ATTENTE/ERRANCE
Ulysse retenu
COLLECTION DES CURIOSITÉS














































































































































































































Chant 10
L'ODYSSÉE, chant V, Ulysse prisonnier de Calypso

Eôs sortait du lit de l'illustre Tithôn, afin de porter la lumière aux Immortels et aux mortels. Et les Dieux étaient assis en conseil, et au milieu d'eux était Zeus qui tonne dans les hauteurs et dont la puissance est la plus grande. Et Athènaiè leur rappelait les nombreuses traverses d'Odysseus. Et elle se souvenait de lui avec tristesse parce qu'il était retenu dans les demeures d'une Nymphe :

— Père Zeus, et vous, Dieux heureux qui vivez toujours, craignez qu'un roi Porte-Sceptre ne soit plus jamais ni doux, ni clément, mais que, loin d'avoir des pensées équitables, il soit dur et injuste, si nul ne se souvient du divin Odysseus parmi ceux sur lesquels il a régné comme un père plein de douceur. Voici qu'il est étendu, subissant des peines cruelles, dans l'île et dans les demeures de la Nymphe Kalypsô qui le retient de force, et il ne peut retourner dans la terre de la patrie, car il n'a ni nefs armées d'avirons, ni compagnons, qui puissent le conduire sur le vaste dos de la mer. Et voici maintenant qu'on veut tuer son fils bien-aimé à son retour dans ses demeures, car il est parti, afin de s'informer de son père, pour la divine Pylos et l'illustre Lakédaimôn.

Zeus qui amasse les nuées lui répondit :

— Mon enfant, quelle parole s'est échappée d'entre tes dents ? N'as-tu point délibéré toi-même dans ton esprit pour qu'Odysseus revînt et se vengeât ? Conduis Tèlémakhos avec soin, car tu le peux, afin qu'il retourne sain et sauf dans la terre de la patrie, et les Prétendants reviendront sur leur nef.

Il parla ainsi, et il dit à Herméias, son cher fils :

— Herméias, qui es le messager des Dieux, va dire à la Nymphe aux beaux cheveux que nous avons résolu le retour d'Odysseus. Qu'elle le laisse partir. Sans qu'aucun Dieu ou qu'aucun homme mortel le conduise, sur un radeau uni par des liens, seul, et subissant de nouvelles douleurs, il parviendra le vingtième jour à la fertile Skhériè, terre des Phaiakiens qui descendent des Dieux. Et les Phaiakiens, dans leur esprit, l'honoreront comme un Dieu, et ils le renverront sur une nef dans la chère terre de la patrie, et ils lui donneront en abondance de l'airain, de l'or et des vêtements, de sorte qu'Odysseus n'en eût point rapporté autant de Troiè, s'il était revenu sain et sauf, ayant reçu sa part du butin. Ainsi sa destinée est de revoir ses amis et de rentrer dans sa haute demeure et dans la terre de la patrie.

Il parla ainsi, et le Messager tueur d'Argos obéit. Et il attacha aussitôt à ses pieds de belles sandales, immortelles et d'or, qui le portaient, soit au-dessus de la mer, soit au-dessus de la terre immense, pareil au souffle du vent. Et il prit aussi la baguette à l'aide de laquelle il charme les yeux des hommes, ou il les réveille, quand il le veut. Tenant cette baguette dans ses mains, le puissant Tueur d'Argos, s'envolant vers la Piériè, tomba de l'Aithèr sur la mer et s'élança, rasant les flots, semblable à la mouette qui, autour des larges golfes de la mer indomptée, chasse les poissons et plonge ses ailes robustes dans l'écume salée. Semblable à cet oiseau, Hermès rasait les flots innombrables.

Et, quand il fut arrivé à l'île lointaine, il passa de la mer bleue sur la terre, jusqu'à la vaste grotte que la Nymphe aux beaux cheveux habitait, et où il la trouva. Et un grand feu brûlait au foyer, et l'odeur du cèdre et du thuya ardents parfumait toute l'île. Et la Nymphe chantait d'une belle voix, tissant une toile avec une navette d'or. Et une forêt verdoyante environnait la grotte, l'aune, le peuplier et le cyprès odorant, où les oiseaux qui déploient leurs ailes faisaient leurs nids les chouettes, les éperviers et les bavardes corneilles de mer qui s'inquiètent toujours des flots. Et une jeune vigne, dont les grappes mûrissaient, entourait la grotte, et quatre cours d'eau limpide, tantôt voisins, tantôt allant çà et là, faisaient verdir de molles prairies de violettes et d'aches. Même si un Immortel s'en approchait, il admirerait et serait charmé dans son esprit. Et le puissant Messager tueur d'Argos s'arrêta et, ayant tout admiré dans son esprit, entra aussitôt dans la vaste grotte.

