SUR LE LAMPADAIRE
Michel Lansade
Le voyage à la mer
Chapitre 2
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
LE VOYAGE À LA MER (Hommage au Lampadaire .2.)

Elle a enterré son Smartphone avec cérémonie.
Elle n’a plus de GPS.
Elle dirige son parcours.


-- Je vais suivre les sept stations de la grande Ourse



Elle est sur son vélo, chargé de ses bagages à l’avant et à l’arrière.
Sur son vélo chargé, sur le paquetage arrière, vole son cerf volant,
Son dragon volant
C’est un samouraï en campagne.


Elle roule sur la route.
Des automobilistes la klaxonnent
Mécontents de son encombrement, d’autres admiratifs.
Le vélo c’est la renaissance.
La vitesse et le silence, sans lequel il n’y a pas de musique.
Richard III de retour dirait à Lear sorti de son délire
Mon empire pour un vélo.


Elle roule, souvent seule, dans le crissement de ses pneus.
A chaque tour de roue, ils disent je suis le silence le soupir
Au loin des bruits de tracteurs et d’oiseaux.



Rou rou rou rou, fait la palombe
Tu es devenue un pigeon voyageur ?
Rou rou quel est ton message ?


-- Je transporte des riens du tout mais je me transporte toute…


1) Sur un banc au soleil
Devant la bibliothèque municipale
Sur le fronton est inscrit
Une bibliothèque est un hôpital
Pour l’esprit
Le lecteur
Le crayon à la main
Souligne et surligne
Ça c’est bien
Ça c’est pas bien
Elle les voit lire
Dans leur antre
Dans leur chambre
Sous le lampadaire
Un gros livre
Ce grand mal
Qui va son destin
Elle les voit lire
Le crayon à la main


-- J’en sais rien, viens donne moi la main, prends, viens sur mon chemin.



Elle fredonne une vielle chanson
Mon pote le gitan
Sur son vélo chargé, son cerf-volant au vent.
Mon pote le gitan c’est un gars curieux
Lalala…
C’gars-là une roulotte, s’promène dans sa tête
Et quand elle voyage jamais ne s’arrête
Lalala… On a mal au-dedans
Mon pote le gitan, c’est pas un marrant
Lalala…
Au fond ta musique était pleine d’espoir


Elle suit des haies, des barrières, des ornières,
Des aubépines, des barbelés,
Gé fermée.



2) De l’autre côté
De la charmille
Il y a le jardin
L’hortillon
Qui sentait bon
Le sauvage
C’est un patchwork
De champs
Qui s’emboitent
Il est noir de labour
Vert de jachère
Jaune de colza
Vert et jaune
De tournesols
Blond du blé
Le paysage est beau
Sous le regard
Mais l’ivraie
Le dévore et
L’humus est
Un cactus
Qui manque d’air
L’humus est
Aussi dur qu’un cubitus
Le sol se dérobe
Le ver n’y trouve
Plus son la
Et chante en contre-ut
Il n’y a plus de sol
Il vit sous perfusion
Les fleurs ne s’aiment
Plus sous la pluie
L’eau ne gazouille plus
Au rivage
Le jardin est cultivé
Comme les enfants élevés
Dans le coffre d’une voiture


-- Je suis atterrée, la terre ne grouille plus. Le sol est déjà couvert de bitume. Comment vais-je faire pour cultiver mon jardin ?



Le plaisir de la descente.
Le vent au front, sur son vélo chargé.
Le cerf-volant qui se couche à l’arrière,
Oscille, vibre dans le vent.
Le plaisir de glisser, de rouler
C’est la lumière qui vient au front
Ce n’est pas Pasiphae unie au taureau de bois
Qui n’a engendré qu’un labyrinthe.
Elle, c’est l’évidence du soleil et du vent
L’éclair qui vient frapper le cerf-volant.
L’ivresse d’Icare.



Elle avance dans la neige, le vélo à la main.
C’est le silence.
Qui soutient l’autre ? Est-ce son bâton de vieillesse dans ce monde blanc où pas un oiseau ne chante ?
Elle fait des traces dans le silence : des pas et une ligne qui vont droit à la prochaine station.



3) Le salon de midi s’est déserté
Quand peu à peu le témoin
A parlé de faim
De prison et de bâillon
De mains coupées
De pieds coupés
Et grillés
Elle est restée seule
Avec le témoin
Et ses mots déchirés
L’air est gelé
Elle a mal
Elle est pétrifiée
C’est le désert
Elle a froid.
Un seau glacé
Lui est tombé dessus
Une boule s’est nouée
Dans son estomac
Elle est muette
Enfermée dans sa pierre



Elle prend un verre de Chinon.

