PORTRAITS DE FAMILLE 2
Le compromis
Chapitre 1. La place de la Concorde
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
LA PLACE DE LA CONCORDE

Au moment de m’enfuir, je fais machinalement un dernier geste vers lui il croit que je veux parler je n’ai rien à dire.
Puis il demande à rester seul avec Marie-Hélène, nous apprendrons
qu’il lui a confié la mission de le photographier « après », il ajoute :
« mais seulement si je suis présentable ».

L’attitude à prendre devant un mort ne va pas de soi. Une personne commande le respect. Mais une chose ? Gaston gît dans la pénombre, sur un des deux lits jumeaux de la chambre conjugale. Nous hésitons. C’est mon frère Serge qui nous tire d'affaire, il entre, sans précautions, sans même baisser la voix (comme on a tendance à faire dans la chambre d’un mort), déclare qu'il faut faire de la lumière, ouvre grands les volets. La chambre est inondée de soleil,
la photographe peut se mettre au travail.


Gaston voulait que nous l’enterrions non dans le cimetière communautaire, mais tout près de chez lui, au pied de la chapelle Saint-Roch dont il avait entrepris la restauration dans les dernières années de sa vie. C'est donc là qu'on creusa sa tombe. Je pris moi-même une pelle pour aider les fossoyeurs, tant j’avais hâte de me défaire du cadavre. Nul monument, si ce n'est quelques fleurs et un morceau de schiste sur lequel furent gravés, un peu à la va-vite, son nom et la date de sa mort. Je me suis arrêté quinze ans plus tard devant cette sépulture à peine visible sous les herbes qui l'avaient envahie, je fis cette réflexion que si j'avais fouillé la terre à cet endroit j'aurais trouvé des os je n'aurais pas trouvé mon père.

(On a voulu donner une figure au deuil en déposant une lourde masse architecturale au milieu de l'ancien champ de bataille de Verdun. Puis, prenant sans doute conscience du mensonge, on a voulu montrer aussi la terrible réalité que l'emphase héroïque et patriotique avait pour fonction de sublimer, ou de cacher. Pour qui fait le tour du long édifice, des baies vitrées s'ouvrent à ras de terre, invitant le visiteur à se pencher pour mater les restes sans noms des 130.000 soldats morts. Je me souviens
de mon peu d'émotion devant l'entassement des os, qui, au lieu de
montrer la mort, en exposait seulement le résultat. Le nombre même avait perdu de son sens. À supposer que le cataclysme n'eût pas eu lieu, les 130.000 hommes, aujourd'hui, n'en seraient pas moins morts ! il ne resterait d'eux que les pièces détachées de leurs squelettes, lesquelles ne feraient que s'ajouter aux débris osseux de tous les morts depuis que l'homme existe. Les marques de la guerre inscrites dans le sol, la terre bouleversée, le paysage encore barré par les tranchées, encore éventré par d’énormes cratères de mines, sont plus éloquents et mieux aptes à suggérer la mort et l'horreur dans leur insupportable vérité, parce qu'ils mettent moins sur la voie de la mort elle-même que sur celle du combat et de l'agonie. On ne voit pas la mort. )

*
Il reste de Gaston un certain nombre de certificats, dont l'authenticité est rendue indiscutable à force de signatures, de paraphes, de timbres, d'en-têtes officiels et de cachets émanant des autorités compétentes.
(… Liste et description succincte des pièces…)
Question. Quels sont les événements de la vie d'un homme que l'autorité sociale entend certifier et authentifier ? Pourquoi ceux-là plutôt que d'autres? Quels sont les critères de son choix ?
Deuxième question. Quelle réalité biographique concrète est-il possible d'induire à partir de ces seules attestations ? Qu'en est-il de l'être de Henri Gaston F, mort à Crépol (Drôme), le 18 septembre 1983 ? Wie steht es mit dem Sein ? demande, dans son Introduction à la métaphysique, le philosophe fribourgeois Martin Heidegger
(que les autorités alliées placèrent sous Lehrverbot — « interdiction
d’enseigner » — à cause de ses compromissions avec le régime nazi).