Et l'illustre Déesse Kalypsô le reconnut, car les Dieux immortels ne sont point inconnus les uns aux autres, même quand ils habitent, chacun, une demeure lointaine. Et Hermès ne vit pas dans la grotte le magnanime Odysseus, car celui-ci pleurait, assis sur le rivage ; et, déchirant son cœur de sanglots et de gémissements, il regardait la mer agitée et versait des larmes. Mais l'illustre Déesse Kalypsô interrogea Herméias, étant assise sur un thrône splendide :

— Pourquoi es-tu venu vers moi, Herméias à la baguette d'or, vénérable et cher, que je n'ai jamais vu ici ? Dis ce que tu désires. Mon cœur m'ordonne de te satisfaire, si je le puis et si cela est possible. Mais suis-moi, afin que je t'offre les mets hospitaliers.

Ayant ainsi parlé, la Déesse dressa une table en la couvrant d'ambroisie et mêla le rouge nektar, Et le Messager tueur d'Argos but et mangea, et quand il eut achevé son repas et satisfait son âme, il dit à la Déesse :

— Tu me demandes pourquoi un Dieu vient vers toi, Déesse ; je te répondrai avec vérité, comme tu le désires. Zeus m'a ordonné de venir, malgré moi, car qui parcourrait volontiers les immenses eaux salées où il n'y a aucune ville d'hommes mortels qui font des sacrifices aux Dieux et leur offrent de saintes hécatombes ? Mais il n'est point permis à tout autre Dieu de résister à la volonté de Zeus tempétueux. On dit qu'un homme est auprès de toi, le plus malheureux de tous les hommes qui ont combattu pendant neuf ans autour de la ville de Priamos, et qui, l'ayant saccagée dans la dixième année, montèrent sur leurs nefs pour le retour. Et ils offensèrent Athènè, qui souleva contre eux le vent, les grands flots et le malheur. Et tous les braves compagnons d'Odysseus périrent, et il fut lui-même jeté ici par le vent et les flots. Maintenant, Zeus t'ordonne de le renvoyer très promptement, car sa destinée n'est point de mourir loin de ses amis, mais de les revoir et de rentrer dans sa haute demeure et dans la terre de la patrie.

Il parla ainsi, et l'illustre Déesse Kalypsô frémit, et, lui répondant, elle dit en paroles ailées :

— Vous êtes injustes, ô Dieux, et les plus jaloux des autres Dieux, et vous enviez les Déesses qui dorment ouvertement avec les hommes qu'elles choisissent pour leurs chers maris. Ainsi, quand Eôs aux doigts rosés enleva Oriôn, vous fûtes jaloux d'elle, ô Dieux qui vivez toujours, jusqu'à ce que la chaste Artémis au thrône d'or eût tué Oriôn de ses douces flèches, dans Ortygiè ; ainsi, quand Dèmètèr aux beaux cheveux, cédant à son âme, s'unit d'amour à Iasiôn sur une terre récemment labourée, Zeus, l'ayant su aussitôt, le tua en le frappant de la blanche foudre ; ainsi, maintenant, vous m'enviez, ô Dieux, parce que je garde auprès de moi un homme mortel que j'ai sauvé et recueilli seul sur sa carène, après que Zeus eut fendu d'un jet de foudre sa nef rapide au milieu de la mer sombre. Tous ses braves compagnons avaient péri, et le vent et les flots l'avaient poussé ici. Et je l'aimai et je le recueillis, et je me promettais de le rendre immortel et de le mettre pour toujours à l'abri de la vieillesse. Mais il n'est point permis à tout autre Dieu de résister à la volonté de Zeus tempétueux. Puisqu'il veut qu'Odysseus soit de nouveau errant sur la mer agitée, soit ; mais je ne le renverrai point moi-même, car je n'ai ni nefs armées d'avirons, ni compagnons qui le reconduisent sur le vaste dos de la mer. Je lui révélerai volontiers et ne lui cacherai point ce qu'il faut faire pour qu'il parvienne sain et sauf dans la terre de la patrie.

Et le Messager tueur d'Argos lui répondit aussitôt :

— Renvoie-le dès maintenant, afin d'éviter la colère de Zeus, et de peur qu'il s'enflamme contre toi à l'avenir.

