ATTENTE/ERRANCE
Perdu
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
PERDU

Enfin il est en vacances. Il veut fuir la ville, la perceuse qui réveille, le dimanche, à sept heures du matin, les voitures qui pilent au feu rouge et puis, rageuses, accélèrent avec de grands crissements de pneus, la chaussée inlassablement forée au marteau piqueur, les cris du voisin à chaque fois qu’un but est marqué… Sans oublier les alertes à la pollution, à l’ozone, aux particules fines, au souffre, à l’azote ou aux œufs pourris. Vaquer, c’est fuir le bitume anthracite pour la vague argentée ou l’herbe grasse du pré, c’est fuir le square prisonnier pour la pénombre de la forêt où les arbres se racontent des histoires qui se répandent poussés par le vent, fuir pour retrouver le lombric qui se tortille pour faire l’humus. Ne plus compter les heures et partir là où l’on n’est pas.
Il prend une carte routière de France. C’est beau une carte, c’est coloré et sur quelques centimètres carrés vous avez le monde, ça défit la physique, en un seul coup d’œil vous voyez à l’autre bout de la terre. La légende montre des signes, des traits de couleur, des figures en étoiles, des triangles bleus qui tournent dans tous les sens comme affolés par tout ce qu’il y a à dire. Ce sont des runes à déchiffrer pour comprendre le mystère qui se cache derrière les apparences. Les routes sont rouges, jaunes, parfois rouges et jaunes, ou encore blanches et vous mènent quelque part au nom noir plein de parfums. Un trait fin et ce sont les chemins vicinaux qui entraînent dans des hameaux inconnus toujours circulaires et blanc comme le lever du jour. C’est une immense toile d’araignée qui capte et mobilise l’imagination. Je suis là et ailleurs. La mer bleue s’étale sans une vague comme un ciel d’été sans nuage, toujours au beau fixe. Les côtes déchiquetées sont des papiers déchirés pour on ne sait quel collage ou encore la dorsale d’un dragon en colère. Gris, peut-être un peu ivres, les monts serpentent et entourent des plaines blanches ou vertes comme dans un jeu de go. J’en connais qui préfèrent ces cartes aux estampes et aux tableaux.
Il prend une carte routière de France et la plie en deux. Il ne faut pas tout laisser au hasard quand même. Il n’a aucun goût pour le crachin et préfère les bastides aux corons, le mont blanc aux terrils, la garrigue aux rias. Ce n’est pas être une langue de vipère que de dire qu’il préfère que les rayons lui arrivent en ligne droite plutôt que filtrés par les nuages. Le dardant est un dieu avec lequel il est mieux d’être en relation directe.
Il la scotche sur une porte, ferme les yeux et lance le dard. Il ira donc là.


