PORTRAITS DE FAMILLE 3
L'enfant sous le piano
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
L'ENFANT SOUS LE PIANO
L’enfant aime se cacher ; tout espace est pour lui une chambre célibataire. Refuge, asile, grenier, trésors arrachés à la vie quotidienne. Le piano dont la masse inquiétante dispose d’un vaste sous-bois : l’enfant l’adopte ; il en fait sa chambre; il tend une toile entre les pieds de l’éléphant-piano ; il accumule, amasse les conquêtes et dans une ordonnance sévère en interdit l’approche.
Au - dessus de lui, (il est accroupi), la panse de l’instrument est remplie de sons ; ils sont mystérieusement présents, frémissent au moindre souffle, mais leur orage peut éclater d’un moment à l’autre. L’enfant est prudent, il chuchote et ses mouvements sont lents ; il ne veut pas réveiller ce gros animal. Tour à tour il prend peur et se rassure. Comme il ne sait pas encore rêver, il s’endort.
Des nouvelles de l’appartement
L’éducation est stricte ; dans l’appartement, il n’y a pas de glace où se regarder. Ce n’est pas très important, pense l’enfant, ce qui manque plutôt c’est le monde qu’on pourrait y voir, à l’occasion.
L’occasion vient. Une visite chez un ami de ses parents. Il les accompagne, on ne s’occupe pas de lui. Contre le mur est appuyée une table tour à fait ordinaire. Sous cette table s’ouvre un couloir lumineux, des reflets en forme d’arcades, tant qu’on dirait un souterrain, une grotte d’Ali Baba ; l’enfant se glisse sous la table, il veut entrer là ; on le rappelle à l’ordre, il se redresse. « Qu’est ce que tu fais là ? – Rien, rien »
Les marteaux
L’enfant aime courir. N’importe où, juste courir. Pour rien. Ni pour attraper un train, ni pour arriver à l’heure, ni rien. –« Pourquoi tu cours comme ça ? – Je ne sais pas ».
Le prof. de piano disait « tes doigts comme de petits marteaux » ; une mécanique,. une ritournelle.
Bouger les doigts, c’est tout ; et les jambes, c’est pareil, pense l’enfant. Il court c’est tout.
Comme il court sans se soucier d’aller quelque part, l’enfant pense sans savoir qu’il pense. Pourtant, il entend ce mot toute la journée : « Tu as pensé à mettre un pull ? à te laver les mains, à revoir tes cours ? Mais enfin, à quoi penses-tu ? » Tac, Tac, autant de petits marteaux.
L’oubli
Heureusement avec les marteaux vient le mot « oublier ». On oublie beaucoup, pense l’enfant. Les clefs, les parapluies, les foulards, les gants, d’éteindre la lumière, de répondre au téléphone ou le rôti dans le four - « Ah ! j’ai oublié, où avais-je la tête ? ». Lui aussi on l’avait oublié une fois, dit sa mère. Elle rit. L’oubli est l’envers de la pensée, ce n’est pas si grave que ça, pense-t-il.
L’imperméable, la pluie
Tous ces ennuis en travers de la route. Le capuchon, les bottes.
Tomber
En courant comme il le fait, tête et jambes projetées en avant l‘enfant tombe fréquemment ; dans le vertige de la chute, il se sent brave, impétueux, héros discret d’une minuscule aventure ; écorchures et bandages en sont la preuve. Il aime ça, l’air pirate.
Ils racontent
L’enfant s’étonne de ce que les gens racontent. Ça ne ressemble pas. Pourtant ils ne mentent pas. L’invention vient toute seule, s’enroule autour du récit, s’y accroche, ne fait plus qu’un avec lui. C’est comme ajouter du sucre dans un yaourt, il se dissout, on ne peut plus séparer le sucre de la crème. On ne sait plus que croire, le plus simple est de tout gober, se dit l’enfant, on verra après.
La chambre
L’enfant est heureux d’avoir sa chambre. Il la transporte avec lui, à l’intérieur. Le mot « intérieur » lui plait, il y a « rieur » dans intérieur, il aime ça. Il se souvient du piano, le gros animal sous lequel il se blottissait. Sa chambre, un animal-piano.
Les mots
Écouter, entendre, l’enfant est entouré de mots. Sonnants, trébuchants. Il les tourne et retourne, les assemble, les dépiaute, les scrute, les sculpte. Les mots se prêtent aux jeux, ils dansent.
L’enfant sait qu’il est inutile de vouloir les saisir. Autant de nuages à recomposer pour le plaisir. La musique des mots, leurs tons, leurs accents.
Tu as rangé ta chambre ?
Comment ranger ? ça veut dire quoi « ranger »? Ce sont les mots qu’il faudrait ranger, pense l’enfant. Les mots pour dire ‘ranger’, par exemple.
Plus tard
« Plus tard », ou : « quand je serai grand », ou : « je voudrais ». L’enfant ne sait ce qu’il voudrait ni ce qu’est ‘plus tard’ ni non plus ‘ être grand’, on lui pose la question et il répond - « Je ne sais pas . Poli.
Décidément
Décidément les mots ne disent jamais ce qu’ils veulent dire. Indisciplinés, vagues, ils flottent selon le genre des gens et le ton qu’ils prennent. « range » ou « plus tard » ou encore « va jouer plus loin » : des impératifs aléatoires. Combinables
Les choses arrivent
L’enfant ne prévoit pas ; les choses arrivent sous forme d’occasions, de chute, de rencontres ; la porte ne s’ouvre plus, un livre tombe, l’étagère s’écroule, les verres se cassent. Ce sont les choses qui jugent ; l’enfant est maladroit et les choses le savent, elles le lui rappellent. Quelque fois avec tendresse, quelque fois durement. Quelque fois ça tombe bien. Ou assez bien. Quelque fois vraiment mal. On ne sait pas.
Ça se complique
La pensée, comme une chambre, a besoin d’une porte. Et cette porte, d’une clef.
L’enfant ouvre la porte, un clic : la clef a fonctionné. Il entre dans la pensée comme dans un palais. Sur la pointe des pieds. Timide d’abord, il s’enhardit.
La pensée l’attendrait-elle ?
Anne Cauquelin
L'enfant sous le piano, 2022