QUAND LES AUTEURS SONT DES PERSONNAGES
Biographie de quelques auteurs du Lampadaire.
3. Perrine Poirier
NOUVEAUTÉS
BIOGRAPHIE LAMBERTIENNE DE PERRINE POIRIER

Perrine Poirier est aveugle. Elle n’écrit pas, elle s’enregistre. Sa voix est rocailleuse avec un léger accent bourguignon, ce qui amplifie les /r/ de son nom. Elle s’écoute parler et en éprouve un grand plaisir.

Elle fait de sa naissance biologique un mystère, elle prétend être née sur un bateau, lors d’une croisière que ses parents auraient faite sur le Nil. Parfois, elle affirme que sa mère l’a mise au monde lors d’une traversée de l’Atlantique sur un paquebot transportant des émigrés. Parfois, elle se dit née en Argentine.

Toute sa famille a péri dans un naufrage. Elle avait dix-huit ans. Ses parents avaient décidé de lui fêter son anniversaire en mer. Un mauvais coup de vent fit chavirer le voilier. Ils périrent tous, sauf elle. Pour les honorer et porter leur deuil, elle changea son prénom et choisit de s’appeler Perrine. Sa cécité, survenue quelques temps après le drame, consacra sa naissance en jeune muse aveugle. Elle se dit ondoyée et présente comme un destin cette double naissance aquatique : la biologique et la poétique. Mais quand on lui demande si son nom, Poirier, est aussi un pseudonyme, elle répond par cette phrase dénuée de sens: « Car elle n’a pas péri Poirier. »

Dans son écriture, ou plutôt dans sa parlerie, elle est prolixe, prolifique, une sorte de grand tumulte, des vagues de remugle de varechs, des tempêtes accessoires, des annexes débordantes, un flot de sons sans sens, ce qui l’emporta, la noya, lui évita la noyade, cette eau qui coule sur la jeune fille, cette eau qui lui fait fête, c’est son anniversaire, les yeux obstinément fermés, les mains attachés, elle perd pied et ne sait ni d’où vient cette eau, ni quand elle l’inondera, ni quand on s’arrêtera de tenter de la noyer. Elle est aveugle et parle de peur, de plaisir, de torture et de dictature.

Perrine Poirier est une voyageuse. Sa maison, pleine de souvenirs plus ou moins exotiques en est la preuve. C’est une collectionneuse de séries, elle refuse l’unique. Elle fait de cette manie une conséquence de sa cécité. Voici comment elle l’explique : il faut deux yeux pour voir le relief, la distance, la position d’un objet dans l’espace. Elle ne les a plus. Mais elle a toujours deux mains. Ses mains sont ses yeux, cette affirmation serait d’une banalité d’aveugle, si elle ne l’avait théorisée à sa manière, par un long et compliqué raisonnement analogique qu’elle tente d’approfondir jour après jour.

Théorie de la bimanocularité simplifiée :
1. Les yeux et les mains ont en commun la particularité de former des paires et d’être des organes de la perception.
2. Puisque la vision binoculaire est ce mouvement des yeux qui rassemble en une seule image l’image produite, en léger décalé, par l’œil gauche et celle produite par l’œil droit, alors la perception bimanoculaire est ce mouvement des mains qui rassemble en une seule perception la perception de l’objet tenu dans la main gauche et celle de l’objet tenu dans la main droite.
3. Vérification de la théorie par une expérimentation en trois temps.
Premier temps : la tête bien droite, campé sur ses deux pieds légèrement écartés, le sujet (Perrine Poirier), tenant dans la main droite un objet identique à celui qu’il tient dans sa main gauche, tend les bras en position horizontale à hauteur et dans le prolongement des épaules, puis les rapproche lentement jusqu’à ce que les mains et les objets qu’elles contiennent se touchent. L’expérience est estimée satisfaisante quand les deux objets se confondent s’emboîtant l’un dans l’autre pour ne plus faire qu’un.
Second temps : dans une position plus tranquille, assise par exemple, le sujet (Perrine Poirier) tient dans ses mains les deux objets et effectue exactement les mêmes mouvements (main gauche, main droite) de palpation (reconnaissance des contours, de la forme, du poids, de la matière).
Troisième temps : extension de l’expérience. Une fois l’image de l’objet arrêtée dans le cerveau, reprise des temps 1 et 2 avec des répliques de l’objet, légèrement différentes.

Binoculaire. Bimane. Entrechoc. Gymnastique d’aveugle. Tâtonnement angoissé ?

Non, mesure du monde et de ce dont il est fait.
Somme des expériences = somme du monde.

C’est sur ce modèle qu’elle crée ses fictions, elle double et redouble ses personnages, les croisent et les superposent, pour tenter de fixer L’UNIQUE.
Le nommer.
Mais le souvenir de l’eau trouble sa perception, ses mains tremblent, les vagues, les frémissements, les ondes viennent flouter les contours, et L’UNIQUE se perd et s’éloigne.

Dysfonctionnements. Maux de tête, intermittence, fatigabilité, noyade.
Et Perrine recommence.
Gymnastique bimanoculaire, orthopsy, orthèse.
Dysfonctionnements. Maux de tête, intermittence, fatigabilité, noyade.
Et Perrine recommence

Elle ne raconte que ce qui lui plaît, et exige que ses paroles soient retranscrites sans retours en arrière ni corrections. Le lampadaire a suivi ses consignes et a publié son étrange récit : « Les enfants que j’ai eus ».

Perrine Poirier a toujours été un peu mythomane.

Elle ne pouvait qu’intéresser l’âme investigatrice de Fred Lucas qui la rencontra sur la coursive du bateau la ramenant, pour la xième fois, chez elle, enveloppée dans un plaid qui la protégeait de ce froid que l’on doit ressentir lorsque l’on s’adresse à la mer et qu’on en attend une réponse.

Hubert Lambert
Travail en cours, pour Le Lampadaire