C’est fruité, ça sent la mure le long des haies,
C’est boisé comme les arbres qui poussent au milieu des champs
Et font de l’ombre aux vaches.

La veine du marbre reprend vigueur comme un retour à la civilisation.


-- Le monde aboie et mord. Il déchire les chairs, prend les dents, broie les doigts, comme s’il se vengeait. Comme si petit, il n’avait jamais vu d’étoiles filantes ou de feux d’artifice.



Elle ne dort plus, elle sort le soir,
Regarder le Bouvier : plus besoin de rêves, elle est son rêve.
Juste ça et là, un somme pour se reposer les yeux.
Le sommeil est frère de la mort.

-- Zut, j’ai loupé Ison, qui est passé trop près du soleil. Elle n’a pas fait long feu la comète. Rien à faire de la comète, je suis une planète.



Elle a un harnais autour du buste pour fixer son parapluie qui la protège de la pluie et du soleil.
Les jours de canicule le bitume fond. Le pneu s’enfonce.
Le vélo semble éclabousser du bitume comme les jours de pluie.
La durée de vie du glaçon sur le bitume est courte. Il voudrait retrouver son frigo sans trémolo.
Il arrive parfois les jours de grand vent ou quand elle roule trop vite que le parapluie se retourne.



Elle longe des rangées de briques alignées,
Superposées les unes sur les autres.
Des murs, des cases pour caser la vie.
Ce ne sont pas des longères,
Mais des casiers d’écoliers pour ranger ses devoirs de vie.
Il y en a des roses de soleil
Des rouges teintes par la pluie noire.
L’argile fond, se creuse et le sable s’écoule,
Redevient plage.
Les cristaux sont ternes au soleil.
La vie d’hier devient château de sable
Emporté par la marée toujours renaissante.



4) J’ai épousé un veuf
Il avait une fille de 25 ans
Ma belle-fille
Mon père est tombé amoureux
Ils se marient
Ma belle fille devient ma belle-mère
Mon fils devient le beau frère
De mon père
C’est le demi-frère
De ma belle-mère
Un peu mon oncle
Je suis l’épouse
De mon beau-grand-père



-- La famille est devenue un problème mathématique. C’est un album de famille transmis de génération en génération où on ne sait plus qui est qui.



Elle ne dort plus, mais parfois le soir, enlève son T-shirt, sa robe, son pull, d’un seul coup.
Elle sort de sa gangue.
Le fruit s’enfile dans sa tente, son dedans-dehors.


Dans son dedans-dehors, elle parle à sa bouteille de Chinon.
Il faut être noir pour voir le blanc du jour gris.


-- Toi, le sang de la terre. Toi, qui a pris la mesure du temps dans ta cuve. Toi, toi. Peux-tu changer les couleurs du temps ? Peux-tu enlever le voile noir qui recouvre la cité, le théâtre de la cité, où ceux de taille médiocre se baissent aux portes de peur de se heurter.



Elle est dedans,
Dedans, elle entend les bruits du dehors.
L’aboiement du chevreuil, le cri du loir qui part pour une nuit de folie, le pas du sanglier qui écrase les feuilles sèches tombées de l’arbre.
Les hurlements du loup qui appelle ses petits. Ce n’est pas tout de s’amuser, mais maintenant il faut aller chasser.



5) Elle suit la manifestation
Dans la petite station
Les mots volent au vent
Comme son cerf-volant
Il y a des noms propres
Qui se roulent dans la boue.
Les drapeaux se dressent
Les mots ondulent au vent
Se gonflent et s’affaissent
Ca rit ça rote le patron
Le fuyant le désertant
L’ami des fonds de pension
Avec les cris les rires
Les mots claquent
Non à la fermeture
Travailler encore
Avec mes mains d’or
Et elle chante à l’unisson



-- Ne rien lâcher !



Elle rencontre l’autre. Celui qui est sédentaire entre quatre murs.
C’est celui qui lit sous le lampadaire, ou bien allongé sur son lit.
Elle le rencontre et il lui tend la main, lui offre un lit.
Il lui raconte son gros livre, celui où il ne s’est pas couché de bonne heure pour l’écrire.
Elle entre dans un autre monde.
Celui des bruissements, des succulents, des glissements et des errements, celui étincelant de goélands.
Celui du bruit de l’œuf dur sur le comptoir.
Celui de l’araignée royale qui tisse sa toile au crépuscule en travers du chemin. Toute la nuit elle remue et ingère les proies nocturnes. Au matin elle roule sa toile, libère le chemin et dort je ne sais où dans l’arbre.
Celui du monde, de la maison huitre.
Il suffit de hausser les sourcils pour que le monde ne soit pas pareil.
Le lit du dedans est doux et le toit amical aux orages.
Mais la colère c’est la vie.

