QUAND LES AUTEURS SONT DES PERSONNAGES
De l’identitarisme
ou
Les Palmes Académiques du Mutisme
littéraire en Amérique Latine
NOUVEAUTÉS






















































**Elle est devenue en 1952, après une dissolution de 30 ans, l’Académie des Arts et Lettres du Venezuela.
**D’après le poète Anton Mejilla (1856-1923) qui fut de ceux-là et donne dans ses Mémoires publiés en 1932, une liste des principaux participants dans laquelle on note la présence de Ramon Terruel, l’auteur du fameux roman Tierra y Pàn (1894), ainsi que celle du chroniqueur mondain Ismaël Nadal dont on sait que ses rapports avec les identitaristes hâtèrent la fin.

























































































































































**Les deux hommes se sont rencontrés à deux reprises à Lisbonne en 1923 à l’occasion des manifestations organisées par les partisans du dramaturge Antonio Ferro contre la censure de sa pièce Haute Mer.



































**Voir en particulier The Meaning of Silence (White Worm Press, 1986) et Understanding Identitarism, History and Sociology of a Litterature Quest (Delaware University Press, 1990).







































**1857-1940.


















**1901-1953.

**Martyr du IIIe siècle, né homme-tronc et muet.


DE L'IDENTITARISME OU LES PALMES ACADÉMIQUES DU MUTISME LITTÉRAIRE EN AMÉRIQUE LATINE

Le 31 octobre 2006, au lendemain de sa réélection à la présidence du Brésil, Luiz lnacio Lula da Silva s’est rendu à Belém sur la sépulture de Fernandao Seis pour prononcer devant la pierre tombale restée, selon les vœux du poète, vierge de toute inscription, un hommage appuyé à «l’un des plus importants acteurs de l’émancipation intellectuelle du Brésil et de l’Amérique latine ». Cet acte inattendu marque la volonté du président Lula d’affirmer solennellement la place du Brésil dans le concert des nations, non seulement comme puissance économique, mais tout particulièrement en tant que force morale à part entière. Au-delà des intérêts particuliers de son pays, il s’est fait le porte-parole unanimement salué de tout le continent sud-américain, reprenant à son compte l’héritage du mouvement littéraire des identitaristes dont il vient symboliquement d’écrire un chapitre décisif, sinon final.
L’identitarisme, dont Fernandao Seis a été l’un des principaux promoteurs au Brésil, est un curieux phénomène artistique. Très peu étudié faute de documents, il était promis à un anonymat irrémédiable si le président Lula ne l’avait exhumé des oubliettes de l’Histoire. De fait, il n’y a guère à ma connaissance que dans le supplément à l’indigeste et précieux essai dirigé par A. R. Dumont, intitulé Œuvres, Auteurs & Définitions Littéraires des Trois Derniers Siècles* qu’il en est fait mention en des termes lapidaires, sous la plume du professeur Ernest A. Laewiroth*, dont il nous a été permis de citer l’article.
« IDENTITARISME ou Identitarisme Littéraire. Mouvement littéraire sud-américain né entre la fin du XIX° siècle et le début du XX° siècle. Les principaux animateurs de ce mouvement, caractérisé par le souci de se défaire de l’influence tutélaire des pays colonisateurs et de l’Europe en particulier, cessèrent ou refusèrent d’écrire le moindre mot ».
La recherche d’éléments supplémentaires montre dès lors que le tome IV de la Sociologie du Monde des Arts de Don Eusebio Cameo* reste, bien que très parcellaire, l’unique source documentaire sur la question. Ainsi est-il établi qu’à la même période, sans se consulter, au Venezuela d’abord, au Brésil, en Argentine et, de manière plus diffuse, dans l’ensemble du continent sud-américain, des hommes de lettres, soucieux de retrouver leur indépendance intellectuelle et créative jusque-là confisquée à leurs yeux par les canons esthétiques venus d’Europe, ont cessé purement et simplement d’écrire.
Ces poètes, romanciers et essayistes, plus tard suivis par d’autres personnalités issues des différentes couches de la société, mus par la conviction que la nature profonde des habitants du continent latino-américain a été dévoyée par la colonisation européenne, ont brusquement refusé de se sentir exilés dans leur propre culture. Aux révoltes sanglantes des paysans sans terres, aux coups d’État, aux guérillas qui secouaient le continent entier, les identitaristes ont répondu par une révolution muette dont le silence, il faut en convenir, ne fut assourdissant que pour eux-mêmes. De cette génération sacrifiée d’intellectuels sans œuvre subsiste à peine la mémoire de quelques académies dont la fonction militante et dérisoire a principalement consisté à décerner des prix honorifiques aux plus méritants d’entre eux. Les Palmes Académiques du Mutisme Littéraire ont été, le temps de cette étonnante aventure, la distinction à laquelle aspirait chacun de ces révolutionnaires romantiques à l’exaltation pressée. Bien que presque oubliés aujourd’hui, les lauréats de ces palmes sont le symbole d’un mouvement dont l’action, toute limitée fût-elle, a permis de faire germer dans l’inconscient des générations futures d’écrivains sud-américains, l’idée de leur différence et cette singularité grisante qui depuis un siècle caractérise leur œuvre.

