PORTRAITS DE FAMILLE 1
Réflexions sur l'œuvre de Nicole Tran Ba vang Portrait de famille : Bertrand, Catherine, Amélie et Louise, 2013.
COLLECTION DES CURIOSITÉS
ÉCLATS VIRTUELS ENTRE MATIÈRE ET LUMIÈRE

Du corps au décor(ps)
Prises de vue : Bertrand, Catherine, Amélie et Louise, capturés, se désintègrent pour se figer en parcelles miroitantes. Enchevêtrements d'amas colorés personnifiés par des prénoms appartenant à chacun des membres d’une famille, c’est le portrait de la famille. Aucune figure n'est représentée, essentiellement le traitement coloré de la surface organique, de la chair cellulaire comme substance malléable à souhait. Le corps se réduit alors à un artifice, un objet dans toute l'œuvre de Tran Ba Vang. Ses êtres photographiés sont limités à leur superficialité, à leur surface épidermique tel un habit de chair qui dévoile le fantasme actuel d'un corps sur mesure. Pouvoir programmer et définir son corps et sa famille selon ses propres envies, cela fait partie des désirs de notre société contemporaine. L'artiste nous offre ici sa vision actuelle du portrait : des cellules au microscope transformées en une matière artificielle. Le portrait de famille devient une constellation biologique en pleine mutation esthétisée en un véritable motif abstrait et pictural. Chaque membre de la famille est représenté dans sa morphogénèse comme les touches brillantes et colorées d'une peinture abstraite ou d'une tapisserie décorative en « all over ». La famille se décline ainsi en un nuancier de couleurs pastels, échantillons irisés semblables à des palettes de maquillage. Bertrand, Catherine, Amélie et Louise sont devenus de véritables accessoires sans personnalité propre. Les portraits sont alors réduits à une trame cellulaire éclatante.

Entre chair et lumière
Dans cet essor de la chirurgie esthétique, le corps humain apparaît aujourd’hui comme une image que l'on peut rectifier et remodeler à sa guise. Le culte du corps et de son apparence est tellement puissant que nous pourrons un jour programmer nos cellules selon notre volonté. Imprégnée par cette culture, Tran ba Vang se sert du corps comme modèle photographique pour le transformer virtuellement dans sa chair. La couleur-lumière des pixels est numériquement malléable à volonté. Les retouches numériques sont encore possibles dans ces portraits virtuels de famille. Bertrand, Catherine, Amélie et Louise sont à l'état génétique perfectible à l'infini. La virtualité du corps passe ici par ce réseau de fragments humains connectables. Toute sa série photographique des « Coutures cellulaires » (1999-2000) reflète aussi un corps remodelé, recomposé comme une mosaïque mouvante et élastique à l'infini. La peau de l'être prénommé se tord, s'étire et se retourne sur elle-même comme un matériau ectoplasmique. Dans ce milieu cristallin et aquatique, les germes chromatiques créent des réseaux veineux et des vaisseaux sanguins qui s'entremêlent. La trame organique de ces portraits est accentuée par ces touches de couleurs rougies de sang qui rappelle les profondeurs de l’être de chair que nous sommes. Cette vision intérieure révèle un corps réduit à sa simple matérialisation digitale codée.. La chair est ici approchée comme une peau malléable, une peau humaine synthétique et virtuelle sujette à des manipulations chirurgicales. Le terme « chair » se rapporte aussi à l'homme dans sa condition de faiblesse et de mortalité. Ces compositions colorées prénommées renvoient ainsi aux problématiques liées à la technologie et à la science : le corps peut-il être cloné, génétiquement modifiable et perfectible ?