Ayant ainsi parlé, le puissant Tueur d'Argos s'envola, et la vénérable Nymphe, après avoir reçu les ordres de Zeus, alla vers le magnanime Odysseus. Et elle le trouva assis sur le rivage, et jamais ses yeux ne tarissaient de larmes, et sa douce vie se consumait à gémir dans le désir du retour, car la Nymphe n'était point aimée de lui. Certes, pendant la nuit, il dormait contre sa volonté dans la grotte creuse, sans désir, auprès de celle qui le désirait ; mais, le jour, assis sur les rochers et sur les rivages, il déchirait son cœur par les larmes, les gémissements et les douleurs, et il regardait la mer indomptée en versant des larmes.

Et l'illustre Déesse, s'approchant, lui dit :

— Malheureux, ne te lamente pas plus longtemps ici, et ne consume point ta vie, car je vais te renvoyer promptement. Va ! fais un large radeau avec de grands arbres tranchés par l'airain, et pose par­dessus un banc très élevé, afin qu'il te porte sur la mer sombre. Et j'y placerai moi-même du pain, de l'eau et du vin rouge qui satisferont ta faim, et je te donnerai des vêtements, et je t'enverrai un vent propice afin que tu parviennes sain et sauf dans la terre de la patrie, si les Dieux le veulent ainsi qui habitent le large Ouranos et qui sont plus puissants que moi par l'intelligence et la sagesse.

Elle parla ainsi, et le patient et divin Odysseus frémît et il lui dit en paroles ailées :

— Certes, tu as une autre pensée, Déesse, que celle de mon départ, puisque tu m'ordonnes de traverser sur un radeau les grandes eaux de la mer, difficiles et effrayantes, et que traversent à peine les nefs égales et rapides se réjouissant du souffle de Zeus. Je ne monterai point, comme tu le veux, sur un radeau, à moins que tu ne jures par le grand serment des Dieux que tu ne prépares point mon malheur et ma perte.

Il parla ainsi, et l'illustre Déesse Kalypsô rit, et elle le caressa de la main, et elle lui répondit :

— Certes, tu es menteur et rusé, puisque tu as pensé et parlé ainsi. Que Gaia le sache, et le large Ouranos supérieur, et l'eau souterraine de Styx, ce qui est le plus grand et le plus terrible serment des Dieux heureux, que je ne prépare ni ton malheur, ni ta perte. Je t'ai offert et conseillé ce que je tenterais pour moi-même, si la nécessité m'y contraignait. Mon esprit est équitable, et je n'ai point dans ma poitrine un cœur de fer, mais compatissant.

Ayant ainsi parlé, l'illustre Déesse le précéda promptement, et il allait sur les traces de la Déesse. Et tous deux parvinrent à la grotte creuse. Et il s'assit sur le thrône d'où s'était levé Herméias, et la Nymphe plaça devant lui les choses que les hommes mortels ont coutume de manger et de boire. Elle-même s'assit auprès du divin Odysseus, et les servantes placèrent devant elle l'ambroisie et le nectar. Et tous deux étendirent les mains vers les mets placés devant eux ; et quand ils eurent assouvi la faim et la soif, l'illustre Déesse Kalypsô commença de parler :

— Divin Laertiade, subtil Odysseus, ainsi, tu veux donc retourner dans ta demeure et dans la chère terre de la patrie ? Cependant, reçois mon salut. Si tu savais dans ton esprit combien de maux il est dans ta destinée de subir avant d'arriver à la terre de la patrie, certes, tu resterais ; ici avec moi, dans cette demeure, et tu serais immortel, bien que tu désires revoir ta femme que tu regrettes tous les jours. Et certes, je me glorifie de ne lui être inférieure ni par la beauté, ni par l'esprit, car les mortelles ne peuvent lutter de beauté avec les Immortelles.

Et le subtil Odysseus, lui répondant, parla ainsi :

— Vénérable Déesse, ne t'irrite point pour cela contre moi. Je sais en effet que la sage Pènélopéia t'est bien inférieure en beauté et majesté. Elle est mortelle, et tu ne connaîtras point la vieillesse ; et, cependant, je veux et je désire tous les jours revoir le moment du retour et regagner ma demeure. Si quelque Dieu m'accable encore de maux sur la sombre mer, je les subirai avec un cœur patient. J'ai déjà beaucoup souffert sur les flots et dans la guerre ; que de nouvelles misères m'arrivent, s'il le faut.