C’est en juin 1896, à Caracas, que s’organise, sur l’initiative des romanciers et essayistes Julio Guzman et Oscar de la Boya*, la première contestation organisée qu’il est convenu de considérer comme le point de départ de l’histoire du mouvement identitariste. Paradoxe éclatant, ils impriment à un millier d’exemplaires le fameux Manifesto Mudo Identitarista* dans lequel ils dénoncent toute activité littéraire imprimée pour les cinquante années à venir et appellent tous les écrivains et tous les journalistes à cesser de publier et de composer jusqu’à ce que « la littérature vénézuélienne ait repris sa conscience propre ». Le manifeste annonce également la constitution d’une Académie des Lettres du Continent Sud-Américain** pour laquelle ils lancent une large campagne d’adhésion.
La première réunion de l’Académie des Lettres du Continent Sud-Américain se tient au premier étage du restaurant du frère de Guzman. L’assistance ne doit probablement pas excéder dix personnes**. La séance commence par une dispute sur la question des minutes : faut-il ou non, en vertu des motivations qui rassemblent les membres de l’Académie, rédiger des comptes-rendus de séances? Les extrémistes soutiennent qu’il ne faut plus rien écrire, d’autres menés par Ismaël Nadal considèrent que les minutes d’une réunion, fût-elle une académie de gens de lettres, ne constituent nullement un texte à caractère littéraire et donc qu’il est parfaitement concevable de consigner par écrit le déroulement des débats. Oscar de la Boya, qui s’est fait le chef de file des partisans du « Nada Escrito», finit par remporter l’adhésion du plus grand nombre lorsqu’on retrouve le couteau qu’il a perdu plus tôt dans la soirée planté dans le ventre de Nadal. Celui-ci meurt sur place, au milieu des cris et des invectives. Dans le souci d’apaiser les esprits, Julio Guzman réussit à convaincre l’assemblée de décerner à Ismaël Nadal le premier grand prix de l’Académie des Lettres du Continent Sud- Américain « pour l’ensemble de son œuvre posthume».
À la suite de la cérémonie officielle de remise du prix à la veuve de Nadal, les membres de l’Académie se réunirent pour une veillée funèbre qui tourne rapidement, comme de coutume, au débat passionné. La question est de savoir s’il faut également récompenser, en vertu du précédent couronnement posthume de Nadal pour une œuvre qu’il n’a matériellement pas eu le temps de produire, tous les grands écrivains vénézuéliens décédés avant la proclamation du Manifesto Mudo Identitarista. Jugée sans fondement, cette éventualité a été repoussée : puisque les identitaristes ont décidé de cesser d’écrire pour s’affranchir des canons esthétiques de l’Europe, il était inconcevable de récompenser les œuvres des écrivains des générations précédentes. Plusieurs ont objecté que parmi ces écrivains historiques – le romancier Raùl de la Peňa et le poète-docker Esteban Gomez y Puech* en particulier –, certains auraient pu faire d’excellents identitaristes s’ils avaient été encore de cette terre. Le débat s’est donc porté sur la question de savoir s’il est possible de considérer comme identitariste une œuvre non écrite pour cause de décès. Le journaliste sportif Isidoro Morro dont le cousin était le propriétaire du Café des Sports sur la Plaza Mayor a invité l’assemblée à réfléchir sur le problème autour d’un verre.
Toujours dans ses Mémoires, Anton Mejilla indique que la bière et les boissons fortes ont déjà commencé leur travail de sape lorsque Oscar de la Boya soulève la question de la Mort en tant qu’écrivain à part entière. Partant du principe selon lequel un écrivain mort reste par essence un écrivain à cette différence qu’il n’est plus dans la possibilité matérielle et physique d’écrire, il demande si la Mort, en rendant muets les écrivains, n’est pas la première des identitaristes. Il ajoute que dans cette éventualité, il est du devoir de tout identitariste de se suicider de manière à être certain de résister à la tentation tenace de composer dans le secret de son cabinet de travail, ou dans l’inconscience des rêves, un paragraphe ou quelques vers. Cette assertion insurge les nombreux catholiques du groupe qui crient au blasphème et menacent de démissionner sur le champ. Guzman, encore lui, essaie de tempérer l’extrémisme de la Boya. Il propose au groupe de jurer de ne jamais écrire un mot qui serait publié. De la Boya refuse de prêter serment et tient tête à l’assemblée. Il soutient qu’un identitariste sincère ne peut avoir d’autre issue que de se supprimer d’une balle entre les deux yeux. C’est à ce moment qu’intervient Barnabeo Morro, le cousin, qui n’en pouvant plus des postures de la Boya, lui tend le pistolet à un coup qu’il garde derrière le comptoir pour se prémunir des voleurs en lui proposant de montrer l’exemple. Ici la version de Mejilla diverge de celle donnée par Guzman quelques années plus tard. Toujours est-il que la Boya, malgré ses discours enflammés, se dérobe. Le cours des événements reste confus : Mejilla écrit que la Boya a tenté de se sortir de cette situation par une pirouette rhétorique ou un bon mot.
Le cafetier, aidé de quelques joueurs de cartes restés là comme au spectacle malgré l’heure tardive lui a alors proprement cassé la figure avant de le jeter « comme un journal froissé» (sic) sur le trottoir. Guzman pour sa part affirme s’être interposé au moment où la Boya, qui a posé le canon de l’arme sur son front, va presser la détente et qu’il l’a «pour son propre bien»* assommé d’un coup de poing.
Malgré les efforts de Guzman pour arranger les choses, les relations entre la Boya et les identitaristes du Groupe de Caracas vont dès lors se dégrader inexorablement jusqu’à la rupture définitive. Pendant quelques semaines la Boya se rend aux réunions mais il apparaît évident qu’il ne vient plus que pour provoquer le scandale. On en vient régulièrement aux mains jusqu’au jour où l’avocat Arnoldo Ferrer est grièvement blessé d’un coup de couteau par la Boya. Recherché par la police, celui-ci n’a d’autre solution que de fuir Caracas.
Ici commence l’une des plus folles épopées nées de la littérature. Oscar de la Boya rejoint les rangs d’une bande de desperados dont il ne tarde pas à prendre la tête. On ne sait exactement quel discours il leur tient, toujours est-il que son charisme violent lui permet de rapidement transformer ce groupe de voleurs de poules analphabètes en un redoutable commando de choc spécialisé dans l’attaque des bibliothèques, des librairies et des imprimeries. Leur premier coup de main date de fin 1897. Une vingtaine de cavaliers aux visages cachés par des loups en forme de lettres de l’alphabet prend d’assaut et détruit partiellement l’imprimerie Caballero y Serafin dans la banlieue sud de Caracas. Un mois plus tard c’est au tour du principal dépôt de journaux de Caracas de subir la furie de ceux qui se surnomment les Desperados Identitaristas.