*
Je marche à côté de Gaston,
le long du train qui est à quai en partance pour Strasbourg et l’Allemagne occupée. Passant à la hauteur des première classe, il ne peut s’empêcher de goguenarder : « Il faut être au moins député pour voyager là-dedans ! »
À bas les voleurs ! criait-on le 6 février 1934, place de la Concorde. Une caricature de l’époque montre le Palais Bourbon comme secoué par un tremblement de terre, les colonnes se fissurent, chancellent, l’édifice tout entier va s’effondrer. Pris de panique, les députés — ridicules pantins en habit noir — dégringolent les degrés de pierre et se carapatent vite fait pour éviter d’être aplatis sous les décombres. Légende : « Le régime parlementaire s’écroule ». Les députés sont malhonnêtes, ne pensent qu’à s’enrichir, tous corrompus, tous compromis avec des financiers véreux, des escrocs façon Stavisky, des banquiers juifs, des métèques, des francs-maçons. Incapables par conséquent de lutter de manière efficace contre le danger communiste.
(… C’est la révolution ! Le peuple se soulève, il se venge en détruisant tout ! Des hommes comme des ouvriers en grève envahissent la maison, les salons, les chambres, pillant et saccageant, plusieurs d’entre eux cachent dans leurs poches des bibelots précieux, d’autres saisissent de lourds objets qu’ils lancent sur les tableaux, sur les glaces, le grand miroir du salon vole en éclats, une fumée âcre enveloppe la scène…)
Une note secrète, signée du Chef d’état major de la Région militaire de Paris et intitulée Note sur la défense de la Région parisienne contre l’ennemi intérieur en temps de guerre, a récemment été retrouvée dans les archives du Service Historique de l’Armée de Terre (château de Vincennes) par l’historien Georges Duval, qui m’apprend qu’elle fut, à la demande du Maréchal Pétain (alors Inspecteur de la Défense Aérienne du Territoire), adressée au ministre de la Guerre en novembre 1932. La haute autorité militaire est apparemment préoccupée davantage par le complot intérieur que par la montée en puissance de l’Allemagne nazie, — d’accord en cela avec le discours des Jeunesses Patriotes de Pierre Taittinger, qui se présentent (article premier de leurs statuts) comme « un groupement de citoyens français pour la défense du territoire national contre les dangers de la révolution intérieure… »
Le complot communiste menace la France derrière l’apparence légale d’un parti : sa préparation minutieuse et dépourvue de tout scrupule, sa rapidité de réaction, la violence contre l’ordre établi, la désagrégation sociale. Fort de la tradition et de l’expérience révolutionnaires de la France (dit le rapport), le prolétariat conduit naturellement au soulèvement insurrectionnel, la classe ouvrière est une classe dangereuse, plutôt campée qu’installée, mélangée aux déracinés de toutes origines, étrangers et gens de couleur, l’agglomération parisienne offrant à l’insurrection des facilités que Paris n’avait encore jamais connues, même aux pires moments de la Commune, une véritable armée secrète aux ordres de l’étranger…
(« Aujourd'hui, après notre voyage en Russie, je demande
en toute honnêteté à nos camarades français dans la bataille sociale où le prolétariat mondial est engagé, de venir prendre rang dans l'Internationale de Moscou... Notre devoir est de signifier à la bourgeoisie notre volonté d'aller là-bas nous mettre côte à côte avec la grande révolution russe… » Marcel Cachin, 1925 )
… qui constitue indiscutablement un fait de trahison, le danger d’insurrection communiste est un problème de guerre, qui doit être résolu par l’armée, aidée seulement des autres forces de répression et faisant appel aux associations patriotiques dans le cadre légal de l’état de siège, puis de l’état de guerre, sous un commandement unique, et militaire. Les donneurs de conseils (poursuit le rapport) seront impitoyablement évincés, la répression d’une inflexible dureté : saisie des meneurs et des agitateurs et leur regroupement comme otages, expulsion des étrangers et des coloniaux indésirables, interdiction des publications et des réunions de nature à exciter ou à entretenir le désordre, invitation à la population d’avoir à quitter l’agglomération parisienne, organisation de l’appareil judiciaire militaire et d’une juridiction spéciale rapide dans la prison du Cherche-midi, douze régiments dotés massivement d’armements modernes diversifiés, des chars, des engins de transport blindés, une compagnie de projecteurs, une artillerie tractée équipée de canons de 15 et de 75, une demi-escadrille d’avions, des bombardements, des lance-flammes, des gaz suffocants…