Il parla ainsi, et Hèlios tomba et les ténèbres survinrent ; et tous deux, se retirant dans le fond de la grotte creuse, se charmèrent par l'amour, couchés ensemble. Et quand Eôs aux doigts rosés, née au matin, apparut, aussitôt Odysseus revêtit sa tunique et son manteau, et la Nymphe se couvrit d'une grande robe blanche, légère et gracieuse ; et elle mit autour de ses reins une belle ceinture d'or, et, sur sa tête, un voile. Enfin préparant le départ du magnanime Odysseus, elle lui donna une grande hache d'airain, bien en main, à deux tranchants et au beau manche fait de bois d'olivier. Et elle lui donna ensuite une doloire aiguisée. Et elle le conduisit à l'extrémité de Pile où croissaient de grands arbres, des aunes, des peupliers et des pins qui atteignaient l'Ouranos, et dont le bois sec flotterait plus légèrement. Et, lui ayant montré le lieu où les grands arbres croissaient, l'illustre Déesse Kalypsô retourna dans sa demeure.

[...]

Ulysse prisonnier de Circé
[...]
Et ils trouvèrent, dans une vallée, en un lieu découvert, les demeures de Kirkè, construites en pierres polies. Et tout autour erraient des loups montagnards et des lions. Et Kirkè les avait domptés avec des breuvages perfides ; et ils ne se jetaient point sur les hommes, mais ils les approchaient en remuant leurs longues queues, comme des chiens caressant leur maître qui se lève du repas, car il leur donne toujours quelques bons morceaux. Ainsi les loups aux ongles robustes et les lions entouraient, caressants, mes compagnons ; et ceux-ci furent effrayés de voir ces bêtes féroces, et ils s'arrêtèrent devant les portes de la Déesse aux beaux cheveux. Et ils entendirent Kirkè chantant d'une belle voix dans sa demeure et tissant une grande toile ambroisienne, telle que sont les ouvrages légers, gracieux et brillants des Déesses. Alors Politès, chef des hommes, le plus cher de mes compagnons, et que j'honorais le plus, parla le premier :

— O amis, quelque femme, tissant une grande toile, chante d'une belle voix dans cette demeure, et tout le mur en résonne. Est-ce une Déesse ou une mortelle ? Poussons promptement un cri.

Il les persuada ainsi, et ils appelèrent en criant. Et Kirkè sortit aussitôt, et, ouvrant les belles portes, elle les invita, et tous la suivirent imprudemment. Eurylokhos resta seul dehors, ayant soupçonné une embûche. Et Kirkè, ayant fait entrer mes compagnons, les fit asseoir sur des sièges et sur des thrônes.

Et elle mêla, avec du vin de Pramnios, du fromage, de la farine et du miel doux ; mais elle mit dans le pain des poisons, afin de leur faire oublier la terre de la patrie. Et elle leur offrit cela, et ils burent, et, aussitôt, les frappant d'une baguette, elle les renferma dans les étables à porcs. Et ils avaient la tête, la voix, le corps et les soies du porc, mais leur esprit était le même qu'auparavant. Et ils pleuraient, ainsi enfermés ; et Kirkè leur donna du gland de chêne et du fruit de cornouiller à manger, ce que mangent toujours les porcs qui couchent sur la terre.

Mais Eurylokhos revint à la hâte vers la nef noire et rapide nous annoncer la dure destinée de nos compagnons. Et il ne pouvait parler, malgré son désir, et son cœur était frappé d'une grande douleur, et ses yeux étaient pleins de larmes, et son âme respirait le deuil. Mais, comme nous l'interrogions tous avec empressement, il nous raconta la perte de ses compagnons :

— Nous avons marché à travers la forêt, comme tu l'avais ordonné, illustre Odysseus, et nous avons rencontré, dans une vallée, en un lieu découvert, de belles demeures construites en pierres polies. Là, une Déesse, ou une mortelle, chantait harmonieusement en tissant une grande toile. Et mes compagnons l'appelèrent en criant. Aussitôt, elle sortit, et, ouvrant la belle porte, elle les invita, et tous la suivirent imprudemment, et, moi seul, je restai, ayant soupçonné une embûche. Et tous les autres disparurent à la fois, et aucun n'a reparu, bien que je les aie longtemps épiés et attendus.

Il parla ainsi, et je jetai sur mes épaules une grande épée d'airain aux clous d'argent et un arc, et j'ordonnai à Eurylokhos de me montrer le chemin. Mais, ayant saisi ses genoux de ses mains, en pleurant, il me dit ces paroles ailées :

— Ne me ramène point là contre mon gré, ô Divin, mais laisse-moi ici. Je sais que tu ne reviendras pas et que tu ne ramèneras aucun de nos compagnons. Fuyons promptement avec ceux-ci, car, sans doute, nous pouvons encore éviter la dure destinée.