Pour Guzman il ne fait aucun doute que le chef des cavaliers qui porte le masque de la lettre A est la Boya. Il essaie en conséquence, mais en vain, de prévenir les autorités qui ne semblent pas faire cas de l’affaire. Plusieurs autres établissements ayant un rapport avec la chose imprimée, particulièrement les dépôts de papier, subissent dans les deux années qui suivent les attaques des identitaristes masqués. Au matin du 28 avril 1900, les employés de la Bibliothèque Municipale de Caracas signalent que leur directeur a disparu. Laissée en évidence sur le bureau du bibliothécaire, on a trouvé une note exigeant la cessation de toute publication à caractère littéraire au Venezuela. L’émotion suscitée par l’enlèvement de Don Gustavo Baldazar provoque une violente campagne de presse contre les identitaristes. Accusés de haute trahison, Guzman et le Groupe de Caracas n’ont d’autre solution que de déroger à leur règle : ils publient dans les principaux journaux du pays une lettre ouverte en forme de profession de foi dans laquelle ils réaffirment leur pacifisme et expliquent que leur démarche est résolument patriotique et en aucun cas dirigée contre les intérêts supérieurs du Venezuela.
Deux autres enlèvements suivent celui de Gustavo Baldazar. En juin l’ancien éditeur de la Boya est sans ménagement arraché des bras de sa maîtresse. En juillet c’est au tour de Domingo Sanguino, directeur du Magazine des Lettres, de disparaître alors qu’il se rend au siège de la rédaction. Ce n’est que sous la menace d’une mise à la retraite anticipée que le gouverneur de Caracas ordonne à la troupe de rechercher activement les Desperados. On organise en vain quelques brèves battues dans les villages autour de la capitale. Ce manque de conviction manifeste n’a provoqué pour toute réponse que la libération du bibliothécaire. Un garde retrouve le pauvre homme devant le palais du gouverneur, à l’aube, tenant ses oreilles enveloppées dans un linge. Ses ravisseurs l’ont en outre chargé de délivrer un message appris par cœur : «Puisque je suis maintenant incapable de porter des lunettes pour lire, les Desperados Identitaristas me libèrent mais ils ne s’arrêteront pas là »*. Après cette atteinte à l’intégrité physique d’un haut fonctionnaire s’engage une chasse à l’homme sans précédent. L’armée patrouille dans tout le pays avec l’ordre de mettre fin aux agissements des Desperados Identitaristas par n’importe quel moyen. Le hasard fait qu’un détachement d’auxiliaires des milices urbaines surprend la Boya et ses partisans dans la bibliothèque municipale de Maracaïbo qu’ils s’apprêtent à incendier. Le siège dure deux jours dans une fusillade nourrie. De part et d’autre on tire pour tuer et l’on dénombrera à la fin de l’opération plusieurs morts et blessés dont Guzman, sollicité par l’armée pour tenter de convaincre une dernière fois la Boya de se rendre, frappé par une balle dans le bras droit. Il s’agit d’une mauvaise blessure qui nécessite une amputation d’urgence. Le médecin affirme qu’entendant la mauvaise nouvelle, Guzman aurait répondu : « Ce n’est pas grave, c’est la main avec laquelle j’écrivais et je n’en ai plus besoin aujourd’hui». Juste avant l’assaut final, certainement pour tenter de couvrir leur retraite ou dans un geste suicidaire désespéré, les Desperados Identitaristas ont mis le feu à la salle de lecture de la bibliothèque. Les soldats n’ont manifestement pas reçu de consigne pour faire des prisonniers. Du reste, ils en firent peu. La Boya a quant à lui réussi à s’échapper avant la curée. Guzman est catégorique : il n’a pas reconnu son cadavre parmi les victimes. Toujours est-il qu’on n’a plus entendu parler de lui. Lorsque la rumeur a couru des années plus tard qu’un justicier masqué d’un loup sévissait en Californie espagnole, certains ont cru reconnaître la Boya en Zorro. Il va de soi que cela ne saurait être pris au sérieux.
L’épisode sanglant des Desperados Identitaristas a porté un coup sévère aux identitaristes du Groupe de Caracas qui n’ont jamais été en mesure de se défaire de leur mauvaise réputation. Le mouvement a peu à peu périclité. La plupart de ses membres se sont détournés complètement des affaires littéraires. Les poètes Igor et Cecilio Perez se sont consacrés à l’élevage. Le journaliste essayiste Trajàn Orca a quitté Caracas pour tenter sa chance dans l’exploitation d’une mine aurifère. Le jeune et prometteur Tomàs Santo Tomàs a repris son emploi de magasinier dans une boutique de prêt-à-porter. Les plus convaincus ont rejoint d’autres groupes identitaristes d’Amérique du Sud. Guzman s’est installé aux États-Unis dans l’espoir de créer un groupe identitariste américain représentatif des minorités littéraires à l’échelle du continent. Ses contacts prolifiques avec les autres académies identitaristes
sud-américaines et son engagement sans retenue pour la cause l’ont amené à devenir le seul écrivain à se voir décerner les Palmes du Mutisme Littéraire de chacune des grandes académies identitaristes*, dont les prestigieuses académies brésiliennes de Recife et Belém.

