RÉSIDENCES
Rue de sable
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
RUE DE SABLE

Comme le sable de la rue était rose – ou ocre, si vous voulez – chose étrange, car au-delà des maisons basses et décolorées, la dune était blanche –, l’ombre du seul voyageur descendu du bus au carrefour était absolument violette. Elle s’allongeait à l’horizontal, démesurée par rapport au voyageur, ou à la voyageuse. On ne savait pas. On ne savait pas du tout. Cela se marquait sur les quelques figures sombres qui le voyaient passer ou qui refusaient de voir, comme vous savez.
Le bus, qui longeait la côte jusqu’à l’endroit où des barricades défendaient la rive du fleuve obligeant ainsi cette antique machine à une série éructante de manœuvres pour repartir en sens inverse – le bus, n’était plus qu’une forme dansante dans la brume de l’après-midi, et le carrefour était entièrement vide.
Il le resterait pendant plusieurs heures, maintenant, avant que le dernier bus, celui de six heures, bien après le coucher du soleil, dans la nuit, lâchât hommes et femmes dans la Rua, après leur travail. Ils monteraient alors un par un, en silence, ou par couples accrochés l’un à l’autre mais c’était rare. Oui, plutôt un par un, avec des sacs en plastique et le pas un peu lourd, ils monteraient la rue de sable.
Peut-être l’un d’entre eux sifflerait-il entre ses dents, ou bien quelques éclats de voix rugueux indiqueraient qu’ils n’étaient pas étrangers les uns aux autres, mais qu’une trop longue familiarité avait usé les ressorts de la langue.
Quelques-uns même n’arriveraient au bout de la rue de sable qu’après plusieurs arrêts – se laissant tomber sur le sol sans tenir compte de l’endroit, et là, ils tireraient de leurs sacs, dont l’obscurité ne permettait de voir que l’aspect fragile, une bouteille petite et foncée, et ils boiraient, la tête renversée en arrière d’un seul coup.
Mais, pour l’instant, le voyageur montait la rue à pas réguliers, un peu trop, sans doute, pour l’état du sol et la chaleur. Des pas mesurés, comme s’il mettait un soin particulier à paraître sans inquiétude.
Devant les ouvertures sans portes des petites maisons – étaient-ce des maisons de pêcheurs ? en direction du carrefour, il y avait le port, le phare ne tarderait pas à jeter sur le paysage devenu nocturne sa rase lumière oblique – on voyait des canapés rouges, des fauteuils de plastique et des chaises rangées régulièrement face à la rue, comme s’ils avaient été préparés pour un spectacle.
Autour des sièges, pour la plupart vides, ici et là, quelques femmes, épluchant d’interminables légumes, pelant un fruit. Les murs des pièces intérieures violemment coloriés paraissaient sombres, tandis que le rideau qui en cachait l’ouverture volait dans le vent intermittent qui agitait aussi des papiers sales et quelques cartons déchirés. Le tout semblait sauter par à-coups.
Attendait-on que le voyageur, tout aussi inutile que ces déchets, disparût, dispersé par le vent à la manière d’une paille, ou, tiens, de ce rat qui file soudain derrière les briques ?
Je ne sais. Mais ils avançaient, lui et son ombre, comme s’ils savaient où ils allaient. Où ? La rue qui paraissait prendre naissance au carrefour n’avait d’autre but que de mener aux maisons. Là, elle hésitait et se divisait en plusieurs ruelles. Tout comme le bus qui se heurtait au fleuve et repartait en sens inverse, la rue se heurtait au vide, ou, comme on dit, se perdait dans les sables, image qui semble plus juste en ce cas.
Et sans doute, à l’intérieur des baraques peintes, une sorte de rumeur, inaudible sinon par l’oreille interne, devait commencer à sourdre, à la manière du bruit de la ville – on pouvait la deviner au-delà du port, elle s’étendait vers l’Est et deviendrait un vaste cirque lumineux, dans quelques heures.
Rumeur qui concernait l’étranger, mais lui restait indifférente en même temps, le traitant plutôt comme une chose passagère qui n’apportait ni bien ni mal, mais captait le peu d’énergie nécessaire à la survie, et en suscitait en retour, peut-être.
De toute façon, comme la pluie ou l’argent, il disparaîtrait rapidement et les choses resteraient en l’état, dans la somnolence ni gaie ni triste de la rue de sable.