Il parla ainsi, et je lui répondis :

— Eurylokhos, reste donc ici, mangeant et buvant auprès de la nef noire et creuse. Moi, j'irai, car une nécessité inexorable me contraint.

Ayant ainsi parlé, je m'éloignai de la mer et de la nef, et traversant les vallées sacrées, j'arrivai à la grande demeure de l'empoisonneuse Kirkè. Et Herméias à la baguette d'or vint à ma rencontre, comme j'approchais de la demeure, et il était semblable à un jeune homme dans toute la grâce de l'adolescence. Et, me prenant la main, il me dit :

— O malheureux ! Où vas-tu seul, entre ces collines, ignorant ces lieux ? Tes compagnons sont enfermés dans les demeures de Kirkè, et ils habitent comme des porcs des étables bien closes. Viens-tu pour les délivrer ? Certes, je ne pense pas que tu reviennes toi-même, et tu resteras là où ils sont déjà. Mais je te délivrerai de ce mal et je te sauverai. Prends ce remède excellent, et le portant avec toi ; rends-toi aux demeures de Kirkè, car il éloignera de ta tête le jour fatal. Et je te dirai tous les mauvais desseins de Kirkè. Elle te prépare un breuvage et elle te mettra des poisons dans le pain, mais elle ne pourra te charmer, car l’excellent remède que je te donnerai ne le permettra pas. Je le vais te dire le reste. Quand Kirkè t'aura frappé de sa longue baguette, jette-toi sur elle, comme si tu voulais la tuer. Alors, pleine de crainte, elle t'invitera à coucher avec elle. Ne refuse point le lit d'une Déesse, afin qu'elle délivre tes compagnons et qu'elle te traite toi-même avec bienveillance. Mais ordonne-lui de jurer par le grand serment des Dieux heureux, afin qu'elle ne tente aucune autre embûche, et que, t'ayant mis nu, elle ne t'enlève point ta virilité.

Ayant ainsi parlé, le Tueur d'Argos me donna le remède qu'il arracha de terre, et il m'en expliqua la nature. Et sa racine est noire et sa fleur semblable à du lait. Les Dieux la nomment Môly. Il est difficile aux hommes mortels de l'arracher, mais les Dieux peuvent tout. Puis Herméias s'envola vers le grand Olympos, sur l'île boisée, et je marchai vers la demeure de Kirkè, et mon cœur roulait mille pensées tandis que je marchais.

Et, m'arrêtant devant la porte de la Déesse aux beaux cheveux, je l'appelai, et elle entendit ma voix et, sortant aussitôt, elle ouvrît les portes brillantes et elle m'invita. Et, l'ayant suivie, triste dans le cœur, elle me fit entrer, puis asseoir sur un thrône à clous d'argent, et bien travaille. Et j'avais un escabeau sous les pieds. Aussitôt elle prépara dans une coupe d'or le breuvage que je devais boire, et, méditant le mal dans son esprit, elle y mêla le poison. Après me l'avoir donné, et comme je buvais, elle me frappa de sa baguette et elle me dit :

— Va maintenant dans l'étable à porcs, et couche avec tes compagnons.

Elle parla ainsi, mais je tirai de la gaine mon épée aiguë et je me jetai sur elle comme si je vou­lais la tuer. Alors poussant un grand cri, elle se prosterna, saisit mes genoux et me dit ces paroles ailées, en pleurant :

— Qui es-tu parmi les hommes ? Où est ta ville ? Où sont tes parents ? Je suis stupéfaite qu'ayant bu ces poisons tu ne sois pas transformé. Jamais aucun homme, pour les avoir seulement fait passer entre ses dents, n'y a résisté. Tu as un esprit indomptable dans ta poitrine, ou tu es le subtil Odysseus qui devait arriver ici, à son retour de Troiè, sur sa nef noire et rapide, ainsi que Herméias à la baguette d'or me l'avait toujours prédit. Mais remets ton épée dans sa gaine, et couchons-nous tous deux sur mon lit, afin que nous nous unissions, et que nous nous confiions l'un à l'autre.

Elle parla ainsi, et, lui répondant, je lui dis :

— O Kirkè ! comment me demandes-tu d'être doux pour toi qui as changé, dans tes demeures, mes compagnons en porcs, et qui me retiens ici moi-même, m'invitant à monter sur ton lit, dans la chambre nuptiale, afin qu'étant nu, tu m'enlèves ma virilité ? Certes, je ne veux point monter sur ton lit, à moins que tu ne jures par un grand serment, ô Déesse, que tu ne me tendras aucune autre embûche.

