ATTENTE/ERRANCE
L'errance intérieure
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
L'ERRANCE INTÉRIEURE

Allez, Trico, lève-toi, un peu de courage ! Il en faut, du courage, pour affronter la vie. Et pour supporter mes congénères qui la peuplent. Quel mot curieux : congénère. On entend surtout la première syllabe.
Du courage ou de l'insouciance, cette huile qui fait coulisser les rouages les plus résistants, cette disposition qui transforme en poussière la pointe de la flèche.
En considérant plus attentivement l'équation, il suffirait de répondre tout uniment aux questions que me posent mes chers congénères, de consentir à leurs désirs, en un mot, de ne pas les contrarier. C'est simple finalement. En théorie.
Quand on y réfléchit un peu plus, les inconnues se démultiplient : comment dire, par exemple, à un collègue, que ses considérations personnelles me rasent profondément ? Si j'ose le lui avouer, il se vexera inévitablement, s'offusquera, se carapatera dans une bouderie belliqueuse. A moins qu'il ne soit naïf ou irrémédiablement allègre, il le prendra pour lui et une dégradation marquée de nos relations en résultera immanquablement. Il pourrait même avoir l'indélicate faiblesse de ne plus m'adresser la parole.
Par chance, je n'ai pas de collègues.

Il est 10 heures, le soleil est levé, enfin il poursuit son ascension, chaque jour la même, strictement ou presque ; quel idiot, ce soleil ! Il manque vraiment d'imagination pour proposer chaque jour un spectacle identique.
Ne travaillant pas aujourd'hui, ni demain d'ailleurs… attention, je ne dis pas que je ne travaillerai jamais, on ne sait jamais comme on dit… Donc, ne travaillant pas aujourd'hui, j'ai la journée de libre, je n'ai de compte à rendre à personne. Rien ne m'oblige à sortir, ce qui ne signifie pas nécessairement que je ne sortirai pas. N'ayant aucune formalité particulière à effectuer, la logique voudrait que je ne sorte pas. La logique est une tenaille dont les mâchoires broient et recrachent les insectes les plus azimutés.
Si je sors, ce sera pour m'aérer les idées, pour faire circuler le sang. Ceci étant, celui-ci continuera vraisemblablement à circuler même si je ne sors pas. Le fait qu'il ne circule plus scellerait mon décès, n'est-il pas ?

Personne ne répond. Vous devez encore être endormis… ou sortis ? Aurais-je proféré une énormité ou une abjection, sans même m'en apercevoir ? C'est étonnant, je suis très scrupuleux en matière de déclarations.
Je sortirai… si ça peut vous faire plaisir. Mais pourquoi vous ferais-je plaisir, je n'y suis pas particulièrement enclin. Toujours plaire, ne pas agacer, ne pas choquer, ne pas mécontenter. C'est pesant à la fin. On a autre chose à faire, non ?
Non, pas grand-chose, à vrai dire.

Je risque même de m'ennuyer aujourd'hui. Comme les autres jours, au demeurant. Je commence déjà à m'ennuyer, je le sens. Et lorsque je m'ennuie, lorsque la fourbe inertie s'empare de mon corps, j'ai la fâcheuse tendance à perdre ma contenance. La question alors est : que faire pour la restaurer ? Je suis comme démuni, comme impuissant. C'est sûr, jamais je ne pourrai combler une femme avec si peu de charisme. Du reste, je ne risque pas de rencontrer une femme si je ne sors pas de mon appartement. Je n'y tiens pas particulièrement non plus… à rencontrer une femme… ni à sortir.
A moins de tomber directement sur la femme idéale, ce qui est rarissime, je ne souhaite nullement m'encombrer d'une seconde volonté, synonyme d'ambivalence, de disharmonie, d'antagonisme et de schizophrénie.
Au vu de mon éloquent panache, vous vous dites fatalement : « cet homme est un expert du couple». Détrompez-vous. Détrompez-vous avant de vous lamenter des conséquences d'un raisonnement trop hardi et fumeux. Détrompez-vous avant de générer en moi une puissante culpabilité induite par une telle mystification.
Je n'ai vécu en tout et pour tout qu'une aventure dans ma vie : j'avais 16 ans. Ma cousine, 18.

