PORTRAITS DE FAMILLE 1, 2 et 3
En réponse au désastre
EN RÉPONSE AU DÉSASTRE

De son enfance passée à vivre la discrétion comme un art, on ne pouvait dire grand-chose. Suzanne s’était fondue dans la masse familiale d’une fratrie de quatre filles, elle la dernière.

On ne s’occupait pas de la Petite. D’ailleurs, avait-elle un prénom ? Suzanne était juste La Petite. Elle n’en avait pas moins un grand cœur et surtout une propension à l’imagination qui souvent l’aidait à agrémenter ses journées passées à enchainer les affaires domestiques pour la maisonnée. A ses yeux, le ménage était une tache noble, une manière d’entrer en contact avec ce qu’elle appelait « ses fantômes », ces pompons de poussière qu’elle cherchait sous les lits, preuves tangibles d’une vie qu’elle faisait rouler entre ses doigts fins avant de les souffler, non sans les regarder tomber avec grâce.

Chaque soir, avant d’aller se coucher, elle passait dans un couloir sombre sur le mur duquel était accrochée une représentation de « l’agnus dei » de Zurbaran. Devant cette reproduction qui avait fini par onduler en raison de l’humidité des lieux, elle ne pouvait s’empêcher de faire une révérence rapide, sans quitter des yeux cette vision de naissance jumelée à la finitude. La fragilité de l’agneau associée à la violence de l’homme la peinait, et un soir de lune rouge, alors qu’elle frissonnait, un rayon attira son regard. Il provenait de l’œil de l’agneau entrouvert comme une boutonnière de lumière.

La Petite resta prostrée, comme en extase. Ses yeux pris par une substance collante l’empêchèrent de se détacher. Il lui fut impossible de quitter cette vision. Mentalement, elle dénoua les pattes de l’agneau pour l’accueillir dans son ventre. Instinct maternel précoce, en petite mère de protection elle restait là, et ce fut sa grande sœur qui, lui mettant sa main sur l’épaule, la ramena sur le plancher sombre du couloir.

Une fois au lit, comme habitée, son abdomen se mit à gonfler. Météorisme céleste ou couvade ? Son ventre devenu dur, elle se mit à geindre. La douleur des éléments frottés aux atomes hormonaux s’amplifiant, la mère apporta une bouillote. Les premières perles de sang rassurèrent la famille. Suzanne venait d’avoir treize ans. Elle était dorénavant une petite femme qui, à l’image de ses grandes sœurs, aurait régulièrement ses humeurs.

Seule elle le savait, les gouttes de sang n’étaient pas seulement le signe d’une conscience ferrugineuse aussi réelle que symbolique, mais aussi la trace qu’avait laissée l’agneau en la visitant de l’intérieur, et bien qu’il fût retourné dans le tableau, cette connivence restait scintillante.

Ainsi était-elle devenue femme et mère en un seul instant.

***

L’ignorance est le contraire de l’innocence. Maintenant, elle sait. Les cauchemars ont commencé à cette époque avec cette particularité d’apparaître d’une seule couleur : en rouge.

Suzanne est enfermée avec ses images dans un aquarium sans eau, avec fenêtre sur le grand chêne. A chaque fois qu’elle s’endort, l’agneau revient de plus en plus ensanglanté jusqu’à finir par disparaître, ne laissant que quelques bouclettes blanches laineuses en souvenir de sa douloureuse présence. Elle enferme ces virgules de laine dans son médaillon.

Treize ans est une intersection où tout bascule. Sur cette passerelle entre l’enfance et l’âge adulte, Suzanne se sent pâte à modeler, un caramel changeant de forme à chaque morsure du temps. Elle a l’impression parfois qu’elle ne touche pas terre. Cette sensation d’avoir un corps trop léger l’angoisse, elle craint de s’envoler, d’être déportée à la première rafale. Elle regarde les chaussures du père qui sont comme des bateaux de cuir arrivés à bon port. Son regard glisse sur les godillots de sa sœur Augusta qui traîne les pieds. Ils ont cette chance d’être reliés à la terre ferme grâce à la complicité de leurs chaussures.

Le monde des adultes lui apparaît comme une planète de férocité. Seuls ses rêves lui tiennent chaud dans cette maison au poêle unique. Ses yeux agrafés par la candeur projettent des images contre le mur à la tapisserie beige. Dans son lit, avant de s’endormir, elle se met à voyager. Pour rejoindre cette clairière qui lui apportera le sommeil, elle doit passer par des souterrains humides. Dans les niches obscures brillent des crânes sertis de pierreries. La lumière bleue sortie de son nombril la guide.

