DÉPLACEMENTS 3
Balzac, 1833
THÉORIE DE LA DÉMARCHE
extraits
COLLECTION DES CURIOSITÉS
THÉORIE DE LA DÉMARCHE, Balzac


Ceci est prétentieux ; mais pardonnez à l’auteur son orgueil : faites mieux, avouez qu’il est légitime. N’est-il pas réellement bien extraordinaire de voir que, depuis le temps où l’homme marche, personne ne se soit demandé pourquoi il marche, comment il marche, s’il marche, s’il peut mieux marcher, ce qu’il fait en marchant, s’il n’y aurait pas moyen d’imposer, de changer, d’analyser sa marche : questions qui tiennent à tous les systèmes philosophiques, psychologiques et politiques dont s’est occupé le monde ?
Eh ! Quoi ! Feu M. Mariette, de l’académie des sciences, a calculé la quantité d’eau qui passait, par chaque division la plus minime du temps, sous chacune des arches du pont royal, en observant les différences introduites par la lenteur des eaux, par l’ouverture de l’arche, par les variations atmosphériques des saisons ! Et il n’est entré dans la tête d’aucun savant de rechercher, de mesurer, de peser, d’analyser, de formuler, le binôme aidant, quelle quantité fluide l’homme, par une marche plus ou moins rapide, pouvait perdre ou économiser de force, de vie, d’action, de je ne sais quoi que nous dépensons en haine, en amour, en conversation et en digression ! ...
Hélas ! Une foule d’hommes, tous distingués par l’ampleur de la boîte cervicale et par la lourdeur, par les circonvolutions de leur cervelle ; des mécaniciens, des géomètres enfin ont déduit des milliers de théorèmes, de propositions, de lemmes, de corollaires sur le mouvement appliqué aux choses, ont révélé les lois du mouvement céleste, ont saisi les marées dans tous leurs caprices et les ont enchaînées dans quelques formules d’une incontestable sécurité marine ; mais personne, ni physiologiste, ni médecin sans malades, ni savant désœuvré, ni fou de Bicêtre, ni statisticien fatigué de compter ses grains de blé, ni quoi que ce soit d’humain, n’a voulu penser aux lois du mouvement appliqué à l’homme ! […]

... ………….Et vera incessu
patuit dea..........................

« La déesse se révéla par sa démarche. »

Ces fragments de vers de Virgile, analogues d’ailleurs à un vers d’Homère, que je ne veux pas citer, de peur d’être accusé de pédantisme, sont deux témoignages qui attestent l’importance attachée à la démarche par les anciens. Mais qui de nous, pauvres écoliers fouettés de grec, ne sait pas que Démosthènes reprochait à Nicobule de marcher à la diable, assimilant une pareille démarche, comme manque d’usage et de bon ton, à un parler insolent? […]

Classer, pour pouvoir codifier.
Codifier, faire le code de la démarche ; en d’autres termes, rédiger une suite d’axiomes pour le repos des intelligences faibles ou paresseuses, afin de leur éviter la peine de réfléchir et les amener, par l’observation de quelques principes clairs à régler leur mouvement. En étudiant ce code, les hommes progressifs, et ceux qui tiennent au système de la perfectibilité, pourraient paraître aimables, gracieux, distingués, bien élevés, fashionables, aimés, instruits, ducs, marquis ou comtes, au lieu de sembler vulgaires, stupides, ennuyeux, pédants, ignobles, maçons du roi Philippe ou barons de l’empire. Et n’est-ce pas ce qu’il y a de plus important chez une nation dont la devise est Tout pour l’enseigne ?
S’il m’était permis de descendre au fond de la conscience de l’incorruptible journaliste, du philosophe éclectique, du vertueux épicier, du délicieux professeur, du vieux marchand de mousseline, de l’illustre papetier, qui, par la grâce moqueuse de Louis-Philippe, sont les derniers pairs de France venus, je suis persuadé d’y trouver ce souhait écrit en lettres d’or : Je voudrais bien avoir l’air noble ?
Ils s’en défendront, ils le nieront, ils vous diront :
– Je n’y tiens pas ! Cela m’est égal ! Je suis journaliste, philosophe, épicier, professeur, marchand de toiles, ou de papier !
Ne les croyez pas. Forcés d’être pairs de France, ils veulent être pairs de France ; mais, s’ils sont pairs de France au lit, à table, à la chambre, dans le bulletin des lois, aux Tuileries, dans leurs portraits de famille, il leur est impossible d’être pris pour des pairs de France lorsqu’ils passent sur le boulevard. Là, ces messieurs redeviennent Gros-Jean comme devant. L’observateur ne cherche même pas ce qu’ils peuvent être, tandis que, si M. le duc de Laval, si M. de Lamartine, si M. le duc de Rohan, viennent à s’y promener, leur qualité n’est un doute pour personne ; et je ne conseillerais pas à ceux-là de suivre ceux-ci.

Je voudrais bien n’offenser aucun amour propre. Si j’avais involontairement blessé l’un des derniers pairs venus, dont j’improuve l’intronisation patricienne, mais dont j’estime la science, le talent, les vertus privées, la probité commerciale sachant bien que le premier et le dernier ont eu le droit de vendre, l’un son journal, l’autre le papier, plus cher qu’ils ne leur coûtaient, je crois pouvoir jeter quelque baume sur cette égratignure en leur faisant observer que je suis obligé de prendre mes exemples en haut lieu pour convaincre les bons esprits de l’importance de cette théorie.
Et, en effet, je suis resté pendant quelque temps stupéfié par les observations que j’avais faites sur le boulevard de Gand, et surpris de trouver au mouvement des couleurs aussi tranchées.
De là ce premier aphorisme :
I

La démarche est la physionomie du corps.