Pour le moment, nul besoin de s’informer. Tous les habitants des baraques «savaient». Sans sortir pour regarder, par une longue expérience des rumeurs et des silences, ils savaient qu’Il était toujours là, à l’angle de la rue Casa Dolar, ou bien plus haut, là où les briques blanchies par le soleil mimaient un mausolée – c’était en fait un hangar.
Et il y était – coup d’œil d’Elpidio à José, de José à Maria-Chila qui le transmettait d’un sourire sans dents à Martha-Luisa. Il s’appuyait sur le mur, une jambe pliée, et fumait tranquillement des « Classicos », à moins que ce ne soit des « Hollywood » – le paquet était rouge. Attitude assez commune, si elle avait été suivie de quelque autre mouvement, pour les étrangers qui, de temps en temps et par petits groupes, venaient se perdre dans la rue de sable, histoire de se dépayser ou pour des jouissances plus particulières.
Leurs demandes ou leurs curiosités étaient, avec leur démarche raide et l’argent qu’ils sortaient chichement de leur veston, si bien connues des habitants de la Rua que leur présence épisodique n’était pas plus choquante que les épidémies ou les fièvres, ou encore, les rats. Mais, justement, l’obscurité n’était pas encore venue, et ce qui serait tout à l’heure et tard dans la nuit des bars scintillants ou des claques plus sombres n’offrait que des ouvertures béantes sur des intérieurs vides.
Les quelques femmes et les enfants, ou ceux qui avaient oublié d’aller au travail, attendaient, pour penser ensemble, l’arrivée de leur fils ou de leurs frères et des bonnes à la journée ou cascadeuses du port que le bus de six heures allait déposer au carrefour. Sentaient-ils vaguement que l’étranger les attendait aussi, s’étant par exemple aventuré trop tôt et alors, la nuit venue, les choses rentreraient dans l’ordre ? Ou bien comptaient-ils obscurément sur une décision ou un jugement de l’ensemble du groupe de la rue, tout à fait tacite ?
Cette sourde activité mentale, tenue en laisse pendant la courte journée chaude en attente du renflouement d’énergie qui se produisait chaque soir, imprégnait la rue de sable d’une odeur rance, assez fade et de bruits imperceptibles, mous, l’épluchure qui tombe dans un panier de paille, par exemple, ou le bercement d’un fauteuil.
Il s’y ajoutait, pour cette fois, le claquement du briquet et la lueur pâle de la flamme. On aurait pu – et on pouvait – saisir l’instant où le bout filtre de la cigarette tombait sur la poussière de briques là-haut, près du hangar, après une sèche trajectoire.
Le soleil allait tomber aussi, bientôt. On le sentait à un léger détachement de l’air qui devenait plus aérien, si c’est possible.
Puis, le bus freina au carrefour, dans une confusion de klaxons et de portières, et les gens de la rue commencèrent à gravir la pente.
Dans le désordre de leur arrivée – un désordre cependant assez silencieux – la présence du voyageur fut gommée, l’après-midi d’attente s’engloutit dans le présent, et, quand les lumières de chaque baraque s’allumèrent peu après, il n’y eut plus rien à penser à propos du voyageur, car il était parti. Sans doute avait-il profité du désordre pour monter dans le bus en direction du fleuve, et retour. Les gens de la rue, dans la communication rituelle qu’ils entretenaient entre eux, furent condamnés à signaler qu’un événement s’était produit – qui ne s’était pas produit – ou, si je veux être plus précise – qu’il ne s’était pas passé quelque chose qui aurait dû attendre pour se passer qu’ils aient été dans la situation de le penser.
Quoi qu’il en soit, l’événement de l’après-midi laissa une faible trace dans le souvenir, frôlement d’une mouche qu’on chasse, et qui ne s’attarde pas, légère strie à la surface de la peau, ou bien excitation passagère, insatisfaite, et partant assez mélancolique, dans la monotonie des jours semblables, sans hiver ni été. Écoulement des jours. Épluchages. Attente du bus. Soirées. Beuveries. Jurons. Silences. Intrigues locales sans commune mesure avec la rumeur de la ville et du port.

