RÉSIDENCES 1
Côte d'Azur
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
CÔTE D’AZUR
Côte d’Azur, 15 août 2020
J’écris de loin. Je me suis enfuie, elle ressemblait trop à un Francis Bacon dont on aurait enlevé les couleurs, ne restait que le bleu vitreux et fixe des yeux quand elle arrivait à les ouvrir quelques secondes. Ce matin, j’ai essayé de dessiner ce que j’avais vu, mais si une femme, qui n’a plus que la peau sur les os, dormant le corps recroquevillé en chien de fusil, le visage tourné de trois quarts sur le côté, devient un portrait de Bacon, n’est pas Francis Bacon qui veut. À quoi bon dessiner ? le portrait est tout entier dans ma tête. Plus rien n’est à sa place, les paupières fermées à peine rosées dans leurs orbites devenues énormes ressemblent à la bouche fermée d’un poulpe, et quand elle s’entre-ouvre c’est à peine bleu, le nez géant ne domine plus le menton qui est parti sur la droite, la joue se creuse à la recherche de quelque chose de solide qui l’arrêterait dans sa chute, la bouche ouverte se rétrécit sur cette langue rose pâle un peu repliée en son milieu que j’ai déjà tenté de décrire dans le texte que j’ai oublié à la maison, j’étais si pressée de partir. Elle respire. Respire-t-elle ? Un rêve sans doute, lui fait froncer les sourcils, puis des plis sur le front fignolent le portrait. Les images des yeux coupés de Buñuel se superposent au bec du poulpe des yeux de la femme. J’essaye de mon doigt d’estomper les rides du front, mais je ne peux pas replacer les éléments du visage. Vous ne voulez pas vous tenir plus droite que l’on se voie, que l’on puisse se parler, que front yeux menton bouche nez joues reprennent leur place anguleuse ?
Je suis restée les trente minutes de visite qui m’avaient été accordées, mais pour faire quoi, pour dire quoi ? Pour m’imprégner de la vision et des odeurs? Se dire elle me fend le cœur et se demander ce que Marius pouvait bien annoncer quand il avait du pique dans son jeu. Tu es habillé comme l’as de pique ? L’aide-soignante m’a dit La chambre est en désordre, mais c’est elle, elle est tombée six fois hier dans la journée, elle est violente et agressive, elle jette ses vêtements partout. À quoi se raccrocher d’autre qu’à des images, du déjà-vu, chercher des repères, pour que l’esprit s’accroche à quelque chose, pour se rapprocher d’une expérience déjà vécue, savoir comment agir, faire comme on a vu les autres faire dans les films, dans les romans. Ils parlent aux malades perdus dans le coma, alors parlons à quelqu’un qui n’entend pas, ils tiennent la main des mourants, alors tenons la main du mourant. Ah tu ne l’as pas fait ? C’est mal, tu n’as pas bien tenu ton rôle.
J’ai tenté de lui parler : Vous m’entendez ? Vous me reconnaissez ? C’est moi Marie. J’ai enlevé le masque qui nous couvre tous en ce moment, pour qu’elle me reconnaisse. Mais je ressemblais trop à une infirmière, à une aide-soignante, on m’avait fait mettre la blouse bleue anticontamination et le masque, je ne ressemblais à rien, je n’étais plus Marie.
J’ai tenté de lui parler : Moi qui ne parle pas beaucoup aux gens, comment voulez-vous que je vous parle si vous ne me répondez pas. J’ai essayé, mais elle avait posé sa tête dans sa main recouvrant ainsi la seule de ses oreilles qui entende encore un peu. J’ai essayé, mais à quoi bon ? J’ai regardé le réveil doré à la forme ronde qu’elle aimait, surveillé l’heure, ce temps qui n’avançait pas, en me demandant qui garderait le réveil quand elle ne serait plus là, et en attendant que l’aide-soignante vienne me délivrer.
À la boulangerie de l’angle, celle qui vend le bon pain charpentier et les chouquettes croustillantes, j’ai acheté un Paris-Brest (le gâteau préféré de Joseph et de certains dimanches familiaux) que je n’aime pas particulièrement et une brioche parisienne (celle qui a la tête sur les épaules, me dit la boulangère). Je suis rentrée faire mes bagages et organiser mon départ.
Côte d’Azur, 16 août 2020
Avant de partir pour la Côte d’Azur, j’avais mangé la brioche et jeté le Paris-Brest, je ne comprends pas l’intérêt d’un gâteau qui se désolidarise de lui-même quand on le coupe, qui perd toute contenance et s’enfuit par tous les bouts. Comme le millefeuille inventé par un pâtissier sadique alternant le dur et le mou dans une régularité simpliste dont la seule fonction est de conduire l’amateur d’harmonie à une sinistre cacophonie et de le plonger dans le désarroi le plus total : comment couper ce gâteau sans le détruire, m’y suis-je mal pris ? suis-je coupable de ce gâchis ? mon voisin s’y prend-il mieux que moi ? quel affront suis-je en train de faire à la maîtresse ou au maître de maison en leur révélant mon inexpérience, ma maladresse et mon manque de savoir vivre ! À moins que ce ne soit l’inverse, ce serait une provocation de leur part, pour m’humilier, me mettre en défaut.
Il semblerait que les nouveaux pâtissiers aient pris conscience de cette aberration et présentent le millefeuille sur sa tranche, limitant ainsi les dégâts psychologiques.
Côte d’Azur, 17 août 2020
Elles m’avaient obligé à mettre une sur-blouse bleue en non tissé, celle qu’on enfile en tendant les deux bras en avant pour les glisser dans les manches et qu’il faut fermer dans le dos avec une sorte de ruban lien, elles m’avaient aidée et fermé le lien. Elles s’étaient aussi exclamées sur l’harmonie, j’étais visiblement habillée tout en bleu, manteau bleu, tee-shirt bleu violent, pull en cachemire bleu ciel ravissant, collant dont je ne sais pas nommer le bleu mais qui était encore d’un autre ton, jupe grise courte. Quelle perfection, m’ont-elles dit. Je m’appelle Marie. Et le masque, souvenez-vous, l’extérieur en est bleu. Je devenais parfaitement sainte. Elles m’ont accompagnée, ascenseur, au second étage, la chambre 218. Nous revenons vous chercher dans 30 minutes. Elles sont revenues me chercher, Vous avez pu lui parler ? m’ont reconduite au rez-de-chaussée et laissée là. Et qu’est-ce que je fais de cette sur-blouse, moi ? Je pars avec cette camisole ? Le lien était noué si fermement qu’il m’était impossible de le délier, avec les mains dans le dos comment fait-on ? et un autre lien me serrait le cou ? Fallait-il demander de l’aide ? Pourquoi ne m’aidaient-elles pas ?
J’ai réussi à me délier du lien du dos, passer le reste par-dessus la tête, repérer une poubelle à masques dans laquelle j’ai enfoui le vêtement et je me suis enfuie.
Dois-je changer de nom ?
Côte d’Azur, 18 août 2020
Je voulais écrire la suite de mon histoire sur les poux du pommier et les cétoines dorées, j’avais en tête trois phrases qui devaient me servir de point de départ, mais je suis pour le moment incapable de me livrer à des acrobaties légères sur les insectes du jardin, de m’amuser avec des pivoines autistes ou des moucherons alcooliques. Je vais demander à Joseph Pasdeloup s’il veut bien me suppléer puisqu’il paraît que nous formons un couple littéraire.
Maria Rantin, Côte d'Azur
Le Lampadaire 2020