N’est-il pas effrayant de penser qu’un observateur profond peut découvrir un vice, un remords, une maladie en voyant un homme en mouvement ?
Quel riche langage dans ces effets immédiats d’une volonté traduite avec innocence !
L’inclination plus ou moins vive d’un de nos membre ; la forme télégraphique dont il a contracté, malgré nous, l’habitude ; l’angle ou le contour que nous lui faisons décrire, sont empreints de notre vouloir, et sont d’une effrayante signification. C’est plus que la parole, c’est la pensée en action. Un simple geste, un involontaire frémissement des lèvres peut devenir le terrible dénouement d’un drame caché longtemps entre deux cœurs.

Aussi, de là cet autre aphorisme :
II

Le regard, la voix, la respiration, la démarche sont identiques ; mais, comme il n’a pas été donné à l’homme de pouvoir veiller à la fois sur ces quatre expressions diverses et simultanées de sa pensée, cherchez celle qui dit vrai ; vous connaîtrez l’homme tout entier.

EXEMPLE

M. S. n’est pas seulement chimiste et capitaliste, il est profond observateur et grand philosophe.
M. O. n’est pas seulement un spéculateur, il est homme d’état. Il tient et de l’oiseau de proie et du serpent ; il emporte des trésors et sait charmer les gardiens.
Ces deux hommes aux prises ne doivent-ils pas offrir un admirable combat, en luttant ruse contre ruse, dires contre dires, mensonge à outrance, spéculation au poing, chiffre en tête ?
Or, ils se sont rencontrés un soir, au coin d’une cheminée, sous le feu des bougies, le mensonge sur les lèvres, dans les dents, au front, dans l’œil, sur la main ; ils en étaient armés de pied en cap. Il s’agissait d’argent. Ce duel eut lieu sous l’empire.
M. O., qui avait besoin de cinq cent mille francs pour le lendemain, se trouvait, à minuit, debout à côté de S.
Voyez-vous bien S., homme de bronze, vrai Shylock qui, plus rusé que son devancier, prendrait la livre de chair avant le prêt ; le voyez-vous accosté par O., l’Alcibiade de la banque, l’homme capable d’emprunter successivement trois royaumes sans les restituer, et capable de persuader à tout le monde qu’il les a enrichis ? Suivez-les : M. O. demande légèrement à M. S. cinq cent mille francs pour vingt-quatre heures, en lui promettant de les lui rendre en telles et telles valeurs.
− Monsieur, dit M. S. à la personne de qui je tiens cette précieuse anecdote, quand O. me détailla les valeurs, le bout de son nez vint à blanchir, du côté gauche seulement, dans le léger cercle décrit par un méplat qui s’y trouve. J’avais déjà eu l’occasion de remarquer que toutes les fois que O. mentait, ce méplat devenait blanc. Ainsi je sus que mes cinq cent mille francs seraient compromis pendant un certain temps...
− Hé ! Bien, lui demanda-t-on.
− Hé ! Bien..., reprit-il.
Et il laissa échapper un soupir.
− Hé ! Bien, ce serpent me tint pendant une demi−heure, je
lui promis les cinq cent mille francs, et il les eut.
− Les a-t-il rendus ?
S. pouvait calomnier O. Sa haine bien connue lui en donnait le droit, à une époque où l’on tue ses ennemis à coups de langue. Je dois dire, à la louange de cet homme bizarre, qu’il répondit : « oui » . Mais ce fut piteusement. Il aurait voulu pouvoir accuser son ennemi d’une tromperie de plus.
Quelques personnes disent M. O. encore plus fort en fait de dissimulation que ne l’est M. le prince de Bénévent. Je le crois volontiers. Le diplomate ment pour le compte d’autrui, le banquier ment pour lui-même. Eh ! Bien, ce moderne Bourvalais, qui a pris l’habitude d’une admirable immobilité des traits, d’une complète insignifiance dans le regard, d’une imperturbable égalité dans la voix, d’une habile démarche, n’a pas su dompter le bout de son nez. Chacun de nous a quelque méplat où triomphe l’âme, un cartilage d’oreille qui rougit, un nerf qui tressaille, une manière trop significative de déplier les paupières, une ride qui se creuse intempestivement, une parlante pression de lèvres, un éloquent tremblement dans la voix, une respiration qui se gêne. Que voulez-vous ! Le vice n’est pas parfait.
Donc, mon axiome subsiste. Il domine toute cette théorie ; il en prouve l’importance. La pensée est comme la vapeur. Quoi que vous fassiez, et quelque subtile qu’elle puisse être, il lui faut sa place, elle la veut, elle la prend, elle reste même sur le visage d’un homme mort. Le premier squelette que j’ai vu était celui d’une jeune fille morte à vingt-deux ans.
− Elle avait la taille fine et devait être gracieuse, dis-je au médecin.
Il parut surpris. La disposition des côtes et je ne sais quelle bonne grâce de squelette trahissait encore les habitudes de la démarche. Il existe une anatomie comparée morale, comme une anatomie comparée physique. Pour l’âme, comme pour le corps, un détail mène logiquement à l’ensemble. Il n’y a certes pas deux squelettes semblables ; et, de même que les poisons végétaux se retrouvent en nature, dans un temps voulu, chez l’homme empoisonné, de même les habitudes de la vie reparaissent aux yeux du chimiste moral, soit dans les sinus du crâne, soit dans les attachements des os de ceux qui ne sont plus.