Ce fut bien après – ils furent incapables au début de situer l’arrivée des premiers camions par rapport à cette après-midi-là, mais ils s’y employèrent par la suite, interminablement – que l’équipe des géographes, des promoteurs, des entrepreneurs, des sociologues, des architectes envahit d’un coup la rue de sable. Aucun signe précurseur. Une irruption dès le matin. Première jeep haute sur roues qui grimpe sans effort la pente raide. Voitures particulières, claquements de portes. Là-haut, près du hangar. Cigarettes jetées presque entières, demandes de coca-cola et d’eau minérale « com gaz », de café « sem asucar » et chose inouïe, exigence d’un repas pour dix personnes…
Va et vient. Instruments. Appareils photographiques, et départ aussi brusque. Prévenus par une communication à distance, c’est du bus de trois heures qu’arrivèrent les gens de la rue, contemplant les traces de roues sur « leur » sable, et les maisons dérangées comme par une tornade, déjà dispersées, bien qu’aucune n’ait été touchée dans ses maigres assises.
Ils n’eurent pas le temps, ni ce soir-là, ni les soirs suivants, de se reprendre pour penser ensemble, ingérer progressivement le phénomène, le faire entrer dans la lenteur de leur temps propre. Car tous les jours apportaient une exagération d’événements, de machines étranges et d’attitudes exotiques. Et pourtant, le bus n’emportait plus les travailleurs, ni ne les ramenait à six heures. Existait-il seulement encore un bus ? Tant de cars et de camions, de grues et de pelleteuses circulaient maintenant sur la route de la côte, qu’ils n’auraient pas même aperçu sa forme familière s’ils l’avaient voulu. Mais ils ne le voulaient pas. Ils restaient figés sur place, à la porte de leur baraque, hypnotisés par le mouvement des étrangers. La poussière que soulevaient les machines leur interdisait de voir les maisons qui leur faisaient face. Ils ne se trouvaient plus les uns les autres. Dans la cacophonie des ordres et des contre-ordres, leur silence même n’était plus un moyen de communication. Tout juste s’il était remarqué par les hommes casqués de jaune brillant. Couleurs, odeurs, obscurité même, étaient recouvertes d’une poussière tenace qu’ils ne pouvaient laver qu’en buvant.
Non plus ces petites bouteilles foncées mais des boîtes qu’on ouvre d’un coup d’ongle « CHLAK », et qui luisaient des mille reflets des casques et des aciers. Oui, l’obscurité de six heures de l’après-midi avait fait place aux lumières installées en haut de poteaux provisoires, avec les fils électriques pendant bas, en arabesques, juste au-dessus des toitures.
Il y avait bien de temps en temps une suspension des travaux, une aire de repos dans les semaines inflexibles, mais rien n’y prenait place à l’ancienne manière. La présence des lourdes machines aux mâchoires pendantes, les fils noirs et les tombereaux de ciment étaient à eux seuls menaçants. Le vent qui soufflait – semblait-il – moins souvent et moins fort, faisait cliqueter les bouts de ferraille et la tôle chauffée par le soleil renvoyait sur les maisons trop proches un éclat de four. Canapés de plastique et fauteuils branlants avaient été mis à l’abri, et, sur les provisions de bière et de frites molles, les familles se refermaient jalousement.
Les gens de la rue commencèrent à crier comme s’ils avaient à surmonter le bruit des machines. Les chiens avaient pour la plupart disparu. Écrasés quelquefois ou emportés par les ouvriers compatissants, et ceux qui restaient, engraissés par les mains charitables des étrangers, dormaient sur le pas des portes maintenant fermées.
Il y eut quelques accidents. Virage trop court d’un camion qui renversa la Casa Dolar, révélant d’un coup son misérable, inutile, intérieur. On but plus que de coutume.

Cette agitation prit fin d’un seul coup aussi. Les camions redescendirent la Rua, qui était devenue un champ labouré de traces, semée d’engins, creusée profondément par des rigoles de ciment. Sur la butte se dressait maintenant un monument à cinq étages, en béton, avec des fenêtres ornées de balcons, mais qui présentait – bizarrement – des parties inachevées, échafaudage de bois, chiffons accrochés çà et là.
