ATTENTE/ERRANCE
Errance 1 2 3
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
ERRANCE 1 2 3

1 errance

Souvent au cours de mes errances
je passe immanquablement par la rue des Haies
voudrais-je
comme dans ce poème de John Donne
The progresse of the soule
retrouver par la pensée maints pays imaginaires
cages de chairs et viviers d’humains mémoires de bêtes de femmes et d’hommes ciels de données
et barques de souvenirs
afin de les faire monter jusqu’à mon regard
à l’image de ces bulles irisées que les enfants
forment en soufflant
et qui s’envolent devant leurs yeux éblouis ?
J’ai l’encéphale tellement imprégné par cette idée que le moindre souvenir qui a trait à cette rue m’apporte mille et une nuits de rêveries éveillées
ainsi quand j’apprends un matin
qu’un certain « Papou le Gitan » luthier de son métier
y recevait Django Reinhardt
le mot « nuages » s’impose à moi en toute évidence et vient faire corps avec ce que je sais déjà :
les rêveries de Jean-Jacques Rousseau
sont de ces mêmes nuées observées
au-dessus du village de Charonne
où il se promenait solitaire
baignant tout autant les sentiers les vignes
les prairies et les haies que l’âme du rêveur

le mot « haies » comme le mot « nuages »
renvoie à l’intemporel
au contraire d’un nom d’écrivain ou d’artiste marqué
par son temps et situé précisément dans l’histoire
« haies » par son allure d’éternité
rend l’histoire géographique

la géographie et l’histoire participant dans leur forme respective
au visible et à l’invisible
la géographie pour tout ce qui se voit
lieux décors objets
et l’histoire pour l’implicite qui s’en dégage
c’est sans doute pourquoi
je traîne toujours immanquablement
dans cette rue des Haies
où l’invisible (l’histoire) apparaît
comme tout ce qui se voit
et le visible (la géographie)
comme tout ce qui reste insaisissable
comme le sont devenues les haies
dans un paysage urbain

2 errance

Dans ce parc un vallon secret 
Tout voilé de ramages sombres
Où le soleil est si discret
Qu’il n’y force jamais les ombres
Presse d’un cours si diligent
Les flots d’un beau ruisseau d’argent
qui alimente le Grand Rond
qui se jette à son tour
par une belle cascade dans l’Octogone
Le Grand Rond est un bassin
à l’évidence circulaire
un grand miroir liquide
où regarder ses traits reste un jeu
ô combien fondateur et fécond
Car faire paraître c’est (déjà) représenter
et représenter c’est faire paraître
ce que le premier être parlant
commença de voir dans cet autre
auquel il adressait la parole
Chants cris d’oiseaux hérons foulques grèbes colverts batraciens pluies sous un ciel de lait tombant avec gravité rivières à la rivière goutte après goutte
Combien de temps fallut-il pour revoir cette parole fixée dans l’eau abouchée au soleil ?
Combien de temps pour passer de l’eau au tableau 
où représenter sera faire apparaître
l’irreprésentable
le corps (sous le voile du pain et du vin)
invisible à tout œil humain ?



Amiens a les pieds dans l’eau qui coule dans la Somme 
rivière aux douze bras
auxquels s’ajoute un nombre incalculable de courts ruisseaux
petits canaux ou rieux
qui se comptent sur les poils de la queue d’une vache
Vue du ciel
Amiens se regarde comme un drip de Jackson Pollock
Fraîcheur et Limpidité
Douées d’une Lascivité merveilleuse
Enclines à s’enlacer étroitement
À se tresser
Et en riant
Rouler ensemble au ruisseau

Naguère on regardait ce ciel couché
se refléter dans l’eau
puis les yeux en haut
on reposait sa tête dans la confiance de ses cheveux
et on gardait l’impression du ruisseau convertir l’eau en soie : Amiens était une ville drapante
coton serge velours satin
Une ville filante où l’on peignait à l’aiguille avec des fils de soie au point tige et au point passé

Sur les îles minuscules
sont les hortillonnages
ces jardins flottants depuis la guerre des Gaules sur  le tissu urbain
et dont les hortillons sont les maraîchers
salades radis petits pois pommes de terre
qu’ils cultivent sur des aires à peine plus grandes
qu’une salle à manger
entourées d’eau
On n’y accède qu’en barque
hérons foulques grèbes colverts barques qui avancent sur l’eau avec une perche qui touche le sol ferme au fond du rieu pelle qui bat l’eau à contresens de la marche…
La légende veut que ce soit un couple d’hortillons qui fit don d’un champ d’artichauts où bâtir la cathédrale
La réalité préfère que se soit à la conjonction des bras de la Somme et d’une plante tinctoriale
la waide
que l’on doive son édification
Au XIIIème siècle Amiens puisait sa force à même le bleu du ciel
la waide
plante crucifère
sorte de part des anges fauchée sur les sols calcaires de l’Amiénois
teintait l’étoffe bleu pers
La ville en fit son miel son or : et la cathédrale vagit !
On la bâtit aux bords des courants d’eaux vives
aux pieds du quartier Saint-Leu
petite Venise du Nord où
la waide
des teinturiers bleuissait la Somme à vue d’œil moulinant au fil de l’eau
serge coton satin
foulant et refilant le drap sur lequel
pierre après pierre
s’imprima cette Bible de pierre
Et où debout sur le pilier qui supporte et partage en deux le portail central
se tient le Beau Dieu d’Amiens
le Christ de chaux des rochers de la Somme

3 errance

Le fleuve me guide jusqu’à la côte
la baie
après le pont qui enjambe le chenal de la Somme
je prends un chemin d’herbes qui surplombe l’estran
une sorte d’entre-deux entre la campagne et la mer
entre le flux et le reflux
entre les sables et les eaux
entre l’espace et le temps où l’œil sans plus d’appui
se perd avec le regard
se noie
s’évanouit et revient à lui
dans un paysage toujours en mouvement
l’eau est le sable et le vent oiseau
qui tournent volent glissent et s’emportent
au-dessus des ridins
est-ce un étourdissement sans fin
sans cesse et vite sans issue ?
Quand le chemin à son tour disparaît dans les sables et vient glisser sous les pieds :
c’est la vase !
Une vase qui a pour nom de quoi coucher dehors :
la slikke !
Et ça se danse au bout d’une ficelle
ça se valse folle danse du feu de l’air de l’eau et de la terre !
Mais ça n’est pas le plus surprenant 
on vermille dans la plus grande des quiétudes 
on baigne dans une sorte de paix et d’intranquillité suave
on goûte au délice du vide qui s’entiche du plein
on devient de nulle part qui rentre à pas d’heure
et on est de partout tout en n’y étant pas
ici ou là
comme ailleurs
peut-être bien à l’origine du monde
telle qu’on l’imagine entre l’espace du temps à perdre
et le temps de l’espace à retrouver
et dont je ne suis toujours pas revenu…

Jacques Cauda
septembre 2024