Mais les hommes sont beaucoup plus naïfs qu’ils ne le croient, et ceux qui se flattent de dissimuler leur vie intime sont des faquins. Si vous voulez dérober la connaissance de vos pensées, imitez l’enfant ou le sauvage, ce sont vos maîtres.
En effet, pour pouvoir cacher sa pensée, il faut n’en avoir qu’une seule. Tout homme complexe se laisse facilement deviner. Aussi tous les grands hommes sont-ils joués par un être qui leur est inférieur.
L’âme perd en force centripète ce qu’elle gagne en force centrifuge.
Or, le sauvage et l’enfant font converger tous les rayons de la sphère dans laquelle ils vivent à une idée, à un désir ; leur vie est monophile, et leur puissance gît dans la prodigieuse unité de leurs actions.
L’homme social est obligé d’aller continuellement du centre à tous les points de la circonférence ; il a mille passions, mille idées, et il existe si peu de proportion entre sa base et l’étendue de ses opérations, qu’à chaque instant il est pris en flagrant délit de faiblesse.
De là le grand mot de William Pitt : « Si j’ai fait tant de choses, c’est que je n’en ai jamais voulu qu’une seule à la fois. »
De l’inobservation de ce précepte ministériel procède le naïf langage de la démarche. Qui de nous pense à marcher en marchant ? Personne. Bien plus, chacun se fait gloire de marcher en pensant.
Mais lisez les relations écrites par les voyageurs qui ont le mieux observé les peuplades improprement nommées sauvages ; lisez le baron de la Hontan, qui a fait les Mohicans avant que Cooper y songeât, et vous verrez, à la honte des gens civilisés, quelle importance les barbares attachent à la démarche. Le sauvage, en présence de ses semblables, n’a que des mouvements lents et graves ; il sait, par expérience, que plus les manifestations extérieures se rapprochent du repos, et plus impénétrable est la pensée.
De là cet axiome :
III

Le repos est le silence du corps.

IV

Le mouvement lent est essentiellement majestueux.

Croyez-vous que l’homme dont parle Virgile, et dont l’apparition calmait le peuple en fureur, arrivait devant la sédition en sautillant ?
Ainsi nous pouvons établir en principe que l’économie du mouvement est un moyen de rendre la démarche et noble et gracieuse. Un homme qui marche vite ne dit-il pas déjà la moitié de son secret ? Il est pressé. Le docteur Gall a observé que la pesanteur de la cervelle, le nombre de ses circonvolutions, étaient, chez tous les êtres organisés, en rapport avec la lenteur de leur mouvement vital. Les oiseaux ont peu d’idées. Les hommes qui vont habituellement vite doivent avoir généralement la tête pointue et le front déprimé. D’ailleurs, logiquement, l’homme qui marche beaucoup arrive nécessairement à l’état intellectuel du danseur de l’Opéra.
Suivons.
Si la lenteur bien entendue de la démarche annonce un homme qui a du temps à lui, du loisir, conséquemment un riche, un noble, un penseur, un sage, les détails doivent nécessairement s’accorder avec le principe ; alors, les gestes seront peu fréquents et lents. De là cet autre aphorisme :
V

Tout mouvement saccadé trahit un vice, ou une mauvaise éducation.

N’avez-vous pas souvent ri des gens qui virvouchent ?
Virvoucher est un admirable mot du vieux français, remis en lumière par Lautour-Mézeray. Virvoucher exprime l’action d’aller et de venir, de tourner autour de quelqu’un, de toucher à tout, de se lever, de se rasseoir, de bourdonner, de tatillonner ; virvoucher, c’est faire une certaine quantité de mouvements qui n’ont pas de but ; c’est imiter les mouches.
Il faut toujours donner la clef des champs aux virvoucheurs ; ils vous cassent la tête ou quelque meuble précieux.
N’avez-vous pas ri d’une femme dont tous les mouvements de bras, de tête, de pied ou de corps, produisent des angles aigus ?
Des femmes qui vous tendent la main comme si quelque ressort faisait partir leur coude ?
Qui s’asseyent tout d’une pièce, ou qui se lèvent comme le soldat d’un joujou à surprise ?
Ces sortes de femmes sont très souvent vertueuses. La vertu des femmes est intimement liée à l’angle droit. Toutes les femmes qui ont fait ce que l’on nomme des fautes sont remarquables par la rondeur exquise de leurs mouvements. Si j’étais mère de famille, ces mots sacramentels de maître à danser : − Arrondissez les coudes, me feraient trembler pour mes filles.
De là cet axiome :
VI

La grâce veut des formes rondes. Voyez la joie d’une femme qui peut dire de sa rivale : «Elle est bien anguleuse ! »

Mais, en observant les différentes démarches, il s’éleva dans mon âme un doute cruel, et qui me prouva qu’en toute espèce de science, même dans la plus frivole, l’homme est arrêté par d’inextricables difficultés ; il lui est aussi impossible de connaître la cause et la fin de ses mouvements que de savoir celles des pois chiches.
Ainsi, tout d’abord, je me demandai d’où devait procéder le mouvement. Hé ! Bien, il est aussi difficile de déterminer où il commence et où il finit en nous, que de dire où commence et où finit le grand sympathique, cet organe intérieur qui, jusqu’à présent, a lassé la patience de tant d’observateurs. Borelli lui-même, le grand Borelli, n’a pas abordé l’immense question. N’est-il pas effrayant de trouver tant de problèmes insolubles dans un acte vulgaire, dans un mouvement que huit cent mille parisiens font tous les jours ?
Il est résulté de mes profondes réflexions sur cette difficulté l’aphorisme suivant, que je vous prie de méditer :
VII

Tout en nous participe du mouvement, mais il ne doit prédominer nulle part.

En effet, la nature a construit l’appareil de notre mobilité d’une façon si ingénieuse et si simple, qu’il en résulte, comme en toutes ses créations, une admirable harmonie ; et, si vous la dérangez par une habitude quelconque, il y a laideur et ridicule, parce que nous ne nous moquons jamais que des laideurs dont l’homme est coupable : nous sommes impitoyables pour des gestes faux, comme nous le sommes pour l’ignorance ou pour la sottise.
Ainsi, de ceux qui passèrent devant moi et m’apprirent les premiers principes de cet art jusqu’à présent dédaigné, le premier de tous fut un gros monsieur.
Ici, je ferai observer qu’un écrivain éminemment spirituel a favorisé plusieurs erreurs, en les soutenant par son suffrage. Brillat-Savarin a dit qu’il était possible à un homme gros de contenir son ventre au majestueux. Non. Si la majesté ne va pas sans une certaine amplitude de chair, il est impossible de prétendre à une démarche dès que le ventre a rompu l’équilibre entre les parties du corps. La démarche cesse à l’obésité. Un obèse est nécessairement forcé de s’abandonner au faux mouvement introduit dans son économie par son ventre qui la domine.

