6 ÉCRIVAINS ET LA LUMIÈRE

DEUX MODÈLES OPPOSÉS DE LUSTRES, Toussaint et Djian











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Les variantes du texte sont à lire dans la rubrique "Les lustres de Jean-Philippe Toussaint"




















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DEUX MODÈLES OPPOSÉS DE LUSTRES, Toussaint et Djian


On trouve, dans Faire l’amour de Jean-Philippe Toussaint et dans Sainte-Bob de Philippe Djian, des lustres. Première coïncidence. Mais tout semble les opposer : ils sont trois chez Toussaint, il est seul chez Djian. Ils sont poétiques et féminisés chez Toussaint, il est agressif et cru chez Djian. Ils occupent une place importante chez Toussaint – il leur accorde deux descriptions à quelques pages d’intervalle –, elle est moindre chez Djian – une description comme en passant. Mais à bien y regarder ces oppositions n’en sont pas, elles ne sont qu’apparence. Le reflet de l’un dans l’image de l’autre. L’image inversée dans le miroir. Puisque point par point la structure en est la même (même construction du lustre et du texte) et qu’ils occupent la même fonction dans le récit.


Les textes
Toussaint 1.
« A Tokyo, nous étions montés immédiatement dans notre chambre, nous avions traversé sans un mot le grand hall désert aux lustres de cristal illuminés, trio de lustres éblouissants qui se mirent à se balancer doucement sous nos yeux au moment même où nous rentrions à l’hôtel, les lustres se mettant à osciller sur eux-mêmes comme des cloches de cathédrales s’ébrouant lentement sur notre passage dans un cliquetis de verre et de cristal qui accompagnait l’irrésistible mouvement de détresse de la matière qui faisait trembler le sol et vibrer les murs puis, l’onde passée, la lumière ayant vacillé au plafond en plongeant un instant l’hôtel dans l’obscurité, les lustres, encore en mouvement, se rallumèrent en plusieurs temps dans le hall et se remirent en place dans le frissonnement à rebours de milliers de paillettes de verre transparentes retrouvant peu à peu leur immobilité. »
[…]
Toussaint 2
« Je regardais les lustres immobiles dans le hall, trois lustres d’une amplitude spectaculaire, trois à quatre mètres d’envergure et près de huit à dix mètres de haut, leur forme évoquait des flacons de liqueur ou d’alcool blanc, des salières en baccarat, des carafes de vin aériennes aux reflets irisés, étroits au sommet et s’évasant de plus en plus à mesure qu’on descendait le long de leur corps, pour devenir presque ronds à la base, enveloppés, féminins, et, malgré la rigueur de leurs lignes, leur éclat avait quelque chose de fluide et d’aquatique, et c’était peut-être à des gouttes d’eau géantes finalement qu’ils faisaient le plus penser, ou à des larmes, mon amour, trois gigantesques larmes de lumière étincelantes qui pendaient là en suspension dans le hall de l’hôtel dans un poudroiement de paillettes et de nacre. »

Djian
« Si je fermais les yeux, je pouvais déjà percevoir une légère activité électrique dans le lointain, saisir les prémices d'une ébullition qui s'éveillait alentour, remarquer une petite ride à la surface d'un monde qui s'était figé. Je n'avais même plus à lever le petit doigt. «Dans ce cas, très bien! ... », ai-je murmuré d'un ton rêveur, exhalant un nuage de fumée vers le haut, ce que Juliette Montblah, mon psy, aurait interprété comme un signe positif. J'ai suivi sa lente ascension vers le toit, l'enroulement de ses volutes autour des chaînes qui retenaient un large lustre de fer forgé (cinquante kilos de ferrailles tordues, découpées à la cisaille et signées Ralph en guise de cadeau de mariage) au centre de la pièce. Josianne dormait paisiblement juste au-dessous, sur le canapé, enveloppée dans une couverture tirée jusqu'aux épaules, et ni le danger (il y a toujours un danger à dormir sous un machin pareil), ni ma présence, ni l'absolue certitude que le sol allait bientôt trembler et s'ouvrir sous nos fesses ne venaient déranger son sommeil. Bien entendu, par certains côtés, c'était une femme remarquable, je n'avais jamais pensé le contraire. »

Les effets de miroir, point par point, reflet par reflet (notes de travail)
. MOUVEMENT DU REGARD
Toussaint 1. Les lustres sont vus du sol.
Toussaint 2. Découverte des lustres en même temps que l’ascenseur descend : de haut en bas.
Djian. Le regard suit la fumée de cigarette : de bas en haut.
… Le sentiment d’étrangeté, la sensation de malaise, est créée par la disproportion entre l’être humain et le lustre, inatteignable, plus grand que lui, qui nécessite un cheminement, une découverte, un travail. En même temps hors de soi et en soi.

