L'INTELLIGENCE DES PLANTES








Violettes et nez de concombre
















Herbes sans nom








































































Sorte de
AUTOCHORIE

J’ai toujours aimé les plantes, m’occuper d’elles, les complimenter quand elles sont belles, les sauver en enlevant patiemment les unes après les autres les bêtes qui entreprennent de les dévorer. Mais jamais je ne m’étais posé la question de leur intelligence, on avait assez à faire avec les animaux et les hommes.
Jusqu’à ce que je rencontre les herbes explosives.


Les plantes sont appelées explosives ou éjectives quand leurs graines sont contenues dans des gousses (ou cosses) qui sous l’effet de la pression interne, conséquence de leur desséchement, ou externe (un peu comme le pop que l’on entend quand on ouvre les cosses des petits pois), s’ouvrent d’elles-mêmes, expulsent les graines en les éparpillant autour d’elles. Les violettes font partie de cette catégorie, leurs graines sont contenues dans une capsule subtrigone qui s’ouvre, sous l’effet de la déhiscence, en étoile à trois branches quand le moment est venu de conquérir le monde. Chaque branche de l’étoile se contracte et expulse plus ou moins violemment les graines. Je ne les ai jamais vu faire, mais j’ai souvent constaté, en effet, le triste écartèlement trigonal, trois cosses racornies ouvertes sur le vide. Je n’en comprenais pas la cause jusqu’à aujourd’hui, je pensais que c’était le propre des violettes stériles, celles qui se propagent dans le jardin sans jamais faire de fleurs. Le nez de concombre, lui, éjecte-projette ses graines dans un acte assez obscène et liquide, comme un grand crachat ou éjaculation. J’en ai vu des images sur internet, ils ne sont pas dans mon jardin, heureusement.


Tout cela, je ne le savais pas avant d’avoir été attaquée par une herbe. Ça s’est produit après une de mes absences. Quand j’en ai parlé à Joseph Pasdeloup, il a pensé que j’étais folle : donner une intention à des plantes, n’est-ce pas une des premières preuves de la folie ? Je lui ai dit : il y a des nouvelles plantes dans le jardin, quand je m’approche d’elles, elles se sentent en danger et m’explosent à la figure. C’est vrai, je n’avais même pas besoin de les toucher, il suffisait que je me penche vers elles, que je fasse mine d’approcher ma main – dans l’intention de les arracher – pour qu’elles me projettent leur graines à la figure, violemment. Au début, fidèle à l’idée selon laquelle les plantes, contrairement aux animaux, sont immobiles et privées de ce qu’on peut appeler intelligence (anticipation, compréhension du danger, élaboration de stratégie, etc.), j’ai pensé que mon geste faisait se lever un nuage de minuscules bestioles – bestioles-insectes ou genre de bêtes qu’on ne sait pas trop identifier – comme le fait par exemple le laurier-sauce quand je le taille. Mais non, c’était végétal.

Quel est leur nom ? je ne sais pas. Des mauvaises herbes. Elles ont peu de racine, une petite collerette de quelques feuilles leur suffit pour asseoir sur le sol une tige fine et longue qui se termine par plusieurs gousses, comme des ramifications, cosses allongées porteuses de graines. Je crois qu’elles font d’abord des petites fleurs blanches, mais je ne suis plus très sûre. Ces fleurs, dans leur légèreté, ne sont qu’une étape éphémère, trompeuse, sans importance. Elles ne veulent être que graines. Une fois les graines tombées, les gousses se dessèchent, jaunissent ainsi que les tiges qui les portaient. Elles ne servent plus à rien et se désintéressent d’elles-mêmes.

Je m’approche, elles explosent. Renouvelant l’expérience, d’herbe sans nom à herbe sans nom, pour tenter de savoir quelle est la distance, de moi à elles, à partir de laquelle elle se sentent en danger et décident de riposter, je commence à comprendre que, contrairement à ce qui est indiqué dans les descriptions des plantes dites explosives, ce sont pas leurs graines que, sentant leur fin proche, elles projettent afin d’assurer la pérennité de leur espèce.
Non, les projectiles qu’elles envoient sont beaucoup plus gros que les minuscules graines sombres contenues dans les gousses. Pas assez gros pour me faire peur, assez pour me surprendre et, si en effet j’étais folle et que je les prenne pour des bêtes, me faire fuir, prise de ma chorée habituelle.
Non, elles n’attendent pas le contact de ma main pour disséminer leurs graines, elles sentent ma présence (réagissent-elles de la même manière si un chat, un chien, un escargot, une limace s’approchent) et, prises d’affolement (ou au contraire planifiant avec sang-froid leur action), libèrent la valve supérieure (celle sur laquelle les graines ne sont pas tenues par le placenta) qui, souple, s’enroule sur elle-même et, arrivée au bout de son parcours, forme un boulet vert pâle projeté en direction de l’ennemi. Je le ramasse, le prends, l’observe, le déroule et, enfin, je comprends sa structure. Il ressemble au bolduc que l’on a passé sur le tranchant de la lame d’une paire de ciseau pour obtenir le frisotis du paquet cadeau. Les cosses de la plante agissent toutes ensemble, un véritable tir de mitraille, mais les graines, elles, restent accrochées à la valve inférieure et attendent la pleine maturité pour tomber sur le sol.

