MUTATION D'UN BIPÈDE SANS PLUMES
Mercredi 20 août, 15h30
T. Ezna, interne psychiatre
10h50 : arrivée du patient aux urgences psychiatriques, attaché par l’équipe du Samu.
Homme, 1m75 environ, corpulence moyenne, la quarantaine. Nu sous un large pull en laine, état d’incurie extrême. Identité inconnue.
Le rapport de police fait état d’une agression du patient sur une femme dans la rue Saint-Barthélemy. Circonstances floues. Il aurait été surpris pourchassant ladite femme à quatre pattes, après l’avoir mordue au mollet gauche.
À son arrivée dans le service, l’équipe médicale constate que le patient urine et défèque à même le matelas, tente de manger ses excréments, émet des sons rauques lorsqu’on l’approche. Présente un état d’agitation important. Ne semble pas avoir accès au langage.
À ma demande : analyse d’urines et bilan sanguin classique, ainsi qu’un électrocardiogramme initial. Lors des prélèvements et examens, l’homme tente de mordre les infirmiers à plusieurs reprises. Injection de 2 ampoules de Loxapac. Passé 30 min. le patient s’endort. Profitons de l’état de sommeil pour pratiquer un scanner cérébral.
Résultats d’analyses : bilans sanguins normaux, absence de toxiques dans le sang et les urines. ECG initial et scanner normaux.
15h : patient transféré en service psychiatrique pour une durée indéterminée, protocole de contention.
Hypothèses médicales, compte-tenu du bilan somatique normal :
- déficit cognitif, syndrome autistique sévère ?
- schizophrénie non traitée avec phénomène d’hallucination intrapsychique ?
Tu es traité comme un moins que rien, de la viande, de la merde. Ils se jettent sur toi, t’attachent, te piquent, te perfusent. Ton corps ne t’appartient pas. Leurs bras sont puissants, sentent la javel, comme les murs, comme le sol. Ça empeste la propreté artificielle. Ils te font mal, s’en foutent.
Ne veulent rien entendre, tu cries ils se rapprochent, affirment leur force. Tu veux qu’ils s’éloignent. Rien à faire.
Ils pensent tout savoir, comme si leurs connaissances médicales leur donnaient le pouvoir de décider de la vie qu’il faut mener. Je les emmerde.
Tu te réveilles attaché à un putain de lit dégueulasse, plein des tâches des odeurs des autres, de tous ceux qui sont passés avant toi. Leurs cris résonnent encore. L’air est moite, visqueux, ça colle à la peau, aux poils.
J’ai tout de suite compris. Impossible de mener la vie qu’on désire.
Tu as faim. Tu ne peux pas bouger. Tu te calmes et tu attends. Leur drogue est puissante, ça aide.
Jeudi 21 août, 7 heures
T. Ezna, interne psychiatre
Examen clinique complet du médecin généraliste : normal.
Mutique, calme, faciès détendu. Encore somnolent.
Me suit bien du regard, mais ne manifeste aucune réponse langagière ou comportementale à mes questions. Dissocié ? Halluciné ?
Mange par terre, n’utilise aucun couvert. A uriné et déféqué sur le sol de la chambre d’isolement. N’appelle pas les infirmiers pour ses besoins.
Poursuite de l’isolement pour observation. Levée de la contention.
Introduction du Risperdal ce jour, à 1 mg le soir.
Arrêt du Loxapac en systématique, à administrer uniquement en cas d’agitation après avoir appelé l’interne de garde.
Prévoir IRM cérébrale et électroencéphalogramme.
Ce rêve où je reviens à la maison. Elle est toujours là, elles y vivent encore. Sophie et les filles. Elles m’accueillent comme si je n’étais jamais parti.
Je vois son sourire en demi-lune, me souviens des raisons qui m’ont poussé à la fuir. Je suis bien de retour, définitivement, je ne peux rien contre ça. C’est terrible. Son air hypocrite, sa façon de laisser entendre en creux qu’elle est une bonne mère, la meilleure épouse. Je veux lui dire quelque chose, les sons refusent de sortir de ma bouche pourtant ouverte. De toute façon, tout acte de parole serait assimilé à une tentative de désobéissance. Sournoise, hypocrite. Hypocrite. Elle transforme mes filles en des monstres d’apparence. À son image. Me laisse comprendre que je ne trouverai jamais mieux, que je ne la mérite pas plus que tout le reste. Je veux lui arracher les tripes à mains nues. Mais les filles sont là, me regardent, m’appellent « papa», me demandent de venir leur lire une histoire. Leurs visages si purs. Et je sais, je sais qu’elles n’y échapperont pas, qu’elles deviendront comme leur mère. Je ne peux rien y faire, pas même les prévenir, elles ne me croiraient pas, ne comprendraient pas. Elles sont trop jeunes.