Réunis, ils découvraient soudain, en tournant tout autour, à demi inquiets, à demi fascinés, l’étendue de la ville et sa proximité. Car les travaux de construction avaient exigé l’aplanissement de la butte qui se trouvait derrière l’ancien hangar et bornait la vue jusqu’alors. Plus proche et plus bruyante aussi. Et on pouvait l’atteindre – virent-ils avec surprise – plus sûrement et plus vite de cet endroit. Il suffisait de descendre l’escarpement de matériaux usés et de rejoindre la route qu’on voyait bleuir entre les maisons des faubourgs, ce soir-là, scintillant déjà des phares automobiles.
Était-ce la même route qu’empruntait leur vieux bus ? Allez savoir. Quand il fut désormais certain que les choses en resteraient là, que les camions ne reviendraient plus, les travailleurs reprirent cependant l’ancienne rue de sable, en direction du carrefour.
Et là, assis sur leurs paquets quotidiens, ils attendirent le passage du bus. En vain. Le carrefour aussi avait été transformé. Élargi. Tout juste si on pouvait prévoir de quel côté allaient virer les voitures, car plusieurs routes se divisaient maintenant à l’embranchement ; l’arrêt avait sans doute été déplacé et les quelques distances qu’ils accomplirent à partir de leur souvenir ne leur apprirent rien de plus.
Ils renouvelèrent plusieurs fois cette démarche hallucinée, puis se décidèrent à couper au plus court, et s’acheminèrent désormais à pied vers la ville en partant de « l’immeuble ». Expédition harassante qui les menait à une place inconnue, aux frontières d’une usine d’acier blanc. Ceux qui présentaient encore une forme physique acceptable y furent embauchés, et les autres continuèrent à grader vers la rumeur urbaine, dont l’intensité se resserrait autour d’eux.
Pour les femmes et les jeunes filles qui étaient d’habitude employées au Port, ou y gagnaient – on ne sait trop comme – la subsistance, il n’était plus question de traverser la route côtière : elle avait été coupée en deux par le double train des voitures : les unes sur une file, se dirigeaient vers le fleuve, quand les autres en revenaient, et le tout était défendu par des tubes métalliques.
Une autre vie s’organisa alors, qui ne réunissait plus après six heures les membres de la rue de sable. Les allées et venues se faisaient à des heures différentes, ou bien – ce fut le cas de José et de Solidad, il n’y eut plus de retour. Sans doute l’une ou l’autre des usines ou des grands immeubles de béton les avaient-ils captés entièrement, ou bien un accident – comme il arriva à Fernando, que l’on apprit par hasard, bien après.
Le changement se fit dans un temps qui sembla particulièrement court à Maria-Chila et aux quelques vieilles femmes et hommes vieux qui restaient dans les maisons.
Tant d’événements étaient apparus jour après jour dans l’excitation de l’attente, qu’il était difficile d’en mesurer la durée. Non seulement la durée de l’opération immobilière mais celle de leur temps propre. À qui se fier ? À compter avec la monotonie ancienne des jours et leur tranquille immobilité, sûrement les travaux avaient dû occuper des dizaines d’années. Mais il n’en était rien, et cela Maria-Chila et les autres le savaient, trois payes seulement étaient tombées depuis le début, qui indiquaient les fins de mois. L’excès même d’événements avait rétréci leur sentiment de la durée et le retour au vieil état de choses se faisait difficilement. Il ne se passait plus rien maintenant, leur semblait-il, et pour la première fois une insatisfaction – moi je dirais « frustration » dans mon langage – laissait de longues plages d’ennui le long des jours. Et de même que la vitesse de construction avait creusé une brèche dans la durée, la présence immobile du bâtiment, pesante et géométrique, faisait vaciller les maisons irrégulières et basses. On sentait la fragilité et le désordre des minces et pauvres cases, briques trop sèches et terre battue.
Un vent de régularité souffla dans le village. On rangea. Et, chose inouïe, on commença à jeter. Le tas d’ordures derrière la construction neuve s’orna bientôt des vieux canapés, de tables de bois, de trépieds de fonte qui servaient hier encore à cuire les galettes. Les vieilles bouteilles foncées allèrent rejoindre les cadres déglingués.
Quelques-uns des vieux qui ne trouvèrent plus d’emploi après l’absence causée par la construction, cimentèrent le devant de leur habitation ce qui contribua à rendre plus chaotique encore la pente de sable. On butait sur de petites marches. Des astucieux, avec une sournoise et jouissive appréhension, prélevèrent quelques fenêtres sur le bâtiment inutilisé et les encastrèrent dans les maisons.