Je ne connais toujours pas leur nom mais j’en ai trouvé d’extraordinaires auxquels les rattacher :
autochorie
barochorie,
zoochorie
anémochorie
et toute la famille des chories

l’autochorie désigne les plantes qui n’ont nul besoin d’autrui (un oiseau, un insecte, le vent, la pluie) pour se déplacer de plusieurs mètres ; la barochorie désigne les plantes qui font tomber leur graines à leur pied par le simple effet de la pesanteur. Les herbes que j’ai découvertes et dont je tente la description relèvent des deux processus : elles sont faussement autochoriques et vraiment barochoriques, atteintes d’un gravitropisme qu’elles tentent de cacher par une autochorie défensive. Des plantes dont la capacité à mixer deux stratégies contradictoires – autobarochorique – démontre l’intelligence perverse.

Un été, elles ont envahi mon jardin, et n’ont pas réapparu l’été suivant, je ne comprends pas pourquoi. Parce que je les ai déjouées ?


Une autre sorte de plante s’est invitée, et, au contraire des autobarochoriques, est restée dans le petit jardin, celui qui est devant la maison.

Elle est arrivée unique, magnifique. Comme à mon habitude, je me suis interrogée sur son origine, sur son nom. Je lui ai trouvé un air de ressemblance avec l’Impatience pour ses tiges fortes et aqueuses et avec les gueules de loup pour la forme de sa fleur, petite et rose rehaussée d’une pointe de jaune et de blanc. Je l’ai appelée « sorte d’impatience » car elle était beaucoup plus grande et volumineuse que les impatiences de mon souvenir. Puis, au cours d’un voyage, j’en ai vu en grande quantité chez quelqu’un que je visitais, ce sont des Cœurs de Jeannette, m’a-t-on dit. Ah, le joli nom. De
« sorte d’impatience » elle est devenue « Cœur de Jeannette », ce qui lui allait beaucoup mieux et la différenciait des impatiences que l’on achète en pot chez le fleuriste.
L’été suivant, il fallut l’accorder au pluriel, « Cœurs de Jeannette », car l’unique s’est multiplié, avec grâce et intelligence, s’installant en massifs arrondis au pied du laurier rose, laissant libre les passages empruntés par les humains, sachant contenir la taille de chacune en fonction du nombre de la colonie, de manière à assurer la survie de toutes dans ce petit espace qu’elles avaient choisi pour s’installer. Une prolifération pensée, qui fleurissait mon jardin sans me demander d’effort, juste un peu d’arrosage le soir. Le voisin me répétait que ce n’était que mauvaises herbes, sauvageonnes que l’on n’avait pas choisies mais qui vous choisissaient, qu’il fallait les éliminer, qu’il n’y avait aucune gloire à rechercher leur compagnie, aucun avantage à en tirer, qu’il ne fallait pas les entretenir.
Le troisième été, il y en a eu partout, derrière les hortensias, sous le pommier du japon, tout autour du minuscule et fragile rosier, dans le seau contenant du sable, dans le grand pot vide au vernissé japonisant, sur la mousse du modeste espace gazonné, partout. J’ai dû remettre de l’ordre, arracher, elles avaient perdu leur harmonie et leur maîtrise de l’espace.

Aujourd’hui, alors que je fais des recherches sur les plantes explosives, je reconnais leur image dans la rubrique « autochorie ». J’apprends qu’elles ont le double nom de « Balsamine de l’Himalaya » et d’« Impatiens glandiluflora invasive par autochorie en Ariège ». Elles ont fait du chemin, je n’habite ni l’Ariège, ni l’Himalaya.

Elles ont gagné un nom, mais perdu mon affection. Je les tolère encore un peu, daigne les arroser parfois, mais jusqu’à quand ?

Peut-être me marierai-je avec mon voisin.

Maria Rantin, Autochorie
Le Lampadaire, 2019