Je sortirai plus tard. Surtout ne pas se forcer. Il est trop tôt pour sortir, de toute façon. Commençons par prendre un café, ça me donnera peut-être de l'énergie pour sortir ou, qui sait, la lucidité suffisante pour imaginer des raisons légitimes de ne pas sortir.
J'aurais au moins marché un peu aujourd'hui, de la chambre à la cuisine, de la cuisine au salon… Ce n'est pas rien. C'est toujours ça de pris, toujours quelques mètres de moins à effectuer à l'extérieur… dans l'hypothèse où je sortirais.

*

Si je travaillais, j'aurais vraisemblablement moins de temps libre pour m'ennuyer. Pourquoi ne travaillé-je pas ?! Qui en a décidé ainsi ? Je pourrais très bien être avocat, banquier ou cadre. Non, j'en doute, je n'en ai pas les compétences. Les recruteurs, ces monstres retors, exigeraient des diplômes que je ne possède pas. J'aurais pu les obtenir, en travaillant un minimum à l'école. Oui, si j'avais travaillé un peu et si j'avais fréquenté l'école, je les aurais sûrement obtenus. Comme tout le monde, ou presque. Et aujourd'hui, je serais banquier dans une grande banque. Ou même petite. Ou caissier dans une grande surface… ou sous-caissier dans une petite surface. Il est indécent de prétendre à d'excessives ambitions. Souvent les ambitieux finissent par gâcher leur vie, et celle des autres. Ou par mourir.

Je mangerai plus tard, je n'ai pas faim. Pourquoi devrais-je manger tous les jours à la même heure ?! C'est insensé ! Je suis libre d'attendre 15 heures pour manger, personne ne me le reprochera. Sauf si je sors et que je croise quelqu'un. Il ne faudrait surtout pas, dans ce cas, évoquer ce sujet. Il faudrait deviser d'autre chose. Mais de quoi ? Je n'ai rien en tête à ce moment précis. Probablement me viendra-t-il un sujet intéressant avant que je décide de sortir.
C'est décidé, je ne sortirais que si une question consistante me vient à l'esprit. Ça viendra inéluctablement, d'ici-là. Savoir se fixer des objectifs précis est l'apanage des caractères forts et entreprenants.

Au bout du compte, il semble inconcevable que je ne sorte pas aujourd'hui. Malgré la tenaille de la logique.
Coupons le téléphone pour ne pas être dérangé. Le calme absolu est nécessaire en vue de faire advenir à la conscience une question profonde, digne d'être partagée, voire creusée dans le cas où cette question galvaniserait les deux interlocuteurs.
Ainsi, nul ne pourra me reprocher d'avoir mangé à 15 heures.

Ça me lessive de penser sans cesse. Je vais m'asseoir un moment dans le salon. Ceci dit, la fatigue n'est pas d'ordre physique, plutôt d'ordre nerveux. Alors pourquoi m'asseoir ?! Ça ne fera qu'empirer. Il faut que je bouge plutôt pour atténuer la tension nerveuse.
Idéalement, il faudrait que je sorte, que je me délasse au grand air. Pourquoi grand, au fond ? Il n'est pas plus grand que celui qui est à l'intérieur. Rien n'est scientifiquement établi sur ce point.

Hélas, je dois convenir qu'aucune question captivante n'a daigné traverser mon esprit jusqu'ici. Réfléchissons… Serait-il envisageable que je sorte sans croiser quiconque et ainsi ne pas entamer de conversation épineuse ? Si, par malheur, je croisais quelqu'un, me resterait l'option de baisser la tête et faire semblant de ne pas le voir. Qui plus est, ce serait vraiment une effroyable infortune si je croisais quelqu'un sur le sentier si peu fréquenté derrière chez moi.
Pour autant, ce n'est pas totalement exclu. Surtout à cette heure-ci où les gens ont coutume de se promener afin de faciliter le transit. Dans l'hypothèse où ils se seraient sustentés à un horaire traditionnel…
J'ai bien fait de ne pas manger, cela supprime une raison de sortir et écarte par là même la menace saignante d'un reproche.

*

Je n'aurais pas dû manger si tard cet après-midi, je ne ressens pas la faim ce soir. Mais c'était manger ou sortir, il me fallait choisir, je ne pouvais pas rester sans agir, je ne supporte pas de dériver comme un vulgaire débris dans un intervalle vague et indéterminé.
Désormais, il fait nuit, je ne peux plus sortir. J'aurais dû sortir plus tôt, ça m'aurait évité de réfléchir tout l'après-midi au moment propice pour sortir.