J’ai peur d’elles. Je ne veux pas leur lire cette histoire, mais elles me dévisagent. De leur air tendre. Je dis « d’accord ».
Je ne suis plus attaché au lit. La chambre est froide, faussement blanche. Le cuir des sangles pendant aux barreaux, éclaté. Je suis trempé. J’ai soif.
Jeudi 21 août, 16h30
T. Ezna, interne psychiatre
Nette amélioration comportementale. Bon contact. Calme. Bonne présentation. Demandes aux infirmiers adaptées autour de l’hygiène, des repas.
1er entretien contributif avec le patient. Compétences langagières de bonne qualité. Pas de désorganisation psychique. Discours cohérent.
État clinique somatique stable.
A déjeuné ce midi assis avec des couverts. Ne présente plus aucun comportement régressif.
Pas de phénomène hallucinatoire, aucun signe de dissociation psychotique.
Durant notre entretien, il répète à quatre reprises qu’il doit sortir pour retrouver quelqu’un. Quand je l’interroge sur son identité, son adresse, il ne répond pas. Pas davantage quand je lui demande où trouver, comment contacter cette personne. Je lui rappelle les raisons de son hospitalisation : l’agression dans la rue, son état de santé à son arrivée aux urgences, il n’émet aucun commentaire. Reste mutique en me regardant droit dans les yeux. J’énonce le souhait qu’il m’en dise plus le lendemain.
Alliance thérapeutique encore très fragile. Poursuite de l’isolement avec possibilité de sorties pour activités thérapeutiques en fonction de l’état clinique.
Augmentation du Risperdal demain à 1 mg 2 fois/jour.
Hypothèses médicales : bouffée délirante aigüe avec mécanismes psychotiques transitoires ou dissociation d’origine post-traumatique, hystérique. Syndrome autistique écarté.
Je dois retrouver les miens. J’ai bien fait de partir, de quitter cette vie qui était faite pour un autre. Pour celui qui aurait pu rendre Sophie heureuse ou se contenter de faire semblant d’y parvenir ou de faire semblant d’être heureux sans y parvenir. Ce n’était pas moi. Chaque soir à me demander comment sortir de là. Elle n’était pas si mauvaise, elle ne doit toujours pas comprendre pourquoi je l’ai quittée. Un éternel mensonge dont elle se convainc elle-même. C’est ce qu’ils font tous, autant qu’ils sont. Tu essayes à tout prix de paraître heureux, tu suis des principes qui t’échappent. Obéir aveuglément à un patron, s’humilier devant des objectifs qui ne te regardent même pas. Ingérer de la norme, en bouffer plus que tu n’en peux, la reproduire, la transmettre.
J’ai d’abord quitté ma femme avant de rencontrer Lila. Je n’ai pas été infidèle.
Je n’étais ni bouleversé ni abattu, comme on m’avait fait croire que je le serai. Un immense relâchement. Lila est arrivée après. Nous nous sommes tout de suite aimés. Elle n’aspire qu’à vivre, seulement ça. Se fout des apparences, ne me demande rien. Ne m’impose pas de jouer un rôle. Elle a deux fils, je les considère comme miens. Nous sommes heureux, n’avons de comptes à rendre à personne.
J’ai abandonné mon travail, sans lettre de démission, juste cessé d’y aller, de me déguiser, de mentir. Je n’ai pas besoin d’argent pour vivre. Plus envie de m’aliéner à cette société malade ni de dépendre de ses faveurs. Je n’ai besoin de rien. Les autres possèdent assez pour nous. Ils ont trop. Ce qu’ils n’utilisent pas, on peut vivre de ça. Tant pis si ça ne leur plaît pas, comme cette grosse qui voulait me virer de ses poubelles. Ils disent que je l’ai attaquée, qu’elle va porter plainte.
Vendredi 22 août, 8h45
T. Ezna, interne psychiatre
État clinique stable. Légèrement sthénique, faciès crispé. Bon sommeil, bon appétit.
Capacités cognitives et langagières normales.
A entretenu une conversation ce matin, m’a immédiatement demandé de contacter sa femme pour le faire sortir. M’a expliqué l’avoir récemment quittée pour une nouvelle histoire d’amour. Refuse catégoriquement de parler de cette nouvelle rencontre. Présente une agitation anxieuse en parlant de cette dernière, répète qu’on doit la laisser tranquille.
Après l’avoir rassuré sur ce point, a consenti à me donner son identité ainsi que celle de sa femme : M. Sébastien et Mme Sophie Marin.