Il est dans la montagne. Il a une carte prise à l’office de tourisme. Le parcours est tracé d’un gros trait bleu mais la carte est presque muette. Pas de courbes de niveau pour identifier les monts, peu de noms, rivières et torrents sont presque invisibles : difficile de se repérer dans les environs. C’est une carte sans magie, comme un GPS qui tiendrait absolument à vous faire prendre un sens interdit. À cette carte n’importe quel amateur préfère les estampes, surtout japonaises.
Il a pris un sac à dos et l’a chargé. Quand on part en balade en montagne, il faut prendre ses précautions, tout peut arriver. Il a pris de l’eau, de la nourriture comme des noodles et des barres chocolatées par exemple, son petit butagaz dont la boite, qui se sépare en deux, forme d’un coté un pied et de l’autre une casserole ou une poêle selon les besoins, son poncho de pluie, sa couverture de survie, c’est léger et ça ne prend pas de place, et l’inévitable couteau suisse.
En 1880, à sa naissance, en ébène, le couteau suisse a l’utilité de son temps : réparer son fusil et découper son rösti. Un temps simple de clocher qui sonne pour dire maintenant est comme hier. Dès la fin 1991 Karl Elsener du canton de Schwyz et Victorinox sont habilités pour le fabriquer. En 1894, les officiers, finie l’égalité, en plus de la lame, du tournevis plat, de l’ouvre-boite et du poinçon, ont droit au tire-bouchon. Ça en dit long sur l’état-major qui voit le monde en rose, rouge ou blanc : Dôle blanche, Humagne ou œil de perdrix, Fendant…
Rose le sommet de la montagne au coucher et dont l’ombre, faisant un immense cadran solaire, annonce, dans les prés, aux Frisonnes pié d’or que c’est l’heure de la traite. Rouge, la lame du couteau rouge qui dépèce le lièvre bronze et le sanglier noir. Blanche, l’innocence de la rosée, de la neige qui étouffe les cris, de la neige neutre.
Après avoir tiré le bouchon, les vaches comme des sils qui prennent vie sous le souffle de la déesse, dansent en cercle dans des meuglements de joie, elles sont corne contre corne, se frottent les oreilles d’allégresse, elles tournent en se croisant les pattes, chantent yaourt, ayourt, ayourterie, ayourt, ayourt, ayourtera et les veaux au milieu suivent de leurs beaux grands yeux leurs parents qui tournent, tournent et se retournent. C’est une violente et traîtresse maîtresse d’école que la coutume.
Le 12 juin 1997 (renouvelé en 1961) le brevet est déposé pour le couteau et seuls Victorinox et Wrengler peuvent le fabriquer. Le modèle civil est rouge contrairement au militaire. Lors de la seconde guerre mondiale les GI ont le chewing-gum qui ne colle plus en découvrant ce bel outil. Il quitte les vertes prairies propres et silencieuses de la Suisse. En 2007 les outils principaux du modèle civil, sont les deux lames, le cure-dent, le tournevis plat, le décapsuleur, la pincette, les ciseaux, l’ouvre boite, le tire-bouchon et le poinçon. Elsener simule la folie, invite les comédiens, mais Elsener ( En 1200 Gata Danorum raconte Saxo grammations dont l’histoire est assez proche de Hamlet) est fini et les comédiens chinois copient le couteau. Le meurtre a eu lieu malgré les innovations de 2005 : une lame dentelée, un mécanisme de blocage des lames, un tournevis cruciforme, une scie, un revêtement antidérapant sur le manche. Le monde se complexifie, le couteau est un éventail d’outils intransportables : montre, altimètre, pointeur laser, lampe de poche, stylo, clé USB… 87 outils pour 121 fonctions. Un couteau monstrueux impossible à manier : l’usage est fait pour le mépris du sage.
Enfin, il a dans son sac, c’est un peu lourd mais ça lui semble indispensable, le dictionnaire historique de la langue française en trois volumes d’Alain Rey. Il lui paraît nécessaire de pouvoir remonter l’histoire du nom des choses, c’est son parti pris. Notre rapport au monde passe par les mots, sans eux pas de monde, quelque chose d’innommable. Avec ces livres, il regarde son butagaz différemment maintenant qu’il sait que sa casserole vient du grec kuathos, vase pour puiser, qui se transforme en latin médiéval ciatta, creuset, cuillère, puis en provençal cassa et enfin en casse, toujours cuillère. Que de chemin parcouru, que de régions visitées, que de conversations de bistrot improbables, pour avoir le rôle de cuillère, un simple mot de la cuisine ordinaire. Le voilà, avec sa casse, Gargantua festoyant. À présent géant, que le monde est devenu tout petit, pas plus grand qu’une maison. Nul doute que le parcours se fera en trois enjambées maintenant qu’il a des bottes de sept lieues.
Pendant qu’il grandit brusquement émerge le mystère de la métaphore. Quel rapport entre un casque de combat, un projecteur, un piano de mauvaise qualité, chanter faux et un mouchard ? Sans doute est-ce l’histoire de ce militaire qui chausse son casque avant de partir à la guerre. Il rejoint son bataillon qui défile au pas dans la ville en chantant faux Sambre et Meuse car il n’y a ni tambours ni trompettes. Ils sont au pas sous les projecteurs et la foule applaudit, lance des vivats et chante la Marseillaise.
Je ne veux pas la faire
Je ne suis pas sur terre
Pour tuer les pauvres gens

Lui, avant son engagement dans la légion, c’était un pianiste de bastringue, comme Aznavour dans Ne tirez pas sur le pianiste ou Vian avec sa trompette dans sa cave. Toute la nuit il frappe en noir et blanc, dans son coin, pour un cachet qui lui permet juste de survivre. Lui, son père, sa mère, ses frères et ses sœurs. Son piano sonne étrangement car l’accordeur n’est pas assez aveugle.
J’ai vu mourir mon père
J’ai vu partir mes frères
Et pleurer mes enfants