Pourvu que personne ne m'appelle pour sortir ce soir.
Qui donc pourrait m'appeler ? À part une erreur, je ne vois pas, je n'ai ni famille ni amis. Et puis, j'ai coupé le téléphone, donc si un ami ou un parent dont j'ignore l'existence souhaite m'appeler, je ne commettrai pas la maladresse de décrocher vu qu'aucune sonnerie ne m'aura signalé l'appel. Par voie de conséquence, cette personne, étrangère à toute réalité vraisemblable, n'aura pas le loisir de m'inviter à boire un verre ou de m'infliger une quelconque récrimination eu égard à mes horaires de fonctionnement. Ce fait n'ouvrant aucune contestation, je n'ai guère besoin d'approfondir tous les tenants de cette question.

Comme je ne sortirai probablement pas aujourd'hui - la logique sort une nouvelle fois victorieuse de son combat avec le chaos - je vais me promener dans l'appartement, de façon à libérer les forces vives qui sommeillent en moi. Je me sens particulièrement dynamique ce soir. J'aurais pu faire un footing ou du vélo si j'affectionnais ces activités. Mais j'abhorre le sport, vous comprenez… et je n'ai jamais acheté une bicyclette de toute ma vie. Même si j'en avais possédé une, l'obscurité étant inopinément tombée, je n'aurais probablement pas perpétré l'imprudence de l'enfourcher avec si peu de visibilité.
A moins d'être sous l'emprise d'un délire carabiné. Ce que personne, ici présent, n'est parvenu à confirmer ni même à insinuer.

La vie est vraiment mal conçue. C'est un euphémisme d'affirmer que, quel que soit son créateur, il fait preuve d'un manque évident d'application.
Demain, je ne ferai pas la même erreur : je n'attendrai pas que la nuit tombe pour être dynamique. Pourvu que je vive jusqu'à demain pour pouvoir rectifier ma funeste erreur.
Heureusement que je pense à tout, que j'excelle en termes d'organisation. A ce niveau, chaque détail compte et prend une importance considérable.

On manque étonnamment d'air dans cet appartement. J'ouvrirai la fenêtre de la cuisine dès que j'aurai l'occasion de m'y rendre.
Qui donc a eu l'idée saugrenue de refaire l'isolation ?! Le propriétaire probablement. Etant donné qu'il ne vit pas dans ses appartements, il ne peut pas prendre conscience de la difficulté à y respirer.
Tiens, me voilà déjà dans la cuisine. J'ouvrirai la fenêtre plus tard, la rue est encore trop bruyante. Si je l'ouvre maintenant, le brouhaha urbain affectera ma concentration et certains détails cruciaux risquent de m'échapper.
Ah, j'envie ceux qui habitent en campagne, ils peuvent se promener à l'envi et laisser les fenêtres ouvertes.
À quoi bon se promener si l'on est en mesure de laisser les fenêtres ouvertes ? Je ne comprendrai décidément jamais les campagnards !

Quelle forme je tiens ce soir ! Je vais me préparer un dernier café pour assouvir mon besoin de mouvement. Je l'aurais bien bu au bistrot en bas de chez moi, mais je risque de croiser des gens - pas des amis ou des collègues bien sûr, je ne suis pas fou - puis de discuter à bâtons rompus jusqu'à plus d'heure et donc de revenir tard à l'appartement, trop tard pour commencer à dîner. Non, restons ici et attendons patiemment que la faim afflue.

On ne s'en rend pas nécessairement compte, mais caler et enchaîner les diverses activités de la journée relève d'un art minutieux. Avec l'expérience, on apprend à ne rien laisser au hasard, on acquiert indubitablement de l'expérience. Le seul inconvénient de l'apprentissage empirique de la sagesse est la raréfaction de la survenue de surprises. Si j'étais sûr que n'adviennent que de bonnes surprises, j'organiserais moins ma vie. Mais comment en être sûr ?