Je parlais ainsi, et aussitôt elle jura comme je le lui demandais ; et après qu'elle eut juré et prononcé toutes tes paroles du serment, alors je montai sur son beau lit.

Et les servantes s'agitaient dans la demeure ; et elles étaient quatre, et elles prenaient soin de toute chose. Et elles étaient nées des sources des forêts et des fleuves sacrés qui coulent à la mer. L'une d'elles jeta sur les thrônes de belles couvertures pourprées, et, par-dessus de légères toiles de lin. Une autre dressa devant les thrônes des tables d'argent sur lesquelles elle posa des corbeilles d'or. Une troisième mêla le vin doux et mielleux dans un kratère d'argent et distribua des coupes d'or. La quatrième apporta de l'eau et alluma un grand feu sous un grand trépied, et l'eau chauffa. Et quand l’eau eut chauffé dans l'airain brillant, elle me mit au bain, et elle me lava la tête et les épaules avec l'eau doucement versée du grand trépied. Et quand elle m'eut lavé et parfumé d'huile grasse, elle me revêtit d'une tunique et d'un beau manteau. Puis elle me fit asseoir sur un thrône d'argent bien travaillé, et j'avais un escabeau sous mes pieds. Une servante versa, d'une belle aiguière d'or dans un bassin d'argent, de l'eau pour les mains, et dressa devant moi une table polie. Et la vénérable intendante, bienveillante pour tous, apporta du pain qu'elle plaça sur la table ainsi que beaucoup de mets. Et Kirkè m'invita à manger, mais cela ne plut point à mon âme.

Et j'étais assis, ayant d'autres pensées et prévoyant d'autres maux. Et Kirkè, me voyant assis, sans manger, et plein de tristesse, s'approcha de moi et me dit ces paroles ailées :

— Pourquoi, Odysseus, restes-tu ainsi muet et te rongeant le cœur, sans boire et sans manger ? Crains-tu quelque autre embûche ? Tu ne dois rien craindre, car j'ai juré un grand serment.

Elle parla ainsi, et, lui répondant, je dis :

— O Kirkè, quel homme équitable et juste oserait boire et manger, avant que ses compagnons aient été délivrés, et qu'il les ait vus de ses yeux ? Si, dans ta bienveillance, tu veux que je boive et que je mange, délivre mes compagnons et que je les voie.

Je parlai ainsi, et Kirkè sortit de ses demeures, tenant une baguette à la main, et elle ouvrit les portes de l'étable à porcs. Elle en chassa mes compagnons semblables à des porcs de neuf ans. Ils se tenaient devant nous, et, se penchant, elle frotta chacun d'eux d'un autre baume, et de leurs membres tombèrent aussitôt les poils qu'avait fait pousser le poison funeste que leur avait donné la vénérable Kirkè ; et ils redevinrent des hommes plus jeunes qu'ils n'étaient auparavant, plus beaux et plus grands. Et ils me reconnurent, et tous, me serrant la main, pleuraient de joie, et la demeure retentissait de leurs sanglots. Et la Déesse elle-même fut prise de pitié. Puis, la noble Déesse, s'approchant de moi, me dit :

— Divin Laertiade, subtil Odysseus, va maintenant vers ta nef rapide et le rivage de la mer. Fais tirer, avant tout, ta nef sur le sable. Cachez ensuite vos richesses et vos armes dans une caverne ; et revenez aussitôt, toi-même et tes chers compagnons.

Elle parla ainsi, et mon esprit généreux fut persuadé, et je me hâtai de retourner à ma nef rapide et au rivage de la nier, et je trouvai auprès de ma nef rapide mes chers compagnons gémissant misérablement et versant des larmes abondantes. De même que les génisses, retenues loin de la prairie, s'empressent autour des vaches qui, du pâturage, reviennent à l'étable après s'être rassasiées d'herbes, et vont toutes ensemble au-devant d'elles, sans que les enclos puissent les retenir, et mugissent sans relâche autour de leurs mères ; de même, quand mes compagnons me virent de leurs yeux, ils m'entourent en pleurant, et leur cœur fut aussi ému que avaient revu leur patrie et la ville de l'âpre Ithaké, où ils étaient nés et avaient été nourris. Et, en pleurant, ils me dirent ces paroles ailées :

— A ton retour, ô Divin! nous sommes aussi joyeux que si nous voyions Ithaké et la terre de la patrie. Mais dis-nous comment sont morts nos compagnons.