J’essaie d’affronter aujourd’hui cette représentation, calmement : Gaston nationaliste (« patriote », anticommuniste et colonialiste), défilant au côté des ligues d’extrême droite (les Champs-Élysées et la place de la Concorde noirs de monde), réclamant un état fort, protestant contre le renvoi par Daladier du préfet de police Chiappe, etc. — tout cela inaudible
depuis l’espace construit par la famille C un jour d’été 1935
devant un rideau d’arbres dans un parc (paradis). Les deux joueurs (Gaston, René) assis l’un en face de l’autre, fauteuils en rotin, boîte du jacquet posée sur les quatre genoux, forment la base d’un triangle dans lequel s’inscrivent : Odette, au centre, cheveux noirs en bandeaux, légèrement penchée souriante vers son amie Nelly Spindler (laquelle appuie sa tête sur l’épaule d’Odette), Micheline (la femme de René), tricoteuse étendue sur un transat, et, debout auprès d’elle, un enfant blond qui est son fils. Ma grand-mère Berthe, fortuitement masquée par le premier plan, n’est pas visible (on aperçoit seulement un peu de son chapeau), alors que Léon, debout derrière sa fille Odette, occupe le sommet de la figure dont il apparaît comme la pièce maîtresse (il est le garant généreux d’une certaine forme de bonheur, il dit : « Pourquoi vous inquiéter, puisque je suis là ? »), auquel est accolé, sur le même plan que lui, mais très légèrement décalé vers la droite, un groupe de quatre personnages assis sur un banc (dit banc de square, siège et dossier cintrés en lattes de bois, pieds de fer incassables) : Henri Spindler (le collaborateur scientifique de René), Lisette (sœur de Nelly), sur qui affectueusement se penche son mari (André Bouteiller), elle-même tenant sur ses genoux un enfant : Serge, le premier fils de Gaston et d’Odette, né le 16 juin 1934.
La photographie prend acte d’un bonheur paisible, sans menaces, à quelques mètres à peine de l’endroit où je me suis moi-même arrêté — on ne voit que mon dos, le tabouret sur lequel je suis assis disparaît dans les hautes herbes ; derrière moi l’allée qui s’enfonçait sous les arbres depuis longtemps s’est effacée, fouillis de chablis, de broussailles, le sol devient marécageux au fur et à mesure qu’on progresse vers l’étang, un gamin, sur l’autre rive, me voyant approcher, me demande si moi aussi je suis venu pêcher.

Pendant sept ans (1932-1939), Gaston F fut le secrétaire particulier de Charles Bianchini (de la maison Bianchini-Férier, Fabricants de Hautes Nouveautés en Soierie, Lyon et Paris, et succursales à Londres, Bruxelles, Genève...),
qu’une photographie représente sur fond noir, neutre, sans décor
ni contexte, posant dans l’absolu, et comme se suffisant à soi-même. Porte moustache et pince-nez avec une égale perfection. Les cheveux, blancs, sont plaqués sur le crâne, les traits sont réguliers, le regard sévère, autoritaire, dominateur. L’homme est sûr de lui (compétence) et d’une stricte distinction.
La tâche de Gaston consiste à gérer les biens privés de M. Bianchini (une grande fortune), pas seulement le portefeuille mais les immeubles parisiens et la terre de Poigny-la-Forêt, entre Montfort-l'Amaury et Rambouillet, plusieurs centaines d'hectares à l'ouest de la forêt domaniale, en bois, plaines, étangs, marais, une vaste maison où recevoir de nombreux invités, des fermes… Au début de « la drôle de guerre », Gaston écrit à Odette, sa femme : « J’ai passé l’après-midi à refaire les comptes que Bianchini avait faits lui-même avant ma permission : il avait donné 11.500 francs au métayer, alors que c’est ce dernier qui en devait 3500 ! ! !… Rien que ça ! Et tout recours impossible. Tu vois la mauvaise foi des agriculteurs !… »
Alain Frontier
Le compromis, chapitre 1,
2014, éditions Sitaudis














































































































































































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