Le bastringue est un repère de la pègre, un lieu du milieu. Les parrains parrainent les frères et les sœurs dans leurs sombres affaires : autos, motos et dodos. Le chanteur silencieux dans son coin, au centre des conversations, passe pour un mouchard. Pour sauver sa peau il doit s’engager dans la légion étrangère comme l’homme à la main coupée, aux sept oncles dans le Cosmos sis Boulevard du Rhum.
Je fermerai ma porte
Au nez des années mortes
J’irai par les chemins

Il marche au pas, seul dans la rue déserte, dans la nuit de son piano et fredonne tout bas :
Et que je sais tirer

Aussi ce superflu qui alourdi le dos, ces kilos de papier qui rendent la marche plus difficile, lui est-il nécessaire.



Il met ses pas dans le gros trait bleu de la carte. C’est la meilleure façon de ne pas s’égarer, mettre ses pas dans le chemin tracé par les anciens. La meilleure façon de marcher c’est de mettre un pas devant l’autre et de recommencer. Il suit ses pas et de temps en temps regarde le paysage. Ce petit pont de bois dont on doute de la solidité, ce sentier qui se perd dans la végétation semblant être une voie sans issue, ce flanc noir et nu dont la seule vie est l’ondulation des strates et cet hêtre si grand, si large qu’il faut une vingtaine d’enjambées pour en faire le tour. Il suit ses pas montant l’adret, le bon endroit, descendant l’ubac, quel repos, il avance dans le silence de la montagne. Pas un sifflement, pas un grésillement, pas un bêlement, pas un hennissement, pas un coucoulement, que le vol silencieux des buses et des gypaètes. Parfois le bruit étouffé et régulier d’une source, sinon seulement le crissement de ses pas sur la pierre troublant ce silence dans cette vaste étendue pourtant si peuplée d’insectes et d’animaux. Aucun taon même n’essaie de le piquer.
Brutalement un nuage surgit du dessus de la montagne, couvre tout le ciel et il commence à pleuvoir. De grosses gouttes serrées qui ne donne aucun espoir de passer entre. Il couvre la carte pour protéger ses pas et accélère l’allure. Il pleut depuis dix minutes quand il se trouve face à un torrent qu’il doit franchir. On lui a dit en bas, à l’office du tourisme, qu’il fallait être prudent avec les torrents. Sous l’orage une vague sombre d’un ou deux mètres peut arriver charriant des pierres grosses comme lui, des pins de trente centimètres de circonférence, des bouquets d’arbustes aux épines acérées et le courant naguère si tranquille et si pure, amener des tonnes de terre à la vitesse de l’éclair dans un jaillissement de fleurs noires. Impossible à franchir, sinon pour se suicider, ce qui n’est pas son cas.
Vite, il faut traverser avant qu’il ne soit trop tard. Vite, il saute de pierre en pierre, glisse sur l’une d’elles et se rétablissant laisse tomber la carte. Elle s’en va avec l’eau, impossible de la rattraper. Tonnerre, éclairs et un grondement sourd comme un tremblement de terre, vite, il faut traverser, la vague arrive.
Plus de carte, sa retraite coupée, il avance avec des souvenirs.