La traversée du tissu lumineux
C’est ainsi que sur et avec le fil de l’organique et du numérique, l’artiste brode le tissu écranique qui se fait épidermique. L'artiste approche visuellement le corps de ses modèles dans ses parties les plus intimes jusqu’à l’abstraction et la sublimation de l’être en éclats lumineux. Le grain de peau est traversé jusqu'aux tissus cellulaires. Le spectateur peut s’immiscer dans les interstices d’une réalité composite mi-image, mi-substance. Le canevas de couleurs-lumières déstabilise et crée une sorte de passage vers un espace élémentaire. En pénétrant les strates du visible et du visuel, Tran Ba Vang s'attache aux profondeurs de l’image, du portrait de soi, du macroscopique vers le microscopique. Ses portraits s'animent de couleurs et de formes parcellaires. L'œil a percé la vie intime des éléments dans une micro-analyse ou chirurgie de l’image, dans ce désir de gratter le vernis des peaux visuelles afin d’aller jusqu’au cœur analytique des choses. L'artiste soulève l’idée d’une chair numérique et digitale comme épiderme et derme de l’image sur le fil d’un entre deux, entre surface et profondeur, entre l’extérieur, la peau et l’intérieur, l’inconnu comme possible virtuel. Cet aspect cellulaire et vivant rejoint la dimension numérique et pulsationnelle des bits et des pixels contenue dans la matrice mathématique d’un ordinateur. Cette substance numérique quasi organique symbolise la véritable matrice charnelle qui figure un état primitif de l’image, un état de celle-ci avant sa réalisation en tant qu’apparence lumineuse.

Vers des portraits virtuels
Dans le domaine des arts plastiques, l’image peut se définir comme un tout composé de formes et de couleurs en un certain ordre assemblées. De même, dans les arts visuels, l'image numérique reste une image composée d'un certain nombre d'éléments discontinus et déterminés numériquement totalement maîtrisables. L’image numériquement codée rompt définitivement avec son passé pour changer radicalement de nature, quittant l’ordre de la représentation pour entrer dans celui de la simulation. Elle n’est plus témoin de «ce qui a été», elle ne matérialise plus un apparaître immédiat* comme dans la photographie analogique. La pratique photographique de Tran Ba Vang questionne sur cette infinité de possibles. Les technologies numériques offrent ainsi aux créations contemporaines une nouvelle esthétique propre à l’image virtuelle que Jacques Lafon, esthéticien et spécialiste de l’image de synthèse, définit dans son ouvrage Esthétique de l’image de synthèse : « Ailleurs, les grains de lumière, les pixels plans de l’écran, se gonflaient par la profondeur en de menus polyèdres imperceptibles mais présents (...). Sa chair prise dans celle du monde s’offrait au regard afin de dissoudre la raison pure du modèle dans le tissu vaporeux du sensible »*. L’artiste peut ainsi expérimenter un éventail riche de paradoxes et d’ambiguïtés dans sa démarche créatrice.

Jusqu'aux figures digitales
Le portrait mis en image n'est plus ici la représentation humaine et réelle d'un homme ou d'une femme, de Louise, Amélie, Catherine ou Bertrand comme tel était le cas dans l'histoire du portrait en peinture. Dorian Gray ne peut plus contempler sa jeunesse éternelle. Il est vidé de son enveloppe charnelle jusqu'à ses tissus cellulaires. Ce portrait de famille ne figure personne, il n'a plus la finalité de perpétuer le souvenir visuel d'une personne reconnaissable. L'humain est ici représenté comme un magma teinté de liants artificiels. C'est une figure digitale, une image retouchée. La représentation numérique de l'être est saisie par un certain degré d’abstraction qui transmue le corps particulier en stigmates qui se laissent décrypter comme les témoins du processus de sa fabrication. Cette série « Portrait de famille » nous interroge ainsi sur la condition actuelle de l'homme, sur la perte de son identité dans une société devenue trop aseptisée, technologique et uniformisante avec ses stéréotypes qui annihilent tout individualisme. Ces portraits sans expression et représentation se ressemblent et annulent toute possibilité d’identification. Louise, Amélie, Catherine et Bertrand volent en éclats et se dissolvent dans un monde où tout se surveille et se paramètre dans un souci de perfection omniprésent.

Sandrine Maurial
Éclats virtuels entre matière et lumière
écrit pour Le Lampadaire,
2013 ©




















































































*Roland Barthes, La chambre claire : notes sur la photographie, Gallimard/Le Seuil, Paris, 1980.



*Jacques Lafon, Esthétique de l’image de synthèse. La trace de l’ange, L’Harmattan, Paris, 1999, p. 216.














Voir Bertrand, Catherine, Amélie et Louise sur le site du Lampadaire et repérer leur présence en lisant ceci.