EXEMPLE

Henry Monnier aurait certainement fait la caricature de ce gros monsieur, en mettant une tête au-dessus d’un tambour et dessous les baguettes en X. Cet inconnu semblait, en marchant, avoir peur d’écraser des œufs. Assurément, chez cet homme, le caractère spécial de la démarche était complètement aboli. Il ne marchait pas plus que les vieux canonniers n’entendent. Autrefois, il avait eu le sens de la locomotion, il avait sautillé peut-être ; mais aujourd’hui le pauvre homme ne se comprenait plus marcher. Il me fit l’aumône de toute sa vie et d’un monde de réflexions. Qui avait amolli ses jambes ? D’où provenaient sa goutte, son embonpoint ? Étaient-ce les vices ou le travail qui l’avaient déformé ?
Triste réflexion ! Le travail qui édifie et le vice qui détruit produisent en l’homme les mêmes résultats. Obéissant à son ventre, ce pauvre riche semblait tordu. Il ramenait péniblement ses jambes, l’une après l’autre, par un mouvement traînant et maladif, comme un mourant qui résiste à la mort, et se laisse traîner de force par elle sur le bord de la fosse.
Par un singulier contraste, derrière lui venait un homme qui allait, les mains croisées derrière le dos, les épaules effacées, tendues, les omoplates rapprochées ; il était semblable à un perdreau servi sur une rôtie. Il paraissait n’avancer que par le cou, et l’impulsion était donnée à tout son corps par le thorax.
Puis, une jeune demoiselle, suivie d’un laquais, vint, sautant sur elle-même à l’instar des anglaises. Elle ressemblait à une poule dont on a coupé les ailes, et qui essaye toujours de voler. Le principe de son mouvement semblait être à la chute de ses reins. En voyant son laquais armé d’un parapluie, vous eussiez dit qu’elle craignait d’en recevoir un coup dans la partie d’où partait son quasi-vol. C’était une fille de bonne maison, mais très gauche, indécente le plus innocemment du monde.
Ensuite, je vis un homme qui avait l’air d’être composé de deux compartiments. Il ne risquait sa jambe gauche, et tout ce qui en dépendait, qu’après avoir assuré la droite et tout son système. Il appartenait à la faction des binaires. Évidemment son corps devait avoir été primitivement fendu en deux par une révolution quelconque, et il s’est miraculeusement mais imparfaitement ressoudé. Il avait deux axes, sans avoir plus d’un cerveau.
Bientôt ce fut un diplomate, personnage squelettique, marchant tout d’une pièce comme ces pantins dont Joly oublie de tirer les ficelles ; vous l’eussiez cru serré comme une momie dans ses bandelettes. Il était pris dans sa cravate comme une pomme dans un ruisseau par un temps de gelée. S’il se retourne, il est clair qu’il est fixé sur un pivot et qu’un passant l’a heurté.
Cet inconnu m’a prouvé la nécessité de formuler cet axiome :
VIII

Le mouvement humain se décompose en temps bien distincts ; si vous les confondez, vous arrivez à la roideur de la mécanique.

Une jolie femme, se défiant de la proéminence de son busc, ou gênée je ne sais par quoi, s’était transformée en Vénus callipyge et allait comme une pintade, tendant le cou, rentrant son busc, et bombant la partie opposée à celle sur laquelle appuyait le busc.
En effet, l’intelligence doit briller dans les actes imperceptibles et successifs de notre mouvement, comme la lumière et les couleurs se jouent dans les losanges des changeants anneaux du serpent. Tout le secret des belles démarches est dans la décomposition du mouvement.
Puis venait une dame qui se creusait également comme la précédente. Vraiment, s’il y en avait eu une troisième, et que vous les eussiez observées, vous n’auriez pas pu vous empêcher de rire des demi-lunes toutes faites par ces protubérances exorbitantes.
La saillie prodigieuse de ces choses, que je ne saurais nommer, et qui dominent singulièrement la question de la démarche féminine, surtout à Paris, m’a longtemps préoccupé. Je consultai des femmes d’esprit, des femmes de bon goût, des dévotes. Après plusieurs conférences où nous discutâmes le fort et le faible, en conciliant les égards dus à la beauté, au malheur de certaines conformations diaboliquement rondes, nous rédigeâmes cet admirable aphorisme :
IX

En marchant, les femmes peuvent tout montrer, mais ne rien laisser voir.
− Mais certainement ! S’écria l’une des dames consultées, les robes n’ont été faites que pour cela.
Cette femme a dit une grande vérité. Toute notre société est dans la jupe. ôtez la jupe à la femme, adieu la coquetterie ; plus de passion. Dans la robe est toute sa puissance : là où il y a des pagnes, il n’y a pas d’amour. Aussi bon nombre de commentateurs, les massorets surtout, prétendent que la feuille de figuier de notre mère Ève était une robe de cachemire. Je le pense.
Je ne quitterai pas cette question secondaire sans dire deux mots sur une dissertation vraiment neuve qui eut lieu pendant ces conférences :
UNE FEMME DOIT-ELLE RETROUSSER SA ROBE EN MARCHANT ?
Immense problème, si vous vous rappelez combien de femmes empoignent sans grâce, au bas du dos, un paquet d’étoffe, et vont en faisant décrire, par en bas, un immense hiatus à leurs robes ; combien de pauvres filles marchent innocemment en tenant leurs robes transversalement relevées, de manière à tracer un angle dont le sommet est au pied droit, dont l’ouverture arrive au-dessus du mollet gauche, et qui laissent voir ainsi leurs bas bien blancs, bien tendus, le système de leurs cothurnes,et quelques autres choses. à voir les jupes de femmes ainsi retroussées, il semble que l’ont ait relevé par un coin le rideau d’un théâtre, et qu’on aperçoive les pieds des danseuses.
Et d’abord il passa en force de chose jugée que les femmes de bon goût ne sortaient jamais à pied par un temps de pluie ou quand les rues étaient crottées ; puis il fut décidé souverainement qu’une femme ne devait jamais toucher à sa jupe en public et ne devait jamais la retrousser sous aucun prétexte.
– Cependant, dis-je, s’il y avait un ruisseau à passer ?
− Eh ! Bien, monsieur, une femme comme il faut pince légèrement sa robe du côté gauche, la soulève, se hausse par un petit mouvement, et lâche aussitôt la robe. Ecco.
Alors je me souvins de la magnificence des plis de certaines robes ; alors je me rappelai les admirables ondulations de certaines personnes, la grâce des sinuosités, des flexuosités mouvantes de leurs cottes, et je n’ai pu résister à consigner ici ma pensée.
X

Il y a des mouvements de jupe qui valent un prix Monthyon.