À l’automne 1896, le quotidien de Belém O Clarim rapporte dans un bref article à la fois amusé et scandalisé que deux écrivains du Venezuela viennent de se lancer dans une grève littéraire patriotique. L’information, on s’en doute, ne suscite aucun intérêt particulier. Il faut attendre le mois de janvier 1897 pour que le poète Fernandao Seis découvre que les fruits qu’il vient d’acheter au marché sont enveloppés dans un journal vénézuélien qui reprend et commente les intentions des auteurs du Manifesta Mudo Identitarista. L’idée de Guzman et la Boya touche Seis si profondément qu’il décide le jour même de créer la Revue Blanche Sud-Américaine ou Revista Blanca Sul-Americana qui tire son nom du fait que seuls le nom et l’ours, à l’exception de tout le reste, sont imprimés, les pages étant laissées en blanc, et dont la première livraison paraît le 17 mai 1897. Cinq participants figurent au sommaire de la revue à côté de Fernandao Seis : Ricardo Caeiro, Alberto Reis, Fernando Campos, Alvaro de Soares et Bernardo Search ; la lecture de la correspondance croisée entre Fernandao Seis et Fernando Pessoa** nous confirme que ces personnages n’étaient autres que des pseudonymes de Seis. Les cinq premières livraisons portent au bas des pages blanches la signature de l’auteur du texte supposé occuper l’espace libre. C’est Isabel Ugalde do Murga, poétesse mais surtout mécène de la revue, qui a mis fin à cette pratique. Elle a également émis l’idée de supprimer l’ours de la revue, chose que Seis s’est refusé à faire parce qu’il lui semblait important que l’on connaisse nommément les membres du mouvement identitariste de Belém. La Revista Blanca Sul-Americana paraît jusqu’en 1919 à raison d’un numéro par mois. L’activité de ses membres et sa régularité l’ont durablement imposée comme l’un des fleurons de l’aventure identitariste et sa notoriété a largement dépassé le cadre du continent. Si l’on s’exprime en termes de lecteurs, le nombre des abonnés ne cesse de croître – on en compte à son apogée, 2013 en 1917– dont quelques-uns sont des membres éminents de l’avant-garde européenne*. Outre les Brésiliens, la revue publie les œuvres des identitaristes issus d’autres groupes sud-américains. Elle s’ouvre également dès 1910 aux arts plastiques en ne reproduisant pas les œuvres graphiques de toute une génération de peintres, de sculpteurs et de photographes très tôt sensibilisés aux questions soulevées par le mouvement et totalement engagés dans la voie de l’indépendance intellectuelle et morale à l’échelle du continent. Ainsi la Revista Blanca Sul-Americana devient-elle le support d’expression incontournable d’une autre conception de la modernité en Amérique du Sud.