Ils parlaient ainsi et je leur répondis par ces douces paroles :

— Avant tout, tirons la nef sur le rivage, et cachons dans une caverne nos richesses et toutes nos ormes. Puis, suivez-moi tous la hâte afin de revoir, dans les demeures sacrées de Kirkè, vos compagnons mangeant et buvant et jouissant d'une abondante nourriture.

Je parlai ainsi, et ils obéirent promptement à mes paroles; mais le seul Eurylokhos tentait de les retenir, et il leur dit ces paroles ailées :

— Ah malheureux, où allez-vous? Vous voulez donc subir les maux qui vous attendent dans les demeures de Kirkè, elle qui nous changera en porcs, en loups et en lions, et dont nous garderons de force la demeure ? Elle fera comme le Kyklôps, quand nos compagnons vinrent dans sa caverne, conduits par l'audacieux Odysseus. Et ils y ont péri par sa démence.

Il parla ainsi, et je délibérai dans mon esprit si, ayant tiré ma grande épée de sa gaine, le long de la cuisse, je lui couperais la tête et la jetterais sur le sable, malgré notre parenté ; mais tous mes autres compagnons me retinrent par de flatteuses paroles:

— O Divin ! laissons-le, si tu y consens, rester auprès de la nef et la garder. Nous, nous te suivrons à la demeure sacrée de Kirkè.

Ayant ainsi parlé, ils s'éloignèrent de la nef et de la mer, mais Eurylokhos ne resta point auprès de la nef creuse, et il nous suivit, craignant mes rudes menaces. Pendant cela, Kirkè, dans ses demeures, baigna et parfuma d'huile mes autres compagnons, et elle les revêtit de tuniques et de beaux manteaux, et nous les trouvâmes tous faisant leur repas dans les demeures. Et quand ils se furent réunis, ils se racontèrent tous leurs maux, les uns aux autres, et ils pleuraient, et la maison retentissait de leurs sanglots. Et la noble Déesse, s'approchant, me dit :

— Divin Laertiade, subtil Odysseus, ne vous livrez pas plus longtemps à la douleur. Je sais moi-même combien vous avez subi de maux sur la mer poissonneuse et combien d'hommes injustes vous ont fait souffrir sur la terre. Mais, mangez et buvez, et ranimez votre cœur dans votre poitrine, et qu'il soit tel qu'il était quand vous avez quitté la terre de l'âpre Ithaké, votre patrie cependant, jamais vous n'oublierez vos misères, et votre esprit ne sera jamais plus dans la joie, car vous avez subi des maux innombrables.

Elle parla ainsi, et notre cœur généreux lui obéit. Et nous restâmes là toute une année, mangeant les chairs abondantes et buvant le doux vin. Mais, à la fin de l'année, quand les Heures eurent accompli leur tour, quand les mois furent passés et quand les longs jours se furent écoulés, alors, mes chers compagnons m'appelèrent et me dirent :

— Malheureux, souviens-toi de ta patrie, si toutefois il est dans ta destinée de survivre et de rentrer dans ta haute demeure et dans la terre de la patrie.

Ils parlèrent ainsi, et mon cœur généreux fut persuadé. Alors, tout le jour, jusqu'à la chute de Hèlios, nous restâmes assis, mangeant les chairs abondantes et buvant le doux vin. Et quand Hèlios tomba, et quand la nuit vint, mes compagnons s'endormirent dans la demeure obscure. Et moi, étant monté dans le lit splendide de Kirkè, je saisis ses genoux en la suppliant, et la Déesse entendit ma voix. Et je lui :

— O Kirkè, tiens la promesse que tu m'as faite de me renvoyer dans ma demeure, car mon âme me pousse, et mes compagnons affligent mon cher cœur et gémissent autour de moi, quand tu n’es pas là.

Je parlai ainsi, et la noble Déesse me répondît aussitôt :

— Divin Laertiade, subtil Odysseus, vous ne res­terez pas plus longtemps malgré vous dans ma demeure ; mais il faut accomplir un autre voyage et entrer dans la demeure d'Aidés et de l'implacable Perséphonéia, afin de consulter l'âme du Thébain Teirésias, du divinateur aveugle, dont l'esprit est toujours vivant. Perséphonéia n'a accordé qu'à ce seul Mort l'intelligence et la pensée. Les autres ne seront que des ombres autour de toi.