Il demeure prouvé que les femmes ne doivent lever leur robe que très secrètement. Ce principe passera pour incontestable en France.
Et, pour en finir sur l’importance de la démarche en ce qui concerne les diagnostics, je vous prie de me pardonner une citation diplomatique.
La princesse de Hesse-Darmstadt amena ses trois filles à l’impératrice, afin qu’elle choisît entre elles une femme pour le grand-duc, dit un ambassadeur du dernier siècle, M.Mercy D’Argenteau. Sans leur avoir parlé, l’impératrice se décida pour la seconde. La princesse, étonnée, lui demanda la raison de ce bref jugement.
− Je les ai regardées toutes trois de ma fenêtre pendant qu’elles descendaient de carrosse, répondit l’impératrice. L’aînée a fait un faux pas ; la seconde est descendue naturellement ; la troisième a franchi le marchepied. L’aînée doit être gauche ; la plus jeune étourdie.
C’était vrai.
Si le mouvement trahit le caractère, les habitudes de la vie, les mœurs les plus secrètes, que direz-vous de la marche de ces femmes bien corsées, qui, ayant des hanches un peu fortes, les font monter, descendre alternativement, en temps bien égaux, comme les leviers d’une machine à vapeur, et qui mettent une sorte de prétention scander l’amour avec une détestable précision ?
Pour on bonheur, un agent de change ne manqua pas à passer sur ce boulevard, où trône la Spéculation. C’était un gros homme enchanté de lui-même, et tâchant de se donner de l’aisance et de la grâce. Il imprimait à son corps un mouvement de rotation qui faisait périodiquement rouler et dérouler sur ses cuisses les pans de sa redingote, comme la voluptueuse jaquette de la Taglioni quand, après avoir achevé sa pirouette, elle se retourne pour recevoir les bravos du parterre. C’était un mouvement de circulation en rapport avec ses habitudes. Il roulait comme son argent.
Il était suivi par une grande demoiselle qui, les pieds serrés, la bouche pincée, tout pincé, décrivait une légère courbe, et allait par petites secousses, comme si, mécanique imparfaite, ses ressorts étaient gênés, ses apophyses déjà soudées. Se mouvements avaient de la raideur, elle faillait à mon huitième axiome.
Quelques hommes passèrent, marchant d’un air agréable. Véritables modèles d’une reconnaissance de théâtre, ils semblaient tous retrouver un camarade de collège dans le citoyen paisible et insouciant qui venait à eux.
Je ne dirai rien de ces paillasses involontaires qui jouent des drames dans la rue ; mais je les prie de réfléchir à ce mémorable axiome :

XI

Quand le corps est en mouvement, le visage doit être immobile.

