DÉPLACEMENTS 2
La boîte
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
LA BOÎTE

Un des membres éloigné de notre famille était marin. Il ne passait que rarement nous rendre visite avenue d’Alembert, mais chaque fois il arrivait les bras chargé des cadeaux les plus inattendus, récoltés au cours de ses pérégrinations au long cours. Aussi, mon frère et moi, attendions-nous toujours sa venue avec impatience lorsque l’une de ses lettres nous laissait envisager un passage imminent du loup de mer ; c’est nous en général qu’il gâtait le plus. Un beau jour il se présenta chez nous à l’improviste, mais quelle ne fut pas notre déconvenue quand il extirpa de sa vieille valise une simple boîte de thé. Il tendit l’objet à ma mère en expliquant : « Ça vient de Chine ! ». Après quelques jours notre visiteur repartit comme il était venu, perdant à nos yeux une bonne partie de son prestige. Du thé !

Je commençais d’oublier le marin et sa perfidie lorsqu’un dimanche après-midi d’hiver, ma mère proposa de faire un thé. Elle extirpa du buffet le service de porcelaine – celui avec des grues au clair de lune peintes sur les soucoupes – puis après quelques minutes dans la cuisine, elle reparut, posant sur la table de la salle à manger un plateau avec du lait froid dans un petit pot, du sucre, quelques biscuits et la théière fumante. Avec précaution elle servit chacun de nous : « C’est du thé de Marcellin ! » précisa-t-elle avec une certaine solennité. Ma mère s’extasia sur la finesse du breuvage, mon père évoqua l’Indochine, comme chaque fois que l’atmosphère virait à «l’orientale», mon frère déclara qu’il n’aimait pas le thé, quant à moi je me brûlai cruellement la langue en maudissant une fois de plus le marin. J’ignorais encore qu’en cet après-midi brumeux s’esquissaient les contours de ce qui allait devenir pour moi une véritable cérémonie familiale.

À la maison nous ne prenions que rarement le thé, mais les prélèvements à-la-boîte-de-Chine demeuraient, eux, tout à fait exceptionnels. À la façon dont ma mère proposait un thé, je devinais d’emblée si nous allions avoir droit aux banales infusettes du commerce ou au somptueux breuvage ambré de La Boîte. Je parvins même à établir une hiérarchie secrète parmi les gens qui nous rendaient visite l’après-midi. Il y avait d’abord ceux à qui l’on n’offrait que du café ou du thé en infusettes ; venaient ensuite ceux pour lesquels ma mère consentait à ouvrir La Boîte, mais à qui (sans doute à cause de quelque manquement secret dont j’ignore la nature), elle ne renouvelait plus jamais l’offre ; les plus rares (ce n’étaient pas forcément les amis les plus proches) avaient régulièrement droit à l’infusion rituelle ; à ces derniers ma mère allait parfois jusqu’à confier un petit sachet contenant quelques pincées des précieuses feuilles aromatiques.

Il me serait impossible de caractériser aujourd’hui la teneur exacte de ces cérémonies, ni d’en décrire le déroulement précis ; les modalités de cette liturgie domestique ne furent jamais établies de manière explicite. À y réfléchir, peut-être ai-je été le seul à percevoir l’atmosphère sacrée de ses dégustations.

Je n’ai encore rien dit de La Boîte, car elle n’intervenait jamais directement dans la mise en scène : sitôt les quelques grammes indispensables placés au fond de la théière, le couvercle était remis en place : « Pour que ça ne s’évente pas ! », et La Boîte réintégrait l’étagère supérieure du placard de la cuisine. Objet décisif mais occulte du rite domestique on évitait de montrer La Boîte. Le goût intrinsèque de la liqueur ambrée et les appréciations formulées par les convives devaient suffire à l’enchantement. Mais si d’aventure, après la proposition maternelle, quelqu’un déclarait ne jamais boire de thé, on produisait sur le champ la pièce à conviction afin de confondre le béotien. C’était un gros cube de fer blanc aux angles arrondis, recouvert d’une peinture jaune mat qui s’écaillait facilement. Sur trois faces adjacentes se déployait un dragon schématisé par un unique trait rouge vif ; la quatrième face comportait des inscriptions en caractères indéchiffrables, du même rouge que le dragon. Sur le sommet de La Boîte, découpé par une étroite ouverture circulaire, s’ajustait un couvercle nervuré qu’il fallait rentrer en forçant et que l’on ôtait en faisant levier avec le manche d’une petite cuiller ou la lame d’un couteau. Laissé à l’état brut, le fer blanc du dessous accusa le premier le passage du temps en se piquant de rouille.

Implicitement présente mais rarement exhibée, La Boîte accompagna de son aura exotique une bonne partie de mon enfance et le début de mon adolescence. Puis un jour un sacrilège fut commis. Un prétendu connaisseur ès thés eut l’outrecuidance de faire remarquer – après avoir goûté avec affectation une gorgée du liquide adulé – que si le thé avait dû être excellent, cet « Imperial Yunan Flowery Pekoe » était à présent passablement éventé : il avait « perdu sa finesse » et « son corps puissant s’était irrémédiablement affaibli ». On protesta bien pour la forme, ma mère, en rougissant, argua qu’elle refermait toujours soigneusement le couvercle… Mais le spécialiste avait parlé. Le soir même ma mère se débarrassait du fond restant, qui devait bien dater d'une dizaine d'années. On tenta bien des subterfuges en versant dans La Boîte les meilleurs thés du commerce, mais le charme semblait définitivement rompu, même un thé rapporté d’Angleterre ne parvint pas à le rétablir. Rongée aux jointures, amincie par endroit et même percée par la rouille, La Boîte elle-même devenait innommable ; elle fut définitivement mise au rebut.

Si par hasard vous avez l’intention de visiter la Chine, rapportez-moi, s’il vous plaît, un peu de thé. Vous ne pouvez pas vous tromper le meilleur est toujours emballé dans une grosse boîte jaune, avec un dragon rouge dessiné sur le pourtour.

Christian Béthune
Le Lampadaire 2016