Militant convaincu, Seis tient néanmoins à veiller à la qualité des œuvres publiées dans sa revue. Il crée pour se faire un comité de rédaction composé de lui-même et de ses deux plus proches amis, Carlos do Nascimento et Fulmencio Roa Boca. Ceci montre l’idée particulière que Seis se fait de l’identitarisme. Il n’a en effet jamais été question au sein du Groupe de Belém de cesser complètement d’écrire, encore moins de cesser toute activité artistique. Au contraire de la plupart des identitaristes sud-américains, Seis estime que la recherche artistique et littéraire, même si elle ne doit pas être divulguée, reste la condition fondamentale. Il assure que le mutisme identitariste ne doit pas être considéré comme une fin mais comme un moyen. L’identitarisme est selon lui une étape obligée mais temporaire sur la route de l’émancipation de l’art sud-américain. Il encourage les membres du Groupe à produire et loue au siège de la banque Pinto e Sotomayor un coffre au nom de la Revista Blanca dans lequel sont conservés, rangés par numéro, les textes et œuvres reproduits dans la revue. Il destine ces archives à la publication au moins cinquante ans après la mort du dernier représentant du groupe identitariste international, en espérant que le mouvement aura d’ici là atteint son but. L’ouverture du coffre a eu lieu discrètement le 23 novembre 1993, date anniversaire du cinquantenaire de la mort de Joao Ferreira*, en présence de Mme Eveleen Nicecock, docteur en littérature à l’université du Delaware, chargée par le ministère brésilien de la Culture, en vertu de ses précédentes études sur le Mouvement identitariste**, de conduire les travaux sur les Archives Seis.
Outre les très vivaces groupes du Venezuela et du Brésil, le mouvement identitariste n’a guère fait florès sur le continent, excepté quelques cas isolés dont on peut en conscience se demander s’ils sont à mettre à l’actif d’une action réfléchie et préméditée ou d’un acte spontané, récupéré après coup par les différents membres actifs, dont Julio Guzman qui contribua grandement à établir la légende d’un mouvement identitariste, non seulement littéraire et artistique mais également politique et social. Aussi me contenterai-je de citer pour finir quelques cas isolés ou curieux qui selon les principaux protagonistes du mouvement font de plein droit partie de la geste identitariste.
Le Mexique est à ce titre un riche foyer de cas légendaires liés à l’identitarisme. Il convient de citer au premier chef le cas du capitaine Juan Beltramo, unique exégète de l’identitarisme militaire. Commandant d’une garnison à la frontière du Texas, Beltramo a convaincu ses hommes de se lancer à la reconquête du Texas, perdu lors de la guerre de 1830. Son premier coup de main a lieu le 18 avril 1899. Il porte sur le relais de San Ignacio, défendu par une petite unité de la cavalerie des États-Unis. L’assaut s’est déroulé de nuit, dans un silence complet, Beltramo ayant en effet ordonné à ses hommes de ne proférer aucune parole durant l’action. La petite armée s’est ensuite tournée vers Punta Blanca, ville moyenne abritant un fort et une garnison importante. Fidèle à sa stratégie du plus grand silence, aidé par l’effet de surprise, Beltramo s’empare du fort dont il fait sa base opérationnelle. De là il procède à de nombreux coups de mains, harcelant les caravanes, les relais de postes et les points d’eaux. Le but de Beltramo est de devenir suffisamment nuisible pour que le gouverneur du Texas ne puisse faire autrement que d’envoyer une forte armée à sa rencontre. Il veut remporter sur l’armée américaine une victoire majeure qui lui