Aussi vous peindrais-je difficilement mon mépris pour l’homme affairé, allant vite, filant comme une anguille dans sa vase, à travers les rangs serrés des flâneurs. Il se livre à la marche comme un soldat qui fait son étape. Généralement, il est causeur, il parle haut, s’absorbe dans ses discours ; s’indigne, apostrophe un adversaire absent, lui pousse des arguments sans réplique, gesticule, s’attriste, s’égaie. Adieu, délicieux mime, orateur distingué!
Qu’auriez-vous dit d’un inconnu qui communiquait transversalement à son épaule gauche le mouvement de la jambe droite, et réciproquement celui de la jambe gauche à l’épaule droite, par un mouvement de flux et de reflux si régulier, qu’à le voir marcher vous l’eussiez dit comparé à deux grands bâtons croisés qui auraient supporté un habit ? C’était nécessairement un ouvrier enrichi.
Les hommes condamnés à répéter le même mouvement par le travail auquel ils sont assujettis ont tous dans la démarche le principe locomotif fortement déterminé ; et il se trouve soit dans le thorax, soit dans les épaules. Souvent le corps se porte tout entier d’un seul côté. Habituellement, les hommes d’étude inclinent la tête. Quiconque a lu la Physiologie du goût doit se souvenir de cette expression : le nez à l’ouest, comme M Villemain. En effet, ce célèbre professeur porte sa tête avec une très spirituelle originalité, de droite à gauche.
Relativement au port de la tête, il y a des observations curieuses. Le menton en l’air à la Mirabeau est une attitude de fierté qui, selon moi, messied généralement. Cette pose n’est permise qu’aux hommes qui ont un duel avec leur siècle. Peu de personnes savent que Mirabeau prit cette audace théâtrale à son grand et immortel adversaire, Beaumarchais. C’étaient deux hommes également attaqués ; et, au moral comme au physique, la persécution grandit un homme de génie. N’espérez rien du malheureux qui baisse la tête, ni du riche qui la lève ; l’un sera toujours esclave, l’autre l’a été, celui-ci est un fripon, celui-là le sera.
Il est certain que les hommes les plus imposants ont tous légèrement penché leur tête à gauche. Alexandre, César, Louis Xiv, Newton, Charles Xii, Voltaire, Frédéric Ii et Byron affectaient cette attitude. Napoléon tenait sa tête droite et envisageait tout rectangulairement. Il y avait l’habitude en lui de voir les hommes, les champs de bataille et le monde moral en face.
Robespierre, homme qui n’est pas encore jugé, regardait aussi son assemblée en face. Danton continua l’attitude de Mirabeau. M De Chateaubriand incline la tête à gauche.
Après un mûr examen, je me déclare pour cette attitude. Je l’ai trouvée à l’état normal chez toutes les femmes gracieuses. La grâce (et le génie comporte la grâce) a horreur de la ligne droite. Cette observation corrobore notre sixième axiome.
Il existe deux natures d’hommes dont la démarche est incommutablement viciée : ce sont les marins et les militaires.
Les marins ont les jambes séparées, toujours prêtes à fléchir, à contracter. Obligés de se dandiner sur les tillacs pour suivre l’impulsion de la mer, à terre il leur est impossible de marcher droit. Ils louvoient toujours : aussi commence-t-on à en faire des diplomates.
Les militaires ont une démarche parfaitement reconnaissable. Presque tous campés sur leurs reins comme un buste sur son piédestal ; leurs jambes s’agitent sous l’abdomen, comme si elles étaient mues par une âme subalterne chargée de veiller au parfait gouvernement des choses d’en bas. Le haut du corps ne paraît point avoir conscience des mouvements inférieurs. à les voir marcher, vous diriez le torse de l’Hercule Farnèse posé sur des roulettes, et qu’on amène au milieu d’un atelier. Voici pourquoi : le militaire est constamment forcé de porter la somme totale de sa force dans le thorax ; il le présente sans cesse et se tient toujours droit. Or, pour emprunter à Amyot l’une de ses plus belles expressions, tout homme qui se dresse en pied pèse vigoureusement sur la terre afin de s’en faire un point d’appui, et il y a nécessairement dans le haut du corps un contrecoup de la force qu’il puise ainsi dans le sein de la mère commune. Alors l’appareil locomotif se scinde nécessairement chez lui. Le foyer du courage est dans sa poitrine. Les jambes ne sont plus qu’un appendice de son organisation.
Les marins et les militaires appliquent donc les lois du mouvement dans le but de toujours obtenir un même résultat, une émission de force par le plexus solaire et par les mains, deux organe que je nommerais volontiers les seconds cerveaux d e l’ homme, tant ils sont intellectuellement sensibles et fluidement agissants. Or la direction constante de leur volonté dans ces deux agents doit déterminer une spéciale atrophie de mouvement, d’où
procède la physionomie de leur corps.
Les militaires de terre et de mer sont les vivantes preuves des problèmes physiologiques qui ont inspiré cette théorie. La projection fluide de la volonté, son appareil intérieur, la parité de sa substance avec celle de nos idées, sa motilité flagrante, ressortent évidemment de ces dernières observations. Mais l’apparente futilité de notre ouvrage ne nous permet pas d’y bâtir le plus léger système. Ici, notre but est de poursuivre le cours des démonstrations physiques de la pensée, de prouver que l’on peut juger un homme sur son habit pendu à une tringle, aussi bien que sur l’aspect de son mobilier, de sa voiture, de ses chevaux, de ses gens, et de donner de sages préceptes aux gens assez riches pour se dépenser eux-mêmes dans la vie extérieure. L’amour, le bavardage, les dîners en ville, le bal, l’élégance de la mise, l’existence mondaine, la frivolité, comportent plus de grandeur que les hommes ne le pensent. De là cet axiome :
XII