Alors abandonné à demi, comme le bâtiment dont la construction avait rompu leur vie sans qu’ils sachent pourquoi ni qu’en faire, l’événement qui n’avait jamais été qu’une trace dans un peu de mémoire, se fit brusquement souvenir.
Je dis « brusquement », car l’épisode que je vais relater semble surgir sur un fond d’oubli, et sans préparation aucune, plongeant le village dans la stupéfaction de son irruption. Mais sans doute faudrait-il suivre pas à pas le lent parcours souterrain de son avènement, sa lente montée au jour. Quoi qu’il en soit de ce tortueux cheminement, il est de fait que l’arrivée, dans une petite Fiat amochée, de la jeune et charmante Maria-Emmi, aux environs de onze heures, dût rappeler aux habitants une très vague forme déjà brouillée par le temps, mais vivace encore, celle du premier voyageur insolite.
Maria-Emmi se comporta de manière simple et naturelle suivant son habitude, questionnant les femmes, caressant les enfants.
« Votre mari travaille ? Avez-vous des problèmes, dans la maison ? Il y a longtemps que vous habitez ici ? Et vos parents ? Elle est à vous cette jolie maison ? Et ce bâtiment, qui en est le propriétaire ? On parle d’une rénovation du quartier, êtes-vous au courant ? Aimeriez-vous habiter ailleurs ? »
Toutes questions auxquelles les habitants ne savaient quoi répondre, sinon qu’ils étaient là, et là encore. Et, un léger flottement sur le nombre d’enfants, mais quand même approximativement on pouvait encore, après plusieurs consultations, en venir à bout mais fallait-il compter ceux qui étaient morts ou partis ? et ceux qu’on ignorait ou qu’on ne voulait pas reconnaître ? Maria-Chila, avec délicatesse, lui prépara un café, « sem asucar », à sa demande, et les enfants regardaient avec intérêt l’intérieur de la voiture, et la minicassette ou la radio, dont ils n’osaient pas trop tripoter les boutons.
- À qui appartient cet immeuble ? qui l’habite ?
- Silence
- À quoi sert-il ?
- Silence toujours (comment répondre ?)
- « Ils » sont venus le construire, répondait Maria-Chila, répétant toujours la même phrase : « Ils sont venus… »
Était-ce à elle et à ses voisines de le savoir ? et que pouvait-elle dire de plus ?
- Vous n’avez jamais pensé à l’habiter ?
- Silence. Quelle drôle d’idée, cette chose était là, c’est tout.
Maria-Emmi, quant à elle, souriait toujours. Dans des jeans impeccables, les pieds nus, bruns, dans de légères sandales.
Elle voulait les aider, c’est ça, elle voulait sûrement les aider. Allaient-ils se laisser faire encore une fois ? Permettre qu’on les chasse de chez eux, qu’on détruise leurs vies et leurs habitudes ? Non, ni elle ni ses amis, les camarades du mouvement dont elle faisait partie, ne le permettraient, leur expliquait-elle. Car ils pouvaient s’opposer aux décisions du Pouvoir (elle faisait sonner le P majuscule), se battre sur leur propre terrain – qui en l’occurrence était le sien – elle l’avait choisi comme tel.
« Leur » terrain, « leur » lutte, oui, bien sûr, mais le sens des mots échappait à Zuleida comme à Zaïre et aussi, et plus encore, car elles y mettaient un certain entêtement, à Maria-Chila et à sa fille Maria-Luisa. Elles entendaient bien la sonorité des termes, et la vague résonance qu’ils émettaient était une source de trouble. Que faudrait-il donc faire encore ? N’était-ce pas déjà assez de la vieille blessure qui avait envoyé au loin, dispersé, leurs proches voisins et leurs familles ? Très obscurément, elles opposaient à l’aimable visiteuse le lourd ennui des jours patients. Quelque chose qu’il leur était impossible de dire, sable recouvrant une cicatrice vague après vague, et la vie toujours. Oui, oui, elles savaient, bien sûr, mais au loin, comme on perçoit à distance la fin de tout, ou la mort, et que peut-on y faire ? Et la vieillesse et la maladie.