. COMPARAISONS, MÉTAPHORES ET INTERPRÉTATIONS
Toussaint 1. Mouvement oscillatoire comparable à celui des cloches de cathédrales. Animalité retenue (« s’ébrouant lentement»).
Toussaint 2. Flacons de liqueur ou d’alcool blanc, salières en baccarat, carafes de vin, gouttes d’eau géantes, larmes (de la comparaison à la métaphore).
Djian. Absence de comparaisons, mais l’évocation du psy, laisse ouvert tout le possible des images, métaphores, associations et invite à l’interprétation.
… La confrontation entre prolifération et rétention des images pose d’emblée le problème du sens.

. MATÉRIAU
Toussaint 1 et 2. Délicatesse, légèreté, mouvement, transparence du verre.
Djian. Lourdeur, agressivité (ferrailles tordues, coupées à la cisaille).
… L’un est l’envers de l’autre, mais la « détresse de la matière » évoquée par Toussaint se réalise dans le lustre de Djian et devient matière disant la détresse, son opacité, sa raideur, son indescriptibilité.

. PRÉSENCE AU MONDE
Toussaint 1. Mobilité. Le lustre est comme agité par un mouvement propre, une volonté.
Djian. Immobilité menaçante. Le destin du lustre est inscrit dans son propre poids et les chaînes qui le retiennent semblent plutôt accentuer la pesanteur qu’en prévenir l’effet.
… Mobile ou immobile, accompagnateur fluide et bruissant ou dans une attente implacable, le destin est là.

. ÉVOCATION D'UNE FEMME
Toussaint 2. « mon amour », non nommée.
Djian. Josianne. Nommée mais il ne s’agit pas de la personne aimée, à ce stade du récit.
… Les femmes sont des personnages dont l’intériorité (le sens) n’est pas accessible dans ces textes à la première personne.

. LUMIÈRE
Toussaint 1 et 2. Nuit. Les lustres scintillent, sont lumineux, tout évoque la lumière, mais les amants sont silencieux et le hall est désert.
Djian. Jour. Aucun signe de lumière (à part l’évocation de l’électricité de la « légère activité dans le lointain »). Le cadeau de mariage n’éclaire plus rien, le mariage est dissous, et celle qui dort sous le lustre n’est plus la femme, mais la belle-mère.
… La nuit, l’éclat des lustres peut être trompeur ; le jour, leur inanité est flagrante.

. CORRESPONDANCE ENTRE LE LUSTRE ET LES SENTIMENTS DU NARRATEUR. CONCORDANCE ET INTIMITÉ
Toussaint 1. Concomitance entre les mouvements des lustres (et donc le tremblement de terre) et l’arrivée des personnages.
Djian. Concomitance entre le sentiment de l’imminence d’un événement qui va venir troubler l’état du monde et la mention du lustre. Événement extérieur au narrateur mais souhaité. Une action va se déclencher. Le narrateur en observe les signes tout en observant le lustre.
… Le sens du monde s’enroule autour du lustre.

. MENACE
Toussaint 1. Fracas qui n’a pas lieu mais qui est rendu possible par l’évocation du tremblement de terre. Retour à l’immobilité. Suspens, sens suspendu : on est au début du roman.
Toussaint 2. L’imminence du fracas (séisme japonais) et de l’écrasement du narrateur, que l’on peut lire ci-dessous, a été coupée dans la version finale du texte.
« , trois lourdes larmes de lumière étincelantes qui se mirent soudain à trembler au-dessus de moi de toutes leurs paillettes de verre dans un ébranlement de forces incontrôlées, et je vis soudain ces trois lustres de cristal vaciller au plafond, prêts à se détacher de leurs frêles amarres pour venir s’écraser sur moi dans une gerbe de verre au fracas infernal. »
Djian. Imminence de la chute sans qu’aucun élément du réel ne vienne justifier cette crainte en ce début de roman. Menace d’écrasement du personnage féminin. Le narrateur se tient à l’écart, averti, il en est l’observateur complice.
… Djian écrit ce que cache Toussaint.