Tout mouvement exorbitant est une prodigalité sublime.
Fontenelle a touché barre d’un siècle à l’autre par la stricte économie qu’il apportait dans la distribution de son mouvement vital, il aimait mieux écouter que de parler ; aussi passait-il pour infiniment aimable. Chacun croyait avoir l’usufruit du spirituel académicien. Il disait des mots qui résumaient la conversation, et ne conversait jamais. Il connaissait bien la prodigieuse déperdition de fluide que nécessite le mouvement vocal. Il n’avait jamais haussé la voix dans aucune occasion de sa vie ; il ne parlait pas en carrosse, pour ne pas être obligé d’élever le ton. Il ne se passionnait point. Il n’aimait personne ; on lui plaisait.
Quand Voltaire se plaignit de ses critiques chez Fontenelle, le bonhomme ouvrit une grande malle pleine de pamphlets non coupés :
– Voici, dit-il au jeune Arouet, tout ce qui a été écrit contre moi. La première épigramme est de M. Racine le père.
Il referma la boîte.
Fontenelle a peu marché, il s’est fait porté pendant toute sa vie. Le président Rose lisait pour lui les éloges à l’Académie ; il avait ainsi trouvé moyen d’emprunter quelque chose à ce célèbre avare. Quand son neveu, M d’Aube, dont Rulhière a illustré la colère et la manie de disputer, se mettait à parler, Fontenelle fermait les yeux, s’enfonçait dans son fauteuil, et restait calme. Devant tout obstacle, il s’arrêtait. Lorsqu’il avait la goutte, il posait son pied sur un tabouret et restait coi. Il n’avait ni vertus, ni vices ; il avait de l’esprit. Il fit la secte des philosophes et n’en fut pas. Il n’avait jamais pleuré, jamais couru, jamais ri. Madame Du Deffand lui dit un jour :
– Pourquoi ne vous ai-je jamais vu rire ?
− Je n’ai jamais fait ha ! Ha ! Ha ! Comme vous autres, répondit-il, mais j’ai ri tout doucement, en dedans.
Cette petite machine délicate, tout d’abord condamnée à mourir, vécut ainsi plus de cent ans.
Voltaire dut sa longue vie aux conseils de Fontenelle.
− Monsieur, lui dit-il, faites peu d’enfantillages, ce sont des sottises.
Voltaire n’oublia ni le mot, ni l’homme, ni le principe, ni le résultat. à quatre-vingts ans, il prétendait n’avoir pas fait plus de quatre-vingts sottises. Aussi Madame Du Châtelet remplaça-t-elle le portrait du sire de Ferney par celui de Saint-Lambert.
Avis aux hommes qui virvouchent, qui parlent, qui courent, et qui, en amour, pindarisent, sans savoir de quoi il s’en va.
Ce qui nous use le plus, ce sont nos convictions. Ayez des opinions, ne les défendez pas, gardez-les ; mais des convictions ! Grand dieu ! Quelle effroyable débauche ! Une conviction politique ou littéraire est une maîtresse qui finit par vous tuer avec l’épée ou avec la langue. Voyez le visage d’un homme inspiré par une conviction forte : il doit rayonner. Si jusqu’ici les effluves d’une tête embrasée n’ont pas été visibles à l’œil nu, n’est-ce pas un fait admis en poésie, en peinture ? Et s’il n’est pas encore prouvé physiologiquement, certes il est probable. Je vais plus loin et crois que les mouvements de l’homme font dégager un fluide animique. Sa transpiration est la fumée d’une flamme inconnue. De là vient la prodigieuse éloquence de la démarche, prise comme ensemble des mouvements humains.
Voyez :
Il y a des hommes qui vont la tête baissée, comme celle des chevaux de fiacre. Jamais un riche ne marche ainsi, à moins qu’il ne soit un misérable ; alors il a de l’or, mais il a perdu ses fortunes de cœur.
Quelques hommes marchent en donnant à leur tête une pose académique. Ils se mettent toujours de trois quarts, comme M. l’ancien ministre des affaires étrangères ; ils tiennent leur buste immobile et leur cou tendu. On croirait voir des plâtres de Cicéron, de Démosthène, de Cujas, allant par les rues. Or, si le fameux Marcel prétendait justement que la mauvaise grâce consiste à mettre de l’effort dans les mouvements, que pensez-vous de ceux qui prennent l’effort comme type de leur attitude ?
D’autres paraissent n’avancer qu’à force de bras ; leurs mains sont des rames dont ils s’aident pour naviguer : ce sont les galériens de la démarche.
Il y a des niais qui écartent trop leurs jambes, et sont tout surpris de voir passer sous eux les chiens courant après leurs maîtres. Selon Pluvinel, les gens ainsi conformés font d’excellents cavaliers.
Quelques personnes marchent en faisant rouler, à la manière d’Arlequin, leur tête, comme si elle ne tenait pas.
Puis il y a des hommes qui fondent comme des tourbillons ; ils font du vent, ils paraphrasent la bible ; il semble que l’esprit du seigneur vous ait passé devant la face si vous rencontrez ces sortes de gens. Ils vont comme tombe le couteau de l’exécuteur. Certains marcheurs lèvent une jambe précipitamment et l’autre avec calme : rien n’est plus original. D’élégants promeneurs font une parenthèse en appuyant le poing sur la hanche, et accrochent tout avec leur coude. Enfin, les uns sont courbés, les autres sont déjetés ; ceux-ci donnent de la tête de côté et d’autre, comme des cerfs-volants indécis ; ceux-là portent le corps en arrière ou
en avant. Presque tous se retournent gauchement.
Arrêtons-nous.
Autant d’hommes autant de démarches ! Tenter de les décrire complètement, ce serait vouloir rechercher toutes les désinences du vice, tous les ridicules de la société, parcourir le monde dans ses sphères basses, moyennes, élevées. J’y renonce. Sur deux cent cinquante-quatre personnes et demie (car je compte un monsieur sans jambes pour une fraction) dont j’analysai la démarche, je ne trouvai pas une personne qui eût des mouvements gracieux et naturels.
Je revins chez moi désespéré.
− La civilisation corrompt tout ! Elle adultère tout, même le mouvement ! Irai-je faire un voyage autour du monde pour examiner la démarche des sauvages ?
Au moment où je disais ces tristes et amères paroles, j’étais à ma fenêtre, regardant l’arc de triomphe de l’étoile,
que les grands ministres à petites idées qui se sont succédés, depuis M. Montalivet le père jusqu’à M. Montalivet le fils, n’ont encore su comment couronner, tandis qu’il serait si simple d’y placer l’aigle de Napoléon, magnifique symbole de l’empire, un aigle colossal aux ailes étendues, le bec tourné vers son maître. Certain de ne jamais voir faire cette sublime économie, j’abaissai les yeux sur mon modeste jardin, comme un homme qui perd une espérance. Sterne a, le premier, observé ce mouvement funèbre chez les hommes obligés d’ensevelir leurs illusions. Je pensais à la magnificence avec laquelle les aigles déploient leurs ailes, démarche pleine d’audace, lorsque je vis une chèvre jouant en compagnie d’un jeune chat sur le gazon. En dehors du jardin se trouvait un chien qui, désespéré de ne pas faire sa partie, allait, venait, jappait, sautait. De temps à autre, la chèvre et le chat s’arrêtaient pour le regarder par un mouvement plein de commisération. Je pense vraiment que plusieurs bêtes sont chrétiennes pour compenser le nombre de chrétiens qui sont bêtes.