ouvrirait grand les portes du Texas. La bataille a lieu à Chapatoola-junction le 24 septembre 1901. Sur ses drapeaux, Beltramo a fait broder la devise « Muere primero, habla despuès». Son armée s’est étoffée de nombreux volontaires. Elle s’avance au son de fanfares silencieuses comme à une fête. Les témoignages des journalistes présents rapportent combien cette armée en marche dans un silence quasi complet fit impression sur les troupes fédérales. Au terme d’un combat furieux de cinq heures, les Mexicains battent en retraite. La mort de Beltramo sur le champ de bataille a mis fin à sa folle aventure.
S’il n’y a eu personne pour ranimer la flamme de la reconquête du Texas, le souvenir de l’épopée de Beltramo est resté vivace au Mexique avec la persistance des bandas calladas ; sortes d’orchestres dont les instruments à cordes en sont dépourvus et les souffleurs se contentent de porter leur instrument à la bouche tandis que le chanteur remue les lèvres en silence. C’est dans l’une de ces formations que le célèbre chanteur Lauro «El Chispito» Capilla a commencé sa carrière avant de devenir l’un des principaux interprètes du style mariachi de Jalisco.
En Uruguay la cause identitariste a été défendue, à son corps défendant, par Pascual de Vacas**. Éditorialiste pour le quotidien La Nacion, poète et romancier auréolé d’un certain succès, Vacas s’est trouvé frappé d’une frénésie d’écriture diagnostiquée par les médecins comme une Folia Scriptorica très avancée. Pour le soigner on lui a prescrit un mélange de psychotropes inhibiteurs à forte dose dont il est resté dépendant jusqu’à la fin de ses jours. L’effet des médicaments s’est révélé on ne peut plus efficace : Vacas cesse complètement d’écrire dès la première prise, ce qui attire sur lui les regards admiratifs de plusieurs membres actifs du mouvement identitariste. Il reçoit d’ailleurs, à titre d’encouragement, les Palmes du Mutisme de l’Académie de Recife puis le Grand Prix des Lettres de Vera Cruz. En 1920, une terrible rechute le conduit à l’hôpital. Durant les onze mois qui suivent, Vacas remplit des dizaines de cahiers avec seulement la lettre A. Lorsqu’il commence à tracer des « B », les médecins l’estiment en voie de guérison et le laissent sortir. Il est définitivement interné après l’agression d’un homme qui écrivait son courrier à la terrasse d’un café. De l’hôpital, pendant ses brèves périodes de rémission, il parvient à donner trois lectures radiophoniques de la cinquième édition de l’Annuaire des Administrations uruguayennes*. Pascual de Vacas meurt le 8 octobre 1940. Il avait perdu l’usage de la parole deux ans auparavant.
Pour finir évoquons le père franciscain Anastasio Sardia**, l’un des rares ecclésiastiques à adhérer activement au mouvement identitariste. S’inspirant de la vie de saint Crépinien**, il a été l’initiateur d’une nouvelle façon de servir la messe en espagnol sans prononcer la moindre parole. Ses prêches et ses muettes homélies ont étonné ses ouailles avant de courroucer ses supérieurs qui l’ont envoyé dans un cloître faire pénitence. Se conformant au vœu de silence de sa communauté, Sardia, bientôt accusé de provocation et de manœuvres politiques se voit menacé d’excommunication. Soutenu par les plus pauvres de son ancienne paroisse, la sanction est ajournée mais Sardia est obligé de quitter l’Église. Il poursuit dès lors une vaine carrière d’évangélisme muet à travers le Mexique, l’Argentine et le Pérou. L’épiscopat a laissé entendre que Sardia était analphabète.
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Notices biographiques de quelques auteurs cités ci-dessus.

