QUAND LES AUTEURS SONT DES PERSONNAGES
Vincent vomit
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VINCENT VOMIT
Il entre. Vincent entre. Il reconnaît tout. Dans le moindre détail. Les myosotis, les roses de Noël, les anémones et les renoncules, les giroflées et les marguerites, les parterres de fleurs découpés comme les parts d’un gâteau, un gâteau à quoi ? indigeste se rappelle Vincent. Bourré de médicaments, de neuroleptiques, de drogues à l’essai, épais comme un pain d’épices cuit à la glue d’opium, à l’odeur écœurante de clous de girofles. Cette texture, cette mélasse, son cerveau. Vomira-t-il là, sur le seuil, au moment de le franchir, alors qu’il a encore la main sur la poignée de cette porte cochère qui ouvre sur un jardin qu’il lui semble reconnaître. Alors qu’il ne sait plus s’il entre dans sa peinture ou dans un jardin. Il se heurte aux bordures. Aux bordures de son cerveau qui caquète, annone des qui et des que, qui hache et rompt, qui a perdu la douceur du geste, le fondu de la couleur. Non, plus jamais le fondu de la couleur. Mais la blessure du trait. L’odeur douceâtre de la douleur amoindrie par les drogues.
N’y avait-il pas, au centre du gâteau, comme un bassin avec des poissons rouges nageant bien visibles à la surface, dessinés par une main d’enfant. Les avait-il dessinés lui, le jeune Vincent dans des temps plus heureux lorsqu’il se promenait sous les arcades, sautant de l’ombre à la lumière et de la lumière à l’ombre.
D’ombre en ombre, et plus jamais de la lumière à la lumière.
Une stèle sur laquelle ils ont reproduit le dessin du jardin tel qu’il l’avait peint, le brut de la pierre mortuaire, les poissons rouges et le bassin.
Tous les asiles se ressemblent, se dit-il en poussant la porte du musée qui lui est consacré.
- Votre billet ? lui demande le gardien.
- Je suis ici chez moi, c’est mon nom que vous voyez là, sur la palissade. Les faussaires ont imité mon écriture.
- Vos papiers ? lui réclame le gardien.
Il montre l’ordonnance, la liste des médicaments à ne surtout pas égarer, la liste des peintures à acheter, sans oublier la térébenthine pour diluer les couleurs, les pinceaux qu’il lui faut réassortir, on en use tellement à vouloir peindre des paysages, ils sont abîmés il lui faut les renouveler, il montre l’arrêté d’enfermement, celui qui désigne l’asile dans lequel encore une fois il doit séjourner.
- Vous voyez on m’attend. C’est ici chez moi, répète Vincent.
Il montre l’esquisse du jardin qu’il a dessiné et selon laquelle ils ont disposé les plantations, arbres, arbustes et fleurs.
- Vos papiers d’identité, une facture de téléphone, de gaz ou d’électricité, je ne vous demande rien d’autre, s’énerve le gardien.
Pas besoin de paysagiste.
- Poussez-vous de là, vous êtes ici chez moi.
Pas besoin de gardien.
A-t-il avalé une part trop importante du gâteau, Vincent hurle en anglais, lui qui ne connaît que le français et le hollandais.
- It is my garden, The Garden of the Asylum at Saint-Remy.
- Mais tu n’y es pas, lui rétorque, soulagé le gardien qui croit avoir compris. Nous pas être Saint-Rémy . Nous être Arles et toi être bientôt prison quartier des fous, espèce de sale SDF. Ouste, hors d’ici.
Tout se confond dans la tête de Vincent, tous les asiles se confondent. Pourquoi les ont-ils tous construits d’après mon dessin, pourquoi cette obsession, cette absence d’imagination. pourquoi ces tourniquets, ces arbres tordus sous quelle douleur. La tête lui tourne, il vomit. Il vomit sur les myosotis, les roses de Noël, les anémones et les renoncules, les giroflées et les marguerites, il vomit sur les pieds du gardien, il vomit des flots de peinture aux odeurs douceâtres de térébenthine et de clou de girofle, aux couleurs entremêlées des berlingots, pyramides aux arrêtes acérées qu’il tournait et retournait entre ses doigts d’enfant pour savoir où commençait et finissait ce trait blanc qui démarquait le rouge, le jaune, le vert, le noir, le pourpre, et même le bleu, va savoir ce qui dans le goût confondu dans la bouche appartient au jaune, au vert, au rouge, au blanc, au vert de la menthe, au bleu du ciel, au brun de la térébenthine ou de la résine de pin, au vert de l’absinthe, au blanc de quoi, le blanc qui trace le trait, qui brise la couleur, ce qui dans le moulin à vent de papier vierge qu’il lui fallait colorer aux couleurs des berlingots, berlingots agrandis et éclatés, ce tourniquet qu’il tenait enfant, qui tournait tournait dans le vent hurlant sur la plage du nord, appartenait au blanc, au vert au bleu au jaune. Va savoir, répète Vincent la bouche pleine de peinture. Va savoir.
Et c’est en même temps si calme
- car je recherche le calme, dit Vincent au gardien qui a déjà appelé les pompiers, l’ambulance, la police, les éboueurs, la sécurité, que faire maintenant de toute cette mélasse peinturlurée qui envahit tout, il ne manquerait plus qu’elle s’infiltre sous la porte et défigure le musée. On se dirait dans une confiserie, dans une usine à peinture dont les machines ne sauraient plus s’arrêter de déverser leur production, mais pas dans un musée. Le système a pété sauté et plus personne ne sait l’arrêter. Il n’y a plus personne.
- Et mon musée que va-t-il devenir, pleurniche le gardien.
- Regardez, gardien, comme je suis calme et lumineux. Je ne tourne plus, c’est fini, la crise est finie. Terminée.
Le gardien voit une lumière et s’effraye, car ce n’est ni le gyrophare de la voiture de police, ni celui du camion de pompier, ni celui de l’ambulance qu’il voit. Pourquoi n’arrivent-ils pas plus vite ? La lumière semble venir du corps de l’homme qu’il a en face de lui, cet homme qui s’est transformé en gyrophare fixe arrêté explosé bloqué, à lui seul policier médecin et pyromane. C’est une étoile, il va rejoindre les étoiles, il s’enflamme dans un tournoiement hurlant, en sifflant, en éructant les syllabes d’une langue étrangère, totalement étrangère dans laquelle on entend les relents d’opium, une langue ulcérée à l’odeur opiacée aux sons stridents, inaudibles qui percent le cerveau s’ulcérant au passage. Un cerveau explosé, criblé de flèches, transpercé.
Et en plus il se dit calme, c’est un allumé essaye de se rassurer le gardien, un simple allumé.
Qu’est-ce qui l’allume ainsi ?
- Excusez-moi, dit Vincent, redevenu humble, puis-je m’asseoir un moment ici, je suis un peu fatigué, la tête me tourne voyez-vous. Vous permettez ?
- Non, répond l’homme apeuré. Non, rentre chez toi, va-t-en, je ne veux pas de toi ici, je n’aime pas les visions, je n’aime pas les fous, je n’aime pas les extraterrestres, les capsules galactiques extrasidérales, les soucoupes volantes, je n’aime que mon petit jardin, l’odeur du bœuf-carottes et regarder la télé-réalité. J’ai vu un film dans lequel deux péquenots pactisaient avec des extra-terrestres, ce n’est pas mon genre, tu t’es trompé d’endroit, retourne là d’où tu viens. Ouste, dehors. Ce n’est pas moi.
Hubert Lambert
Travail en cours, pour Le Lampadaire
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