Vous me croyez sorti de la Théorie de la Démarche. Laissez-moi faire.
Ces trois animaux étaient si gracieux, qu’il faudrait pour les peindre tout le talent dont Ch. Nodier a fait preuve dans la mise en scène de son lézard, son joli kardououn, allant, venant au soleil, traînant à son trou les pièces d’or qu’il prend pour des tranches de carottes séchées. Aussi, certes, y renoncerai-je ! Je fus stupéfait en admirant le feu des mouvements de cette chèvre, la finesse alerte du chat, la délicatesse des contours que le chien imprimait à sa tête et à son corps. Il n’y a pas un animal qui n’intéresse plus qu’un homme quand on l’examine un peu philosophiquement. Chez lui, rien n’est faux ! Alors je fis un retour sur moi-même ; et les observations relatives à la démarche que j’entassais depuis plusieurs jours furent illuminées par une lueur bien triste. Un démon moqueur me jeta cette horrible phrase de Rousseau : L’HOMME QUI PENSE EST UN ANIMAL DÉPRAVÉ !
Alors, en songeant derechef au port constamment audacieux de l’aigle, à la physionomie de la démarche de chaque animal, je résolus de puiser les vrais préceptes de ma théorie dans un examen approfondi de actu animalium. J’étais descendu jusqu’aux grimaces de l’homme, je remontai vers la franchise de la nature. Et voici le résultat de mes recherches anatomiques sur le mouvement :
Tout mouvement a une expression qui lui est propre et qui vient de l’âme. Les mouvements faux tiennent essentiellement à la nature du caractère ; les mouvements gauches viennent des habitudes. La grâce a été définie par Montesquieu, qui, ne croyant parler que de l’adresse, a dit en riant : « C’est la bonne disposition des forces que l’on a. »
Les animaux sont gracieux dans leurs mouvements, en ne dépensant jamais que la somme de force nécessaire pour atteindre à leur but. Ils ne sont jamais ni faux ni gauches, en exprimant avec naïveté leur idée. Vous ne vous tromperez jamais en interprétant les gestes d’un chat : vous voyez s’il veut jouer, fuir, ou sauter.
Donc, pour bien marcher, l’homme doit être droit sans raideur, s’étudier à diriger ses deux jambes sur une même ligne, ne se porter sensiblement ni à droite ni à gauche de son axe, faire participer imperceptiblement tout son corps au mouvement général, introduire dans sa démarche un léger balancement qui détruise par son oscillation régulière la secrète pensée de la vie, incliner la tête, ne jamais donner la même attitude à ses bras quand il s’arrête. Ainsi marchait Louis XIV. Ces principes découlent des remarques faites sur ce grand type de la royauté par les écrivains qui, heureusement pour moi, n’ont vu en lui que son extérieur.
Dans la jeunesse, l’expression des gestes, l’accent de la voix, les efforts de la physionomie, sont inutiles. Alors vous n’êtes jamais aimables ; spirituels, amusants incognito. Mais, dans la vieillesse, il faut déployer plus attentivement les ressources du mouvement ; vous n’appartenez au monde que par l’utilité dont vous êtes au monde. Jeunes, on nous voit ; vieux, il faut nous faire voir : cela est dur, mais cela est vrai.
Le mouvement doux est à la démarche ce que le simple est au vêtement. L’animal se meut toujours avec douceur à l’état normal. Aussi rien n’est-il plus ridicule que les grands gestes, les secousses, les voix hautes et flûtées, les révérences pressées. Vous regardez pendant un moment les cascades ; mais vous restez des heures entières au bord d’une profonde rivière ou devant un lac. Aussi un homme qui fait beaucoup de mouvement est-il comme un grand parleur ; on le fuit. La mobilité extérieure ne sied à personne ; il n’y a que les mères qui puissent supporter l’agitation de leurs enfants.
Le mouvement humain est comme le style du corps : il faut le corriger beaucoup pour l’amener à être simple. Dans ses actions comme dans ses idées, l’homme va toujours du composé au simple. La bonne éducation consiste à laisser aux enfants leur naturel, et à les empêcher d’imiter l’exagération des grandes personnes.
Il y a dans les mouvements une harmonie dont les lois sont précises et invariables. En racontant une histoire, si vous élevez la voix subitement, n’est-ce pas un coup d’archet violent qui affecte désagréablement les auditeurs ? Si vous faites un geste brusque, vous les inquiétez. En fait de maintien, comme en littérature, le secret du beau est dans les transitions.
Méditez ces principes, appliquez-les, vous plairez. Pourquoi ? Personne ne le sait. En toute chose, le beau se sent et ne se définit pas.
Une belle démarche, des manières douces, un parler gracieux, séduisent toujours et donnent à un homme médiocre d’immenses avantages sur un homme supérieur. Le bonheur est un grand sot, peut-être ! Le talent comporte en toute chose d’excessifs mouvements qui déplaisent ; et un prodigieux abus d’intelligence qui détermine une vie d’exception.
L’abus soit du corps, soit de la tête, éternelle plaie des sociétés, cause ces originalités physiques, ces déviations, dont nous allons nous moquant sans cesse. La paresse du turc, assis sur le Bosphore et fumant sa pipe, est sans doute une grande sagesse. Fontenelle, ce beau génie de la vitalité, qui devina les petits dosages du mouvement, l’homéopathie de la démarche, était essentiellement Asiatique.
– Pour être heureux, a-t-il dit, il faut tenir peu d’espace, et peu changer de place.
Donc, la pensée est la puissance qui corrompt notre mouvement, qui nous tord le corps, qui le fait éclater sous ses despotiques efforts. Elle est le grand dissolvant de l’espèce humaine.
Rousseau l’a dit, Goethe l’a dramatisé dans Faust, Byron l’a poétisé dans Manfred. Avant eux, l’Esprit-Saint s’est prophétiquement écrié sur ceux qui vont sans cesse : « Qu’ils soient comme des roues ! »
Je vous ai promis un véritable non-sens au fond de cette théorie, j’y arrive.
Depuis un temps immémorial, trois faits ont été parfaitement constatés, et les conséquences qui résultent de leur rapprochement ont été principalement pressenties par Van Helmont, et avant lui par Paracelse, qu’on a traité de charlatan. Encore cent ans, et Paracelse deviendra peut-être un grand homme!
La grandeur, l’agilité, la concrétion, la portée de la pensée humaine, le génie, en un mot, est incompatible :
Avec le mouvement digestif,
Avec le mouvement corporel,
Avec le mouvement vocal ;
Ce que prouvent en résultat les grands mangeurs, les danseurs et les bavards ; ce que prouvent en principe le silence ordonné par Pythagore, l’immobilité presque constante des plus illustres géomètres, des extatiques, des penseurs, et la sobriété nécessaire aux hommes d’énergie intellectuelle.
Balzac
Théorie de la démarche, 1833



À quoi, si ce n’est à une substance électrique, peut-on attribuer la magie avec laquelle la volonté s’intronise si majestueusement dans le regard, pour foudroyer les
obstacles aux commandements du génie, ou filtre, malgré nos hypocrisies, au travers de l’enveloppe humaine ? Histoire intellectuelle de Louis Lambert, Balzac