Et elle que savait-elle, cette jeune femme souriante, du temps opiniâtre de la Rua ?
« Le Pouvoir, disait Maria se débattant dans l’épaisse torpeur de midi maintenant, le Pouvoir… » Mouches zigzagantes. Arrivée d’un chat énucléé, affreux – elle détourna la tête – armée de blattes en ligne directe du récipient posé par terre. Maria-Chila entreprit de les chasser. Les enfants avaient finalement osé manipuler les boutons de la Fiat, et la voix du speaker sortait par bouffées de la voiture écrasée de chaleur. Maria-Emmi sourit. Mais qu’importe. Maria-Emmi soupira, jeta le bout filtre dans la poussière chaude, devant elle, et entreprit de secouer son engourdissement. Déjà, c’était un peu tard. Le processus étrange était en marche derrière les fronts têtus, au bout des doigts agités. Grandes mains noueuses aux ongles longs, ou fines et lisses mains des plus jeunes mais vigoureuses. Les enfants aux dents ébréchées s’amusaient encore à lancer de petits cailloux sur tout ce qui bouge, et les choses auraient pu en rester là, peut-être.
Mais Maria-Emmi fit alors la seconde faute, avec la bonne foi absolue, totale, du militant. Elle entra dans l’immeuble. Pour voir ? Simple curiosité, geste de critique pratique, ou défi inopérant au système détesté ? Mouvement irréfléchi, envie de bouger – de toute façon il faisait trop chaud pour reprendre la route – ou ne s’avouait-elle pas à elle-même qu’elle ne voulait pas revoir ces regards, ces chats sans yeux, le vide des têtes butées, ou bien encore la fatigue ? Tout à la fois, sans doute.

Elle poussa sans effort, ce qui la surprit un peu, la porte du hall d’entrée. Le silence, une odeur de moisi se refermèrent sur elle, avec la demi-obscurité de la bâtisse zébrée des rais obliques du soleil. « Cathédrale », ce mot s’imposait à elle, bien qu’elle s’en défendît. Elle éprouva le besoin d’ajouter, par souci de rigueur, « du pouvoir ». Exorciser la menace, la solitude et l’impuissance. Puis, sa sandale droite se prit dans un amas mou, assez répugnant, et retirant vivement son pied, prise de dégoût, elle perdit l’équilibre et tomba de côté.


La petite Fiat était amarrée au milieu de la Rua, avec son air modeste et sage. Rien ne s’était passé. Non.
- Oui, la jeune femme est entrée. Là-haut (geste de la main).
- Non, on ne l’a pas vu redescendre.
- Oui, c’est bizarre. Ce mot étrange fait sourire Maria-Luisa : comme ils parlent ces étrangers !
- « Bizarre », si vous voulez.
Les deux hommes qui questionnent sont fatigués, ils ont chaud.
- Peut-être est-elle partie vers la ville, sur l’autre versant, derrière l’immeuble ?
- Oui, peut-être. Personne ne sait.
- Mais depuis quand ? Hier ? Avant-hier ?
- Il y a un moment déjà.
- Non, eux les habitants ils ne sont pas entrés dans l’immeuble, ils n’oseraient pas. C’est la chose des autres. Ils ne savent pas. Maria-Chila chasse les blattes et met le café à bouillir.
- Ils en prendront bien ?
- Oui, bien sûr. Maria-Luisa nourrit son fils qui est blond.
Le chat galeux, toujours lui, et rien d’autre. Ni Zaïre, ni Zuleida n’en savent davantage. Un groupe d’enfants joue dans la poussière, au palet semble-t-il. Le vieux Moisus taille une noix de coc.
- Les autres ?
- Au travail. (geste vers la ville).
Silence. Le vent d’Aracati souffle. Il est quatre heures. Bientôt il fera moins chaud. Le sable fait de petits bonds.

Les deux enquêteurs s’en vont.

Silence de sable. Silence de la vie et de la mort, du sommeil, de la douleur qui dort, éternellement la même, comme l’eau tiède du baril impropre à la consommation, ou l’insecte dans le mur qui taraude les jeunes gens déjà usés, proches de la fin sans qu’ils le sachent jamais.

Anne Cauquelin, Rue de sable
écrit en septembre 1979 à Fortaleza
inédit, Le Lampadaire, 2020