SUR LES LARMES
Les larmes d'Augustin
COLLECTION DES CURIOSITÉS
Livre III, chapitre 3
Livre III, chapitre 4
Livre IV, chapitre 9
Livre IV, chapitre 10
LES LARMES D'AUGUSTIN
J'étais captivé par le théâtre, ses représentations étaient remplies des images de mon malheur et du combustible de mes passions.
Mais comment l’homme peut-il vouloir souffrir au spectacle de chagrins et de tragédies dont il ne voudrait pas pour lui-même ? Pourtant, comme spectateur, il veut souffrir de cette douleur représentée, et jouir de cette souffrance. Folie étonnante, n’est-ce pas ? Chacun est d’autant plus ému qu’il est personnellement plus exposé à de tels sentiments. Et, comme l’on dit, souffrir soi- même, c’est être malheureux ; compatir, c’est avoir pitié. Mais où est cette pitié dans les fictions de la scène ? On ne demande pas au spectateur de se porter au secours, on l’invite simplement à souffrir. Et on applaudira d’autant plus l’auteur de ces fictions qu’il nous aura fait davantage souffrir. Si ces drames humains, imaginaires ou inspirés de notre histoire ancienne, sont représentés sans faire souffrir le spectateur, c’est l’échec assuré, l’écœurement et les critiques. Mais à l’inverse, si le spectateur souffre, il est captivé et heureux.
Oui, nous aimons les larmes et la souffrance.
Tout le monde préfère, bien sûr, être gai. Mais si on ne trouve jamais du plaisir à son propre malheur, nous en avons, en revanche, quand nous avons pitié, même si cela ne va jamais sans souffrir un peu. N’est-ce pas pourquoi alors nous aimerions souffrir ?
Tout vient de ce flux de l’amitié. Mais où va-t-il ? où coule-t-il ? pourquoi dévale-t-il comme un torrent de poix bouillante dans l’immense mer houleuse de nos sombres envies où il se métamorphose et se transforme volontairement, se détourne et déchoit de la transparence céleste ?
Il faudrait chasser la pitié. Non, non.
Aimer la souffrance ? Oui, parfois.
Mon âme
protège-toi des ordures
avec l’aide de mon Dieu
Dieu de nos pères
célébré toujours vanté
protège-toi des ordures
Encore aujourd’hui, il m’arrive d’avoir pitié. Mais, à l’époque, au théâtre, j’ai partagé la joie des amants quand ils jouissaient abjectement l’un de l’autre, quel que fût le degré imaginaire de leurs actes dans les jeux scéniques. Et quand, au contraire, ils renonçaient l’un à l’autre, j’ai compati en quelque sorte à leur tristesse. Dans les deux cas, j'ai pris du plaisir.
Aujourd’hui, j’ai plus de pitié pour celui qui tire son plaisir de sa propre abjection que pour celui qui souffre d’être frustré d’une volupté malsaine ou d’un misérable bonheur. La pitié est d’autant plus authentique qu’elle ne prend plaisir à aucune souffrance. On approuve le commandement de l’amour : plaindre le malheur d’autrui. Mais pour qui cède à la pitié, il est préférable, bien sûr, de ne pas en souffrir. Oui, car s’il existait quelque chose comme une bienveillance malveillante, il serait alors possible que celui qui s’apitoie véritablement, sincèrement, en vienne à souhaiter l’existence d’êtres malheureux pour avoir à les plaindre.
On peut comprendre une douleur mais on ne doit en aimer aucune.
et toi Seigneur Dieu
tu nous aimes
amour large et profond
plus pur que le nôtre
plus incorruptible
aucune douleur ne te déchire
Mais qui en est capable ?
Moi, en ce temps-là, j’étais malheureux. J’aimais souffrir et je réclamais de quoi souffrir.
La pantomime des misères fictives d’autrui devait me tirer les larmes pour que j’apprécie le jeu de l’acteur et être bouleversé. Quoi d’étonnant ? Pauvre brebis qui erre loin du troupeau, qui trouve insupportable ta prison, j’étais ravagé d’une gale immonde. D’où mon amour des souffrances – non pas celles capables de me pénétrer en profondeur car je n’aurais pas aimé avoir à endurer celles dont j’aimais le spectacle – mais des souffrances représentées et racontées qui ne pouvaient que m’égratigner en surface. Et pourtant, comme les ongles quand on se gratte, elles provoquaient inflammations, tumeurs, abcès et pus repoussants.
C’était ma vie. Mais était-ce la vie, mon Dieu ?
Cette douleur a noirci mon cœur.
Dans tous mes regards, il y avait la mort. La patrie était mon supplice et la maison paternelle un étrange malheur. Tout ce que j’avais eu en commun avec lui se retournait sans lui en torture monstrueuse. Mes yeux le réclamaient partout et on ne me le donnait pas. Je haïssais tout parce que tout était privé de lui et que rien autour de moi ne pouvait plus me dire : le voici, il arrive, comme de son vivant quand il était absent. J’étais pour moi-même une grande question et j’interrogeais mon âme, pourquoi sa tristesse, pourquoi tant d’effroi. Elle ne savait rien me répondre. Si je lui disais : espère en Dieu, très justement elle n’obéissait pas parce que l’homme si cher qu’elle avait perdu était plus vrai et meilleur que le fantasme en qui on lui donnait l’ordre d’espérer. Seuls les pleurs m’étaient doux et avaient pris la place de mon ami dans les plaisirs de mon cœur.
Maintenant, Seigneur, c'est déjà loin. Avec le temps, ma blessure s'est calmée.
Est-ce que je peux t'écouter, toi, qui es vérité, et approcher de ta bouche l'oreille de mon cœur pour que tu m'expliques pourquoi les pleurs sont doux aux malheureux ? et pourquoi, alors que tu es là partout, tu as rejeté loin de toi notre malheur, pourquoi tu persistes à rester en toi quand nous sommes le jouet des malheurs ?
Pourtant, si nous ne pleurons pas à tes oreilles, il ne resterait plus rien de notre espoir.
D'où vient que l'on arrache à l'amertume de la vie ce fruit savoureux : gémir, pleurer, soupirer et se plaindre ?
La douceur viendrait de l'espoir que nous avons de t'entendre ? Comme dans le cas des vœux que l'on veut voir se réaliser. Mais dans la douleur de la perte et du deuil, dans laquelle j'étais alors enseveli, je ne pouvais pas espérer qu'il revienne à la vie. Mes larmes ne le demandaient pas mais je souffrais tellement que je pleurais.
Oui, j'étais malheureux. J'avais perdu ma joie.
Les pleurs, qui sont une chose amère, feraient-ils alors nos délices par dégoût des mêmes choses qui faisaient autrefois notre jouissance et aujourd'hui notre répulsion ?
Saint-Augustin
Les Aveux
traduction de Frédéric Boyer
© P.O.L, coll. « #formatpoche », 2013.
Livre III, chapitre 2
Publié avec l'aimable autorisation de P.O.L