Il prend une direction dans les buissons. Il faut les écarter brutalement pour trouver le layon. Il fait un jour sombre de crépuscule. Tiens, un cairn, des hommes sont passés. Mais au-delà rien, des arbres et des buissons qui lui mouillent le pantalon. Rien que le tonnerre, l’éclair et la pluie.
Je suis perdu ! C’est la panique. Il se promène au bord de la folie. Un pas sur cette bordure et c’est ou le délire ou le bon sens. Crier. C’est le silence qui répond. Crier ? Pour ne pas être sous le marteau. Crier ! Pour éviter les coups. L’esprit doit retrouver le chemin de la pluie, creuser la tombe du vent et revenir à son sentier essentiel.
Il est au Seuil, une grande forêt de pins qui cerne une prairie. Serrés, les pins n’ont d’autre solution que de monter au ciel. Fins, chacun se bat pour un brin de lumière. Nombreux sont ceux qui s’épuisent et tombent. Ils tombent les uns sur les autres. Ils s’empilent dans tous les sens, les uns bien à terre, les autres par-dessus, encore un peu en l’air, formant l’éventail d’un couteau suisse déplié, d’autres encore n’ont plus la force de chuter et restent accroché à d’autres pins. C’est Gargantua qui tient sa casse d’une main et de l’autre joue au Mikado.
L’esprit doit retrouver le chemin de la pluie, creuser la tombe du vent et revenir à son sentier essentiel. C’est la panique un instant seulement.
Je suis perdu mais pas nu. Il a son sac et le monde entier dedans. Des champs de céréales et de chocolat, des rizières et des élevages de poules pour leurs œufs, même des fruits exotiques dans une boite. Il lui suffit d’une source pour vivre.
C’était un instant seulement, il avance maintenant pour trouver un coin avant la nuit, malgré le tonnerre, l’éclair et la pluie.
Il monte, suit les vagues dures d’une crête sous la tempête, descend entre les argousiers qui le piquent, s’accrochent à ses jambes, le retiennent, semblent clamer no pasaran, il descend encore slalomant entre les bosquets, glissant sur la pierre mouillée, il descend avec le jour, il descend et se retrouve au fond, dans ce qui doit être une vallée.
Le tonnerre, l’éclair et la pluie se sont arrêtés. Là, bien dégagée, une maison aux volets fermés, une maison comme dans un tableau de son ami Alain Ballereau. Un simple cube en pierres ruisselant d’eau où le gris se transforme en blanc sous l’effet de l’arc en ciel qui apparaît, un halo où les traits noirs des angles se détachent, au toit d’un seul pan incliné par signe de soumission pour ne pas mettre la montagne en colère. L’idée simple d’une maison. Une maison ? La porte aussi est fermée.
Il fait le tour et les alentours. Il repère une source. Un foyer où la cendre fait comme du ciment sous l’effet de l’eau. Un rond labouré, sans doute un sanglier. Un tas de bois tronçonné. Une empreinte dans la terre, loup ou patou ?
Il retourne à la maison, frappe à la porte, aucune réponse. Il frappe de nouveau, un peu plus fort et elle s’ouvre. Drôle de sésame qu’un coup assez prononcé.


Le jour est descendu plus bas que le fond de la vallée et il lui faut la lampe frontale pour découvrir l’intérieur. Il y a une table, des chaises, une armoire, une banquette sans matelas, les lames du sommier forment un alignement parfait comme dans une œuvre de Nonas. L’armoire l’intrigue, que peut-elle contenir ? Elle ne s’ouvre pas, elle est coincée par deux morceaux de bois. Elle s’ouvre comme à contrecœur dans un grincement qui trouble le silence, un cri. Il y a des pâtes, du riz, de la farine, des boites de conserve et même du foie gras. Il y a des casseroles, des assiettes, des couverts et même un ouvre boite. C’est la caverne d’Ali Baba. De quoi survivre longtemps. Il n’a pas vu le butagaz à sa droite dans un recoin et se servira du sien.
Il fait faim. Il retourne à la source prendre de l’eau pour les noodles et pour sa soif. Il fait cuire ses nouilles, les mange et faisant un autre tour découvre un cubi de vin déjà ouvert. C’est du Chinon, celui dont son amie disait : « Chinon au grand renom, à la feuille rosée à maturité. Chinon sauvage qui dépose un baiser libertin à la maigre Adeline. Chinon où il y a plus de cheminées que de maisons, renverse-moi à la flamme de ton poivre vert. Maintenant que j’ai l’éclat aux yeux, donne-moi Orphée et son chant hypnotique ».sans doute ouvert depuis longtemps, il n’est pas bon, Mais…ça sèche l’humidité. Un autre, pour ma peau détrempée.
Il fait fatigue. Il déroule son duvet sur les lames bien alignées. Il est fourbu par la marche, mais surtout par le tonnerre, les éclairs et la pluie. Il prend quand même en digestif un verre de vin, puis deux.


Il dort tranquillement dans son duvet de camouflage tandis que le loir dans son cri de minuit descend de la crèche. Hi, hi. Il se réveille de sa nuit sans songes, hi, hi, allume sa lampe, éclaire l’animal. Je t’ai vu petit saloupiaud. !
Il ne sait si c’est l’effet du vin ou du sommeil, mais il lui semble que le petit rongeur aux yeux ronds, noirs comme le fond d’un puits, semble se gratter anormalement les pattes. Et le cri de la bête moins haché, plus mélodieux, comme s’il chantait maintenant.
Le vin ou la fatigue ? Peut-être un peu des deux. Il faut dire que j’ai un peu abusé du Chinon pas bon, mais c’était pour la bonne cause : me sécher. Gambade loir, saute sur l’armoire, remonte les murs, fait du trapèze sur la crèche, mais en silence : je dors.


