PORTRAITS DE FAMILLE 2
Le jour de la photo
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
LE JOUR DE LA PHOTO
Je me demande si je vais pouvoir passer la nuit ici, seule. J’ai peur du noir. Je n’aime pas dormir seule dans une maison. J’ai peur.
Ma mère, elle, n’avait pas peur du noir : quelle que soit la maison, et même à l’hôtel, elle allait et venait sans allumer l’électricité. On lui disait, mais maman, tu as des yeux de chat, et c’était vrai, elle se dirigeait dans la maison, dans les couloirs, entre les meubles, sans jamais se heurter, sans un bruit, d’un pas souple et silencieux de chat. Ou de fantôme. Mon père, lui, se cognait contre la table, le fauteuil, la chaise, jurait pestait, cherchait à tâtons l’interrupteur (qui, dans la nuit, prenait un malin plaisir à se déplacer de quelques centimètres, oh pas grand-chose, juste suffisamment pour que la grosse main de Kolia palpât le mur en hésitant, ses doigts effectuant une danse prudente mais déterminée, il lui fallait allumer avant de descendre les escaliers, Kolia avait si peur de se retrouver nez à nez avec un spectre ou avec un petit garçon blond pétrifié qui chantait à tue-tête dans le grand escalier de pierre pour se donner du courage et faire fuir les vampires, un petit garçon qui adorait les histoires de sorcières des neiges que lui racontait sa mère, qui s’endormait en murmurant, bonne nuit Babayaga, à demain, sois gentille, protège moi, ne m’envoie pas de cauchemars, tu sais, moi je t’aime bien, pour essayer de s’assurer les bonnes grâces de la fée mal aimée, un petit garçon blond très conscient de son pouvoir de séduction mais au fond, tout petit et très inquiet, Kolia mon père avait une peur panique de se retrouver nez à nez dans le noir avec l’enfant qu’il avait été et ne cessait pas d’être).
J’ai peur du noir.
Je suis assise sur les marches du perron, le soleil décline doucement, j’ai encore le temps de rentrer ce soir à Paris si je n’ai pas le courage de dormir seule dans la grande maison… Ou alors, je peux décider d’aller à l’hôtel. L’île est déserte, il n’y a pas de touristes, pas de vacanciers.
Pour l’heure, je regarde le jardin. Le cerisier est en train de mourir, ses branches sont malingres, le vent le fait couiner doucement, on dirait qu’il appelle, on dirait qu’il se plaint. Peut être qu’il cherche ma grand-mère. Grany installait sa chaise longue contre lui, tous les étés, pour somnoler, pour écosser les petits pois, pour nous lire un livre, pour bavarder avec le jardinier, pour nous prendre en photo, chaque année.
La photo, c’était le signal de la rentrée prochaine. Un matin, elle décrétait qu’il était temps de faire la photo de famille, sa photo de fin d’été. Nous étions à son goût, suffisamment bronzés et bien portants après presque un mois de vacances auprès d’elle et de Grand-Père Jakob pour figurer dans son album. Ce rituel lui procurait un plaisir infini.
Un matin, il fallait faire la photo, un matin sans doute où la lumière lui semblait assez belle mais plus aussi violente qu’en juillet, un matin peut-être où le cauchemar familier était revenu, un cauchemar que je l’avais entendu raconter à Hannah, l’oreille collée contre la porte de sa chambre. La vieille Hannah venait rendre visite à ma grand-mère tous les jeudis après-midis, elles s’enfermaient dans la chambre de Grany, et je me demandais vraiment ce que pouvaient se raconter ces deux vieilles dames, et aussi, ce qu’elles avaient à cacher, quels secrets elles échangeaient pour avoir à s’isoler de nous tous. A tout petits pas, en retenant ma respiration jusqu’à devenir tout à fait écarlate, je me postais derrière la porte peinte en gris et bleu, je regardais passer l’araignée minuscule qui logeait dans un trou microscopique juste au-dessus des gonds, et j’écoutais. C’est un cauchemar Hannah qui revient si souvent… C’est épuisant… Je les revois, je les revois clairement, je les revois tous, alignés les uns derrière les autres sous la neige, je vois le regard affolée de Maman, les larmes baignent son visage, je revois mon père qui refuse de lâcher la main de Samuel, j’entends les cris et les coups de bottes qui écrasent son visage, il y a cette tache de sang dans la neige qui dessine une licorne, et puis cette femme en uniforme qui me tape dans le dos, me pousse en me disant : « toi, viens par ici, suis les autres », je me retourne, j’entends Maman qui crie « va ma chérie, va vite, sauve toi ! », elle serre Samuel contre sa poitrine, les grands yeux noirs de Samuel… La nuit, Hannah, la nuit, est peuplée par les grands yeux noirs de Samuel, je les revois, je les revois comme je te vois, Hannah, ses yeux comme du velours… J’entends sa voix, il crie « Malka ! tu vas où ? », et là, je me réveille ou bien Jakob me réveille, sa main me caresse la joue, il a son sourire triste, tu sais Hannah, et il me dit « ils sont revenus cette nuit ?... », et alors, le lendemain, je dois faire la photo. Tu comprends ? Je veux ma photo de fin d’été. Je les veux tous autour de moi, sous le cerisier. J’en fais faire un rouleau, une pellicule de douze, une par personne tu comprends, comme ça, ils choisissent chacun celle qu’ils préfèrent. C’est Joli Cœur qui descend à bicyclette au village pour déposer le film chez le photographe, c’est « sa mission » comme il dit, il prend un petit air si sérieux et concerné, c’est magnifique. Il sait que c’est très important pour moi, il se sent responsable tu comprends Hannah ? Et puis, le lendemain matin, il va les chercher sur son vélo rouge, je lui donne mon porte-monnaie, il rapporte un petit sac avec douze croissants chauds et le paquet avec mes photos. Je suis la première à choisir, je prends la meilleure des douze photos, je colle la photo dans mon album, et après, ils se débrouillent entre eux. Moi, j’ai conjuré le mauvais sort.
Je range l’album sur ma table de nuit, et quand je sens que la nuit menace d’être douloureuse, avant de m’endormir, je regarde la photo du cerisier, avec tous mes enfants et mes petits dessous, autour de moi et de Jakob, leurs visages souriants, rigolards ou renfrognés (souvent Simon ne sourit pas sur la photo mais il est tout de même très beau), je les regarde, je ferme les yeux, si l’image est claire et précise, alors, je sais que je peux éteindre calmement la lumière, sans crainte, tu comprends…
Moi je ne dormirai pas dans la maison. J’ai peur du noir.
Françoise Sliwka
Dimanche matin peut-être
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