Augmentation du Risperdal à 3 mg par jour.
Les seuls êtres que j’aime sont dehors, ne savent pas où je suis, doivent être morts d’inquiétude. Tout le monde s’en fout ici. Personne ne pense à ce qui est bon pour moi, pour mes proches, pour Lila, pour nos fils. Je l’ai bien vu à l’air condescendant du médecin. Ils peuvent m’enfermer tant qu’ils veulent. Je m’en contrefous, je retournerai près des miens.
Ces espèces de maîtres à penser ne désirent qu’une chose : prouver que le bonheur, c’est leur modèle de vie lamentable. Ont-ils besoin que je m’incline, queue entre les jambes, pour leur montrer qu’ils ont raison ? Ont-ils besoin de me voir à terre, asservi, suppliant leur clémence ? Soit ; je leur ferai croire ce qu’ils veulent. Je m’engagerai à trouver un toit, puisqu’ils imaginent qu’on est plus heureux enfermé qu’à l’air libre. Ou mieux, je leur dirai que je compte m’installer de nouveau avec ma femme. Je jouerai les repentis, je sais faire. Ils n’auront pas d’autre choix que de me relâcher. Et je retournerai auprès de Lila.
Seuls les moments passés avec elle valent la peine d’être vécus. Seuls l’amour et la liberté. Pas les biens, pas la propriété, pas le mariage, pas leurs institutions, pas le travail. Pas la somme de ces aliénations consenties.
Ils vont appeler Sophie, elle signera les papiers pour me faire sortir.
Vendredi 22 août, 14h15
T. Ezna, interne psychiatre
Après l’entretien avec M. Marin, ai contacté sa femme, Mme Sophie Marin. Cette dernière a immédiatement souhaité me rencontrer.
Elle arrive à l’hôpital moins d’une heure après mon appel, dans un état de grande nervosité. Elle m’apprend qu’elle et M. Marin sont actuellement en instance de divorce, qu’elle demande pour le motif d’abandon du domicile conjugal. M. Marin les a quittées, elle et leurs deux filles, six mois plus tôt. Elle ne lui a plus parlé depuis.
Quand je lui demande les raisons du départ de son mari, elle évoque le décès de sa mère deux années auparavant (dont il était très proche, deuil qui l’a accablé de chagrin, ce qui a grandement affecté leur vie de couple), puis le décès de leur chienne Toupie à la suite duquel il aurait, selon les termes de Mme Marin, « pété les plombs ». M. Marin serait alors devenu mutique, aurait cessé de s’alimenter, de se laver, de se vêtir. Un matin, il est parti, sans affaires, sans papiers ni argent.
À l’évocation de la nouvelle compagne de son mari, Mme Marin fond en larmes. Elle m’explique que, après de longues recherches, elle a fini par retrouver son mari sous un pont de la ville voisine. Selon elle, c’est là qu’il vit désormais depuis au moins huit semaines. Elle a effectivement constaté qu’il n’était pas seul.
Apparemment désorientée, elle me demande de préciser ce que j’entends par le terme de « compagne », si ce sont bien les mots qu’a utilisés son mari. Je lui réponds par l’affirmative. Elle se tait un long moment, paraît en état de choc.
Mme Marin me montre alors une photo de lui qu’elle a prise à la demande de son avocat : on le voit lové, sur un amas de cartons, à demi nu, contre un chien. Il y a deux autres chiens derrière eux.
Il me faut un bon quart d’heure pour calmer Mme Marin.
Je l’informe que, selon toute vraisemblance, M. Marin souffre d’une dissociation d’origine traumatique avec un dédoublement de personnalité dont il n’a sans doute pas conscience. Son état nécessite de poursuivre l’hospitalisation pour observation et affirmation d’un diagnostic.
Mme Marin se dit prête à remplir un dossier pour hospitalisation à la demande d’un tiers.
Je la sens, elle est là, je reconnais son odeur. J’ai entendu ses pas dans le couloir, elle a dû aller dans le bureau du toubib.
Il faut que je me prépare, ils vont venir me voir. Que je joue le jeu, que je montre le visage de l’époux docile qu’elle a toujours connu. Elle va demander où j’étais. Je ne parlerai ni de Lila ni des garçons. Je dirai que je m’étais égaré, sans préciser davantage. Que je suis prêt à revenir.
Il faut que je me concentre sur ce dernier point. Elle a besoin de ça, de cette vie normée avec son mari, son jouet domestique. Elle va signer les papiers, ils vont me faire sortir.
Alice Azzarelli,
Mutation d'un bipède sans plumes,
Le Lampadaire, 2015.