. PLACE DE LA DESCRIPTION DANS LE RÉCIT
Toussaint 1. p.14. Début du roman. Cinquième paragraphe. La séparation est déjà prévue.
Toussaint 2. p. 87. Seconde partie. Au centre du récit. Départ de l’hôtel.
Djian. p. 39. Début du roman. Seconde séquence. La situation est embrouillée, et le lecteur a encore du mal à en démêler les fils.
… Si les deux descriptions de Toussaint sont relativement proches l’une de l’autre (dans leur forme et leur place dans le roman), se répétant comme pour affirmer l’importance du motif du lustre, Djian ménage, lui aussi, une seconde apparition à son lustre, mais de manière moins visible. On est presque à la fin du récit (p. 296) et Ralph vient le remballer pour le rapporter chez lui. Le créateur (Ralph est un artiste) se dissocie du narrateur et se désintéresse de son personnage qui, lui-même, se désintéresse de son auteur. Ils sont étrangers l’un à l’autre.
« Il était venu pour récupérer son lustre en fer forgé après une discussion qu’il avait eue avec Monique, discussion au cours de laquelle ils s’étaient interrogés sur l’intérêt d’abandonner cette œuvre entre mes mains dans la mesure où l’état de nos relations ne les incitait pas à me faire de cadeau (ils ne voyaient pas pourquoi) et d’une, puis dans la mesure où j’avais l’air de m’en ficher complètement, et de deux. »

De même l’énigmatique suggestion de l’imminence d’un tremblement de terre de la page 39 (« l'absolue certitude que le sol allait bientôt trembler et s'ouvrir sous nos fesses ») trouve son écho p. 229 :
« La chambre déclinait un pastel de tons rassurants. Perfect day était l’une de mes préférées. Le sol ne tremblait pas sous nos pieds. La victoire était en vue… Comment aurais-je pu soupçonner le poison de couler déjà dans mes veines ? »
De même encore pour la mention de « la légère activité électrique » qui parcourt le lointain et que l’on retrouve p. 63, par exemple :
« Durant une fraction de seconde, un courant électrique l’avait traversée aurait-on juré. »
Ces motifs qui parcourent le récit étaient déjà donnés, sous forme d’énigmes, dans la première mention du lustre.
… Le sens vient plus vite chez Toussaint que chez Djian.

… Chez Djian, le lustre ouvre et ferme le récit, il en est la métaphore, il annonce la catastrophe, l’assassinat et la mort, dès les premières pages. Cette machinerie (mécanisme minutieusement mis en place) que construit Djian nous révèle que, dans les deux œuvres, les lustres concentrent tout le sens du roman. Il n’en est pas le personnage central, mais il en détient le sens. Plus, il le délivre. Il est les larmes de Marie, il est la mort de Josianne.
On comprend alors que la métaphore des flacons et carafons de Toussaint (extrait 2), du liquide qu’ils contiennent, renvoie au flacon d’acide chlorhydrique (omniprésence de l’élément hydrique – larmes de Marie, piscine, pluie –) que le narrateur conserve avec lui, dont il caresse le galbe dans sa poche ; objet en même temps protecteur et destructeur qu’il ne sait lui-même à qui ou à quoi il devrait le destiner. C’est une fleur, une pensée ou une violette, qui, à la fin du récit, en recevra le contenu, en un geste accomplissant ce que les lustres n’ont pas réalisé (cf. la chute sur le narrateur enlevée du texte final), victime expiatoire d’un suicide (d’une fin) impossible.

… Dans ces textes que tout semble opposer, le « je » ne peut mourir mais le désir de mort s’actualise soit de manière « infinitésimale » (Toussaint, p. 146) par la destruction d’une minuscule fleur à l’aide d’un lustre miniaturisé qui contient de l’acide chlorhydrique et tient dans une poche ; soit de manière violente par la décapitation (au sabre, Djian p. 329) de cette Josianne qui dormait sous un lustre « découpé à la cisaille » sans avoir conscience du danger que cela représentait. Et les deux destructions sont les défaites des narrateurs.

Sophie Saulnier, pour le Lampadaire, 2014.


















Les textes sont publiés avec l'aimable autorisation des éditeurs.



Jean-Philippe Toussaint, Faire l'amour, 2002-2009, Éditions de Minuit.

















Philippe Djian, Sainte-Bob, 1998, Folio, © Éditions Gallimard (L'éditeur nous demande de faire figurer le lien vers son site ainsi que cette mention: "Tous les droits d'auteur de cette oeuvre sont réservés. Sauf autorisation, toute utilisation de l'œuvre autre que la consultation individuelle et privée est interdite.")