Je suis le sanglier à l’arrête noire, le prêtre de ces bois. Tout le jour je compose des lais aux racines et tubercules en mâchonnant une ronce pensivement. Le soir, pour sortir, je nettoie mes soies dans la souille et me frotte aux arbres. Ce n’est plus une forêt de pins mais un jeu de mikado. Je ne m’amuserai pas à les relever, j’ai autre chose à faire. Je dois retourner le maïs, les salades et ma solitude. Sermonner les oiseaux qui dans mon vermillis me volent le ver. Sur des dizaines de kilomètres je laboure et je laboure, c’est le fond qui manque le moins. J’ai quitté ma bauge pour labourer, je suis le gai laboureur, mais parfois un peu ronchon, je casse des noisettes pour dévorer le petit qui sort de la brebis.
Je suis le brocard brun, je me suis reposé toute la journée et pourtant je n’en peux plus. J’erre dans la nuit comme le ver dans la terre. J’aboie à la lune jaune. J’aboie mon amour et seule la hure du sanglier me répond. J’aboie de toutes mes forces au nez des fleurs qui se replient sur elles-mêmes. J’aboie mon blues et me frotte, et me frotte les bois au bois. Pourquoi ils tombent ? Ce n’est plus une forêt de pins, mais un mikado. J’ai autre chose à faire. J’use mes perles et mon andouiller intérieur à me frotter, je lance des piques à la chevrette, c’est la loi, je n’en peux plus, je tourne autour d’elle, je fais des huit dans un tournoiement infini : c’est sûr je vais la sauter.
Je suis le blaireau noir et blanc, un peu de jour et beaucoup de nuit, les pages d’un livret d’opéra où l’on chante, je n’irai plus à la pêche au meles meles, maman les gens de la ville ville ont pris mon panier maman, car je nage très bien. Mais où est la sortie, j’ai envie de faire pipi ? Où est la sortie de ce terrier natal ? Je m’égare avec sa trentaine d’entrées. Je m’égare pour un rien, je m’égare souvent, je me gare sans égards car je n’ai pas de regard. Où est la sortie, il faut bien en finir un jour ou l’autre ? Avant de sortir je frotte les fesses de ma femme pour la reconnaître. Où est la sortie pour mon pipi et que je mange un bourdon qui embête les pissenlits.




Il se réveille, il est fourbu, il a mal à la tête, comme s’il n’y avait pas eu de nuit. Ce n’est pas seulement le vin ou la raideur du sommier, mais bien comme s’il n’y avait pas eu de nuit.
Rien, rien envie de faire, même pas son café.
Il sort pour aller uriner. Brusquement, devant lui, le matin.
Le matin, poema, ouvrage en vers.
Le matin, poiein, causer, agir.
Le matin, gardien vigilant du temps, c’est to make et to do qui se donnent la main.
Le matin, c’est l’Est qui se retrousse les manches et pousse la boule, la projette très fort, très haut vers l’Ouest pour faire tourner la tête à l’ombre.
Le matin, c’est un jeu de ballon mais c’est aussi un travail comme une promenade, la balade du soleil est la ballade du jour.


Tandis qu’il urine face au matin, le soleil commence à sortir de la montagne et son flanc de conifères est bleu comme un ciel d’orage. La prairie humide, verte, est couverte de rosée. Des soleils montent du sol.
Plus loin, le lac bleu reflète la lumière timide. Une barque est prête à ramer. Les buis et les argousiers sont encore dans le noir du sommeil. Une lune, là, finit sa nuit de peine. Elle est pâle et légèrement azurée. Au pommier une biche et ses faons sautillent.
Là-bas, une trace, le gris de la pierre mise à nue. Un filet qui serpente au flanc de la montagne. Il traverse des rochers comme si le pas traversait la pierre. Un chemin.


J’ai autre chose à faire, je reste là.

Michel Lansade, 2018


Le plaisir peut s’appuyer sur l’illusion, mais le bonheur repose sur la réalité.
Chamfort, Maximes et réflexions.