*

C'est inouï, je suis tout bouillonnant. J'ai l'impression d'être une aspirine plongée dans un verre d'eau. Mon cœur bat à cent à l'heure. C'est passablement curieux pour quelqu'un qui est allongé dans son lit et ne produit aucun effort. Pourquoi ne parviens-je donc pas à dormir ?!
Et cet air qui est saturé, brumeux, partout ! Sans cet air omniprésent, je dormirais déjà, à n'en pas douter.
Peut-être ai-je bu trop de café. Mais qu'aurais-je fait si je n'avais pas bu autant de café ? Je me serais ennuyé à coup sûr. J'aurais perdu ma contenance, lézardé mon charisme et n'aurais pas osé sortir pour le coup.
Certes, je ne suis pas sorti. Quelles en sont les raisons légitimes, à votre avis ?
Inutile d'attendre une réponse, tout le monde doit dormir à cette heure-là. Ou alors, on se complait à m'éviter. Gougnafiers, va !

Il est heureux que je fume également, sinon la journée serait triste et longue. Quoiqu'une journée de 24 heures ne peut pas être plus longue qu'une autre journée de 24 heures.
Enfin, je ne suis pas un spécialiste de la journée. Certains illuminés oseraient probablement soutenir le contraire.

Il est inconcevable que je tourne ainsi dans mon lit toute la nuit. Je finirai bien par m'endormir, par me soumettre au cycle ordinaire.
Pas sûr : hier, je n'ai pas pu fermer l’œil de la nuit. Certes, j'avais bu beaucoup de café, me semble-t-il.
Je pourrais me lever et sortir, prendre un peu l'air. L'air insaturé, il va de soi. Je ne croiserais aucun congénère à cette heure-là.
Non, c'est trop dangereux de sortir la nuit, je pourrais tomber nez à nez avec des voyous. Quoique les voyous soient aussi des personnes. Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas écrit, bande de sournois !
Je vais plutôt fumer une cigarette sur le balcon et savourer ainsi la douceur nocturne estivale.

Il fait trop frais, rentrons. Retournons au lit terminer cette délectable cigarette.
Ah, quel réconfort d'être allongé ! On n'est pas assez allongé dans la vie.
D'un autre côté, si je ne parviens pas à m'endormir, cette position va vite m'exaspérer. Peut-être devrais-je me lever. Mais pour quoi faire ? Je n'ai pas encore fini ma cigarette, je ne vois pas l'intérêt d'en allumer une seconde pour m'occuper. J'ai l'amère impression d'avoir le cul entre deux chaises.
Tout en étant allongé.

On ne distingue plus rien dans cette chambre. L'air est obscur, enfumé et omniprésent. Rallumons la lumière pour cesser d' être assailli par cette noirceur lancinante.
Pourvu que l'aube pointe rapidement, à cette heure, le sommeil viendra naturellement.

Ça m'agace de penser sans cesse. Et l'aube qui ne vient pas, c'est bizarre. Si je me fie à mon ressenti, il devrait déjà être 10 heures du matin. Il doit y avoir un dysfonctionnement quelconque au niveau de la mise à l'heure des horloges. J’appellerai la mairie après avoir dormi. Merde, je serai contraint de rebrancher le téléphone… au risque ensuite d'être dérangé par des importuns et de perdre le fil limpide de mes pensées.

Écrivons un peu pour passer le temps. Ça m'évitera peut-être de penser. Que pourrais-je bien écrire ? Nulle idée originale ne s'impose à moi. Et même si, par chance, il m'en venait une, je n'ai pas le talent littéraire pour la mettre en mots, le style nécessaire pour la ciseler, la polir, la dévoyer. Je n'écrirais qu'à mon endroit, en quelque sorte. C'est assez déprimant comme perspective. Lire un texte que j'ai moi-même écrit ne présente aucune valeur. Quel égotisme, de surcroît.

*

Tiens, c'est déjà le matin.
Enfin.
Je ne suis pas particulièrement fatigué. Juste un peu las. Que vais-je donc bien pouvoir faire aujourd'hui ? En premier lieu, rebrancher le téléphone. Quoique le décalage horaire semble s'être résorbé. Quelqu'un d'autre que moi a dû appeler la mairie. Hé hé, je vous ai encore pigeonnés en beauté, résidus de fiente !
Ainsi, je n'ai pas besoin de rebrancher le téléphone. Cette nouvelle serait délicieusement électrisante si je n'étais si soudainement imbibé d'aboulie.
Allez, Trico, lève-toi, un peu de courage !

Cyrille Godefroy, L'Errance intérieure, 2015