un disciple qui m’admirait et qui se proposait de me lire des textes récemment publiés et de relire des livres depuis longtemps chers à mon cœur. Les dictées se déroulaient sans nouveauté, mais elles étaient extrêmement fatigantes. Si je mentionnais une des œuvres de ma bibliothèque imaginaire, je devais lui expliquer que les pages citées n’existaient que dans les volumes de mon propre univers. Lorsque je proférais le nom d’un détective maudit, ou celui d’un chef de clan persécuté par le sort, je devais épeler leur nom, expliquer la géographie de leur lieu de naissance, décrire la généalogie exigée par l’avidité inquisitrice de l’écrivaillon. Et rien ne changeait, il n’y avait aucune surprise inespérée : si mes mots se présentaient de manière opaque et sans vie, personne n’osait les polir et les regrouper, si mes idées s’affadissaient et paraissaient usées, personne ne venait les dépoussiérer ou les aérer. Je devais admettre qu’elle me manquait, son labeur silencieux, la toile où elle m’égarait et qui, l’étonnement initial passé, m’avait stimulé.
Je lui demandai de revenir et elle s’exécuta docilement. Je dictai ma page, et elle la relut, sereine. Je l’écoutai, nerveux, attendant les pièges que j’avais appris à valoriser, mais il n’y avait pas de changements notables. À vrai dire, aucune altération n’avait été faite. J’essayai de composer des phrases désarticulées, dures et sans rythme, pour l’obliger à réagir, mais il ne s’ensuivit aucun changement, aucune correction. Je tremblais, j’étais dérouté, je ne savais que faire. Notre jeu avait toujours été silencieux, tacite, à aucun moment nous n’avions admis que nous jouions. Je décidai d’attendre aussi patiemment qu’elle, dans l’espoir que dans les prochains jours, elle recommence à collaborer à mes compositions. Cependant, elle paraissait impassible. Tous les jours, j’attendais, en haleine, la lecture qu’elle ferait de mon travail de la veille, ses judicieuses interventions. Ce que j’entendais cependant c’était toujours le texte que j’avais proféré et qui me paraissait toujours plus anémique, toujours plus confus et pourquoi ne pas le dire, sénile. Je me hasardai à faire des corrections, rien ne me satisfaisait et mes histoires se ressentaient de ces nombreux rapiéçages et corrections. Toutefois, je n’ai pas eu le courage de l’interpeller. Je suis resté silencieux, je me sentais accablé, dictant toujours moins chaque jour. Je savais qu’à ce train, je ne parviendrais pas à terminer mon nouveau livre, et même la peur de rencontrer mon éditeur ne me motivait pas à composer de nouvelles histoires. Je réalisais qu’elle était devenue indispensable, que je dépendais de ses modifications et que la seule chose que je désirais, c’était d’écrire des textes pour les voir dérangés, réordonnés, construisant à travers le dialogue des labyrinthes toujours plus complexes.
Cette situation durait depuis quelques mois, lorsque je reçus la visite de l’écrivaillon que j’avais mis de côté. Admirateur exalté, il faisait l’éloge de mon nouveau livre, me tissait des louanges et faisait des commentaires quasiment inintelligibles. Mais je n’étais pas au courant de ce nouveau livre, et j’avais pleinement conscience que mes histoires étaient décousues, dépourvues de trame et de structure. Je savais qu’aucun éditeur ne publierait pareils textes, même s’ils portaient ma signature. Je pensai que, las de ne pas recevoir de nouvelles histoires, mon éditeur avait lancé une réédition d’œuvres anciennes épuisées, mais l’écrivaillon me démentit. Il m’assura en outre que ces histoires étaient ce que j’avais publié de meilleur. Il exagérait en disant que Dédale n’avait pas composé des labyrinthes aussi sophistiqués que les miens. Je lui demandai alors de me donner un exemple de ce qui lui plaisait tant et il lit lut un extrait d’une nouvelle. Je me sentis transfiguré. Un mélange de plaisir et de terreur m’envahit. Cette nouvelle était de moi, mais je ne l’avais jamais écrite. Je reconnaissais mon idée, le grain d’une idée que j’avais lancé à ma secrétaire, mais ce grain s’était transformé en une semence qui avait germé, verdoyante, et avait crû jusqu’à devenir un arbre luxuriant que je ne connaissais pas, bien qu’il fît partie de moi. À ma demande, l’écrivaillon a continué sa lecture et a fini par lire tout le livre, mon livre, dont je savais pourtant qu’il n’avait pas fructifié à travers moi. Ces histoires étaient les miennes, même si je ne les avais jamais énoncées. Le style était si proche du mien que moi-même j’avais du mal à montrer les différences. Seulement, chaque mot semblait dégager une luminosité, un brillant que – je le savais – mes textes n’avaient jamais possédés.
Elle m’avait entièrement usurpé. Elle s’était passée de moi, et avait même refusé le jeu d’échec initial de la composition. Je ne peux pas, je ne veux pas la démasquer, car cela me détruirait. En outre, je reconnais que ces textes sont les miens, et ces nouvelles s’accordent avec mes œuvres du passé, les amplifient et leur donnent une nouvelle dimension, de nouvelles significations. Sans ma production actuelle, mes nouvelles antérieures seraient tronquées, inexpliquées et inexplicables.
Je devins l’écrivain le plus célébré de mon pays. Je rencontrai le succès de mon vivant et je serai un classique après ma mort. Cependant, elle n’est qu’un fantôme. Elle dépend de moi pour publier ses textes et personne ne la croirait si un jour elle révélait être la véritable auteure de mes livres. Je suis Borges, le grand Borges, aimé et reconnu, admiré. Elle est une secrétaire sans nom et sans présence, environnée d’un silence toujours plus visqueux, qui mourra à l’instant même où mes yeux se fermeront définitivement. Aveugle et silencieux, c’est moi qui resplendit souverainement et je l’observe se consumer à l’intérieur de la gloire. Après ma mort, elle ne pourra plus usurper ma voix sous peine de se révéler une imitatrice sans valeur. Pour préserver l’œuvre qu’elle a créée elle devra garder le silence. Et pour qu’elle disparaisse pour toujours, je me tais également, et je dois la laisser emmurée pour toujours dans le meilleur labyrinthe qu’elle ait jamais construit : le silence indifférent de l’Autre.
Lúcia Bettencourt
« La secrétaire de Borges», A secretária de Borges
2006, editora Record, Rio de Janeiro.
Lauréat du prix SESC.
Nouvelle traduite du portugais (Brésil)
par Émilie Audigier et Stephen Chao.