Julio GuzmanNé en 1868 à Porto Muerto (Venezuela). Il a écrit et publié plusieurs romans très influencés par la littérature fantastique espagnole dont l’analyse systématique l’a doté d’une très particulière faculté d’anticipation sur le devenir de la littérature. Son engagement d’ans l’aventure identitariste ne lui a pas permis de mener à terme ses Nouvelles Exemplaires. Ce projet, comme l’attestent les archives conservées par Mme Henri Bachelier, était néanmoins parfaitement connu de Pierre Ménard qui s’en est largement imprégné avant de commencer la rédaction de son Chapitre IX du Quichotte. Bien qu’on lui ait reproché de n’avoir jamais accepté de détruire ses œuvres pré-identitaristes ou d’interdire leur réédition, il fut le seul du Groupe de Caracas à n’avoir plus jamais rien écrit après juin 1896. Il meurt d’une crise d’apoplexie en 1936 lors d’une conférence donnée à l’Université du Vermont.

Oscar de la Boya Caracas, 1839 - Los Angeles, Mexique, 1920 (?). Le co-auteur du Manifesto Mudo Identitarista est l’un des plus prolifiques auteurs pré-identitaristes du groupe. Ses essais sur la littérature et sa poésie romantique militante sont autant de manifestes annonciateurs de l’identitarisme. Il est le premier à avoir détruit l’intégralité de ses manuscrits. Son manque de moyens financiers ne lui a pas permis de racheter à son éditeur les stocks de ses livres afin de les détruire, de sorte que quelques volumes ont heureusement survécu. Ses héritiers, fidèles à sa mémoire, refusent toujours la réédition de ses écrits. Ainsi à ce jour ne subsiste-t-il qu’une édition clandestine et certainement incomplète de son œuvre : Obras Echas, Cerca las Diez editores, Caracas, 1947 pour l’édition princeps puis 1953 et 1987, partiellement revues et augmentées.

Ismaël Nadal. Caracas,1865-1896. Chroniqueur mondain et poète des salons à la mode de Caracas. Il est certainement le seul parmi les premiers identitaristes à vivre de sa plume. Ses détracteurs dans le monde des lettres disaient volontiers de lui qu’il vivait plus de sa queue que de sa plume (Roberto Elziego). Il est vrai que Nadal ne faisait rien pour atténuer la rumeur persistante de ses exploits amoureux auprès des dames de la bonne société. Sa brève aventure identitariste qui coïncide avec sa disparition prématurée a retardé la publication de ses œuvres. Elles sont régulièrement réimprimées depuis 1931 grâce à la Fondation Nadal, fondée par la nostalgique veuve du banquier Upmann.

Fernandao Seis. Macapa, 1853 - Belém, 1942. Connu pour ses poèmes historiques d’un classicisme « à l’antique» qu’il tient à déclamer lui-même lors de grandes soirées oratoires, on le tient pour plus grand lecteur que poète ou écrivain. Ses silences, particulièrement lors de ses lectures des œuvres symbolistes françaises lui ont valu un prestige inégalé. Bien que co-fondateur du mouvement brésilien, il n’est pas un identitariste intransigeant. Il continue d’écrire pour lui-même et publie jusqu’en 1940 plusieurs recueils de contes pour enfants dont il soutenait qu’il «faut éduquer le goût facétieux des lettres ».

Carlos do Nascimento. 1884-1923. Do Nascimento est une figure de l’art brésilien. Totalement oublié et méconnu des spécialistes de l’art moderne, il est l’inventeur des installations propres à l’art contemporain de la fin du XX° et du début du XXI° siècles. Ses «Sculptures Mortes », conçues à partir de cadavres d’animaux, lui valent une notoriété sulfureuse immédiate et une reconnaissance sans équivoque dans les milieux de l’avant-garde. En 1929 Salvador Dali et Luis Buñuel lui rendent un hommage appuyé en intégrant dans leur film Un Chien andalou l’image d’un âne en putréfaction. Surnommé du haut de son mètre quarante-quatre le Nain Géant, il a toujours soutenu avoir servi dans la Légion étrangère. Sa veste de cuir brun très usée avec sur le dos un étrange motif floral à moitié effacé ajoute à son côté fantasque. Il a affirmé à de nombreuses reprises que c’est un souvenir de l’un de ses compagnons d’arme mort au combat dont il a conservé la peau pour se faire confectionner ce vêtement, le dessin dans son dos n’étant rien moins que le tatouage de son ami. Le «scandale de la veste tatouée» a atteint son paroxysme lors du procès retentissant intenté contre lui par les deux sœurs Moraes qui prétendaient reconnaître le tatouage de leur père décédé. Une enquête a établi qu’à l’époque de la mort de Moraes père, Carlos do Nascimento était assistant à la morgue de Belém. Do Nascimento a évidemment maintenu sa version du légionnaire. Malgré les doutes et les fortes présomptions rien n’a pu être prouvé et l’affaire en est restée là.