Son étrangeté l’éloigne de sa famille. Depuis sa tétanie, le père dit qu’elle a une araignée au plafond. La mère rétorque qu’elle est une rêveuse. Heureusement que La Petite fait bien le ménage, continue le père. C’est une fée du logis, confirme la mère, et nous avons tous besoin d’une fée.

Seule sa grande sœur Louise la protège. Les murs se dressent entre les humains qu’elle côtoie, ils lui semblent de liais. Avec Louise, il n’y a rien entre elles que leurs souffles. Ses deux autres soeurs se moquent, elles parlent tout bas de sujets qui ne l’intéressent pas. Elle en attrape des bribes. Alors qu’elles n’ont pas encore l’âge de se marier, elles dessinent des robes blanches à la craie sur la margelle noire devant la maison. Des berceaux. Elles roucoulent et se réjouissent.

La solitude de Suzanne lui permet de se relier à d’autres mondes, à d’autres êtres. La trace dans la tapisserie au-dessus de son lit ressemble à une silhouette. Du mur lézardé, la Petite semble distinguer une clé qui pend au bout d’un cordon sale. Cette clé ouvre la double porte de l’horizon. Grâce à sa petite taille, elle se faufile. Ainsi apparaît la clairière ombragée qui lui permet de s’allonger et de se reposer.

****

Avec Louise elles échangent des confidences. Leurs lits côte-à-côte leur permettent de chuchoter quand les deux moyennes, Augusta et Marthe, dorment.

Suzanne confie parler avec les oiseaux et l’invite à l’accompagner dans le bois le lendemain quand elle doit ramasser des branches pour le poêle. Louise avoue chiper du tabac au père quand il a le dos tourné pour rouler sa cigarette du soir, ensuite elle croque un grain de café pour retrouver une haleine épurée. Louise frotte le dessus de ses mains avec de l’écorce de citron pour les rendre plus blanche afin de plaire à Angelin-le-jeune, le fils du fermier. Suzanne lui montre comment à table elle fait semblant de tousser, ce qui lui permet de mettre sa main devant sa bouche et de recracher le gras qui finit dans la poche de son tablier.

Dès qu’elle en a l’occasion, Louise la défend, et quand Suzanne, lors du repas du soir repousse son assiette de « ragoût » prétextant un mal de ventre, alors que le père l’oblige à quitter la table pour cesser ses comédies, elle l’accompagne à la salle-de-bains. Sortant des poches de son tablier des restes, Louise chuchote que c’est plutôt du « dégoût » tant il ne reste que du gras de ces bas morceaux.

Et il est vrai que la benjamine parle oiseau. Le soir, quand elles sortent, elle imite le cri de la chouette qui lui répond. La journée, elle contrefait le chant agressif du merle qui cherche un territoire. Cachant dans le creux de sa main une cigarette, bercée par les imitations, Louise tire des longues bouffées qui lui procurent de l’extase.

Dans son cœur, elles sont deux, mais dans sa tête, Suzanne est seule. Fille du vent et de l’araignée, elle entend des bruits qui n’existent pas. Derrière la herse de sa bouche ronde, les mots restent emprisonnés. Elle aimerait dire « je vois » mais elle craint les gifles du père qui ne permet aucun pas de côté. La réalité lui fait mal, c’est une succession de coudes dans l’œil, de chemins escarpés, de questions mortentielles. Esclave de dédales, elle se perd dans ses pensées. Ce n’est que lorsqu’elle empoigne les épluchures pour les lancer dans le champ qu’elle retombe momentanément dans la réalité.

Le père dit que si Suzanne continue de refuser de manger de la viande, il l’enverra chez les bonnes sœurs, là où on a faim, là où on se lève avant l’aube, là où on ne décide pas de ses privations. Suzanne garde dans la poche de son tablier les morceaux de viande qu’elle offrira plus tard au renard, aux hérissons.

Par chance le père a la vue basse, il ne voit pas tout, ni Louise qui lui chipe du tabac, ni les bouts de viande qui finiront dans le bec des pies.

Véronique Emmenegger
En réponse au désastre,
novembre 2025 (écriture en cours)