Elle parla ainsi, et mon cher cœur fut dissous, et je pleurais, assis sur le lit, et mon âme ne voulait plus vivre, ni voir la lumière de Hèlios. Mais, après avoir pleuré et m'être rassasié de douleur, alors, lui répondant, je lui dis :

— O Kirkè, qui me montrera le chemin ? Personne n'est jamais arrivé chez Aidès sur une nef noire.

Je parlai ainsi, et la noble Déesse me répondit aussitôt :

— Divin Laertiade, subtil Odysseus, n'aie aucun souci pour ta nef. Assieds-toi, après avoir dressé le mât et déployé les blanches voiles ; et le souffle de Boréas conduira ta nef. Mais quand tu auras traversé l'Okéanos, jusqu'au rivage étroit et aux bois sacrés de Perséphonéia, où croissent de hauts peupliers et des saules stériles, alors arrête ta nef dans l'Okéanos aux profonds tourbillons, et descends dans la noire demeure d'Aidés, là où coulent ensemble, dans l'Akhérôn, le Pyriphlégéthôn et le Kokytos qui est un courant de l'eau de Styx. Il y a une roche au confluent des deux fleuves retentis­sants. Tu t'en approcheras, héros, comme je te l'ordonne, et tu creuseras là une fosse d'une coudée dans tous les sens, et, sur elle, tu feras des libations à tous les morts, de lait mielleux d'abord, puis de vin doux, puis enfin d'eau, et tu répandras par­dessus de la farine blanche. Prie alors les têtes vaines des morts et promets, dès que tu seras rentré dans Ithaké, de sacrifier dans tes demeures la meilleure vache stérile que tu posséderas, d'allumer un bûcher formé de choses précieuses, et de sacrifier, à part, au seul Teirésias un bélier entièrement noir, le plus beau de tes troupeaux. Puis, ayant prié les illustres âmes des morts, sacrifie un mâle et une brebis noire, tourne-toi vers l'Erèbos, et, te penchant, regarde dans le cours du fleuve, et les innombrables âmes des morts qui ne sont plus accourront. Alors, ordonne et commande à tes compagnons d'écorcher les animaux égorgés par l'airain aigu, de les brûler et de les vouer aux Dieux, à l'illustre Aidés et à l'implacable Perséphonéia. Tire ton épée aiguë de sa gaine, le long de ta cuisse, et ne permets pas aux ombres vaines des morts de boire le sang, avant que tu aies entendu Teirésias. Aussitôt le Divinateur arrivera, ô chef des peuples, et il te montrera ta route et comment tu la feras pour ton retour, et comment tu traverseras la mer poissonneuse.

Elle parla ainsi, et aussitôt Eôs s'assit sur son thrône d'or. Et Kirkè me revêtit d'une tunique et d'un manteau. Elle-même se couvrit d'une longue robe blanche, légère et gracieuse, ceignit ses reins d'une belle ceinture et mit sur sa tête un voile couleur de feu. Et j'allai par la demeure, excitant mes compagnons, et je dis à chacun d'eux ces douces paroles :

— Ne dormez pas plus longtemps, et chassez le doux sommeil, afin que nous partions, car la vénérable Kirkè me l'a permis.

Je parlai ainsi, et leur cœur généreux fut persuadé. Mais je n'emmenai point tous mes compagnons sains et saufs. Elpènôr, un d'eux, jeune, mais ni très-brave, ni intelligent, à l'écart de ses compagnons, s'était endormi au faîte des demeures sacrées de Kirkè, ayant beaucoup bu et recherchant la fraîcheur. Entendant le bruit que faisaient ses compagnons, il se leva brusquement, oubliant de descendre par la longue échelle. Et il tomba du haut du toit, et son cou fut rompu, et son âme descendit chez Aidés. Mais je dis à mes compagnons rassemblés :

— Vous pensiez peut-être que nous partions pour notre demeure et pour la chère terre de la patrie ? Mais Kirkè nous ordonne de suivre une autre route, vers la demeure d'Aidés et de l'implacable Perséphonéia, afin de consulter l'âme du Thébain Teirésias.

Je parlai ainsi, et leur cher cœur fut brisé, et ils s'assirent, pleurant et s'arrachant les cheveux. Mais il n'y a nul remède à gémir. Et nous parvînmes à notre nef rapide et au rivage de la mer, en versant des larmes abondantes. Et pendant ce temps, Kirkè était venue, apportant dans la nef un bélier et une brebis noire ; et elle s'était aisément cachée à nos yeux ; car qui pourrait voir un Dieu et le suivre de ses yeux, s'il ne le voulait pas ?

Homère, L'Odyssée
traduction de Leconte de Lisle, 1867.