Le groupe identitariste vers 1903.
De gauche à droite: Alvaro lňaki, Cecilio Perez,
Milton Ferreira, Fernandao Seis, Julio Guzman,
Carlos da Nascimento, Emeregildo Royo et
Vicente Hozla. Photo coll. de l’auteur.


Vincent Puente
« De l’identitarisme ou Les Palmes Académiques du Mutisme
littéraire en Amérique Latine», Anatomie du faux, 2000
Éditions La Bibliothèque.





















*Van Meerch éditeur, Amsterdam, 1948.
*À qui l'on doit le tardif mais excellent Traité sur les Formes (Sutton & Nobles éd., New York, 1932).




*Rosa y Rosa éditorial, Cadiz, 1958. Partiellement repris pour le compte des Presses Universitaires de France par Françoise
Martinez dans sa thèse Ordre et révolution : les Avant-gardes sud-américaines au début du XX° siècle, PUF, Paris, 1989.
















*Notices biographiques des auteurs en fin de texte.


*Littéralement, «Manifeste Muet Identitariste ». Cette feuille mal imprimée reste le seul document jamais publié par des identitaristes. Après une longue recherche, il s’avère que trois exemplaires sont encore conservés : l’un se trouve dans les collections des Imprimés Précieux de la Bibliothèque Municipale de Caracas, l’autre dans le département des Livres Précieux de la Bibliothèque Nationale de France à Paris, le troisième exemplaire a été acheté par un collectionneur privé lors de la première dispersion de la Collection Astor organisée par Sotheby’s à Monte-Carlo en 1997. Notons en outre que ce document est celui où pour la première et, certainement, la dernière fois le terme «identitariste» fut imprimé dans son contexte historique contemporain.




*Célèbres respectivement pour un cycle romanesque épique dont le héros est un Indien pueblo muet intitulé Le Sang des Guerriers (1842) et pour un unique sonnet inachevé composé entre 1860 et 1861, dont les deux premières strophes et le dernier vers évoquent le silence contemplatif du Poète face aux Andes.























*Propos rapportés par le journaliste Arthur Benway lors d’une entrevue avec Guzman le 26 octobre 1934 pour le compte du Los Angeles Tribune.














































*Terriblement myope, la pauvre victime n’a pu en effet reprendre son poste. Il apparaît que Gustavo Baldazar a achevé sa carrière au sein de l’administration vénézuélienne comme inspecteur général des Impôts délégué aux Réclamations.

























*Gran Palma Muda de l’Académie des Lettres du Continent Sud-Américain (1903, décernée à titre exceptionnel par les anciens membres du Groupe de Caracas deux ans après que celui-ci fut dissout) ; Palmas del Mutismo Litterario (1904, décernées par l’Académie Identitariste de Buenos Aires); Palmas Identitaristas do Recife (1906, décernées par le poète sourd Fernando de Meiros au nom des Identitaristes Fédérés du Brésil) ; Palmas dei Silencio Mexicano (1909, décernées par l’Académie de Mexico) ; Gran Premio Identitarista (1910 puis 1912, décerné par un collège international des Identitaristes pour la meilleure œuvre non écrite de l’année).






*La vente Breton d’avril 2003 a révélé que le fondateur du surréalisme en possédait une collection complète. Celle-ci a été préemptée par la Bibliothèque Nationale. Voir le Catalogue : Livres, volume II, pages 40-41.


















*1871-1943. Dramaturge et cinéaste tardif, son œuvre est essentiellement centrée sur l’analyse, l’adaptation et l’interprétation pornographiques des auteurs latins antiques. Sa version des Catilinaires de Cicéron (1937) reste sa meilleure réalisation.
























*«Meurt d’abord, parle après. »






























*Julio Guzman, dans sa conférence intitulée L’identitarisme des confins, donnée à l’université de Houston, Texas, loin de condamner Vacas pour sa crise d’écriture, compare le contenu des deux cahiers à «une forme d’antimatière en tous points conforme à la pensée identitariste», Il en va de même pour ses lectures de l’annuaire dont il soutient «qu’elles relèvent de la même volonté de se défaire de la matière littéraire. »