-- Ne rien lâcher.




6) La marée chaussée
De clous torsadés
Est toujours là
A policer la surface
Quelle que soit
La station
La bibliothèque
Le jardin
La conférence
La famille
La manifestation
Ils contrôlent
Ils écoutent
Ils rapportent
Ils font le tapin
Au bord des routes
Et de nombreuses fois
En raison de son allure
De son vélo chargé
Et du cerf-volant
L’arrête illico
Scrogneugneu
Ils font le tapin
Pour des riens
Comme une pierreuse
Un vélo équipé
D’un cerf-volant
Pensez donc
Scrogneugneu
Vos papiers
Ils sont au fond du sac
Sous le duvet, sous le pull,
Le ciré, le butagaz, les noodles…


-- Je m’appelle Zoursdru, oui Zoursdru … sans zézaiement s’il vous plait et je vais où la casserole m’emporte.


Qui bat son chien bat les siens.
Il n’y a pas de place pour le nomade, aucune statue pour celui qui sur la voie veut trouver la voie.
On lui propose seulement de lui couper la tête.




Le voyage c’est aussi des récurrences de scrogneuneu
Une vie de latence où on ne sait pas où est l’anse.
Cependant on avance dans l’âge de l’espace.


Le voyage c’est aussi une suite de villages.
Une suite de plaines et de cols.
Une suite qui semble infinie.
Une suite de « di » ou revient la pluie de l’ennui.


7) La mer et la montagne
La mer et les fonds aériens
L’eau et la pierre
Deux faces de la même vague
L’un cache ses fonds
L’autre met ses coraux au soleil
Les deux ont un paysage libre
On y surfe sans manière
Sans barrières
L’eau vous submerge dans l’ascension
Au sommet de la vague
Il y a l’horizon long
Un marsouin ou une brebis accorte
Un poisson volant ou une Montbéliard
C’est du pareil au même
Tous épousent le milieu
En écoutant ce qu’il dit
Prévenant ses colères
Profitant des douceurs
Elles font la guerre à la plaine
Dans un même élan l’envahissent
Seulement la mer est restée mère
Tandis que la montagne
A dit non à l’obscurité
Elle s’est rebellée s’est soulevée



-- Encore ! Les voilà mes papiers. C’est un morceau de plastique. Suis-je du pétrole, une pétroleuse ? Ne suis-je qu’un visage alors que je suis un troupeau ? Ne suis-je quelques caractères dans le flot des écrits ?



Il y a la suée de la montée où tout vous pousse en arrière.
Le pas à pas, l’immobilité.
On regrette la Beauce.
Chaque poussée sur la pédale, chaque quart de tour est un effort.
J’avancerai, j’avancerai, c’est le seul désir qui vous pousse à continuer et l’espoir de la descente après le col.
Le cerf-volant, le dragon volant ne crache plus de feu et pend à l’arrière.



Elle traverse des ponts, c’est le chemin.
Des ponts volant, des ponts dormant.
Parfois il faut qu’elle se batte comme un âne pour faire le chemin, passer la passerelle.
Sous l’averse les gens courent, se plient, ploient les genoux sous la force de la pluie.
Les bateaux, les péniches, sont entre deux eaux.
Il passera de l’eau sous les ponts avant qu’ils repassent.
Sous l’orage les amours ne reviennent plus.
L’hiver, sous la neige, ils vont à petits pas. La marche garde ses empreintes jusqu’à la fin de l’arche. Longue est la traversée dans la poudre blanche qui fait un manteau au paysage.
Au printemps aussi on va à pas lent pour regarder la rivière qui changent de couleur, du bleu ciel au cyan. A pas lents pour respirer les bourgeons. Pont aux ânes des saisons.
L’été on descend sur la berge, le vélo à la main, au pavillon de la sérénité. Plus de dangers, elle se balade au bord de l’eau dans le vol des hannetons.
Elle en a traversé des ponts. Elle en a traversé de bois, de béton et de papier de soie.
Son vélo hésitait parfois, mais il fallait traverser, avancer.
Elle en a traversé des ponts comme si tout le voyage était un seul pont pour atteindre l’autre rive.

Michel Lansade,
Le voyage à la mer, chapitre 2, publication 2014.