GOUROUS
Lait trompeur
NOUVEAUTÉS
LAIT TROMPEUR

1
Quand je rentre dans la maison, il y a d’abord l’odeur qui saisit, vive, telle une algue, quelque chose qui accroche, qui colle, dont on ne peut se défaire. Une odeur de peau, de saleté, de vomi, de diarrhée. C’est ton odeur, la nouvelle. Elle habite tout ce qui t’entoure. Elle est âcre, insupportable. Sous son empire, tout devient déplaisant à la vue, au toucher. Les meubles collent, poissent de cette même odeur, de cette même crasse. Cette crasse partout autour de toi. Elle s’installe là depuis que nous sommes partis. Elle ne te quitte plus. Je la déteste. Elle me soulève le cœur. Te voir me soulève le cœur.
Tes cheveux autrefois légers comme un duvet, bouclés d’ébène sont à présent plaqués, gras, luisants, lisses, au-dessus de ton visage défait, bouffi, déconfit. Tes yeux disent le vide de la mort, de la vie qui est partie. Tu es loin, loin, tellement loin derrière ton abattement, tes épaules écrasées. Enfoncé en toi-même.
Il y a la double porte accordéon en PVC du salon. Le chien la passe en en faisant vibrer les panneaux. Il n’y a que lui pour vivre ici.
Moi-même lorsque je franchis le sas d’entrée, quand l’odeur m’étreint la gorge, je perds un peu de moi, de ce que j’ai pu être avant. De ce que nous avons vécu. De mon père. Je ne te reconnais plus. Tu es méconnaissable pour quiconque. Tu n’es plus là, c’est tout comme.
Souvent tu me fais face. Toi, voûté dans le canapé hors d’âge. Moi dans ton Voltaire rouge qui signifie tant, dans lequel je te vois encore, heureux, en slip et chemise au retour du travail, souriant au chien qui lèche tes orteils. C’était drôle. C’était toi. Ça mettait maman hors d’elle et cela ajoutait au comique. On se comprenait. On riait. Tu étais mon clown, mon ami, mon soutien, ma sécurité. Je savais que tu étais là pour tout un tas de raisons dont je faisais partie et j’étais fière, si fière de ça. Tu étais le père dont tous les enfants rêvent. Tu étais au-dessus de tout, de nous tous. Ta joie, ta persévérance, ta hargne à combattre. Ta force, tu me semblais indétrônable. Il y a eu trop de combats.
Maintenant, assise face à toi, je vois le vide. Il n’y a que cela et c’est affreux. Le ghetto de Varsovie, les ruines, les êtres apeurés, terrifiés qui se cachent, aux abois, prêts à être anéantis. Tu te caches de toi-même dans cette épave qu’est devenu ton corps, dans le chantier de la dévastation, cet habitacle brinquebalant, mauvais, qui te fait capituler.
De l’alcool, il y en a tellement eu. Tu essaies de promettre, tu essaies d’y croire et moi avec. Nous voulons que ça s’arrête, que ça redevienne comme avant même si l’on sait que c’est impossible. Que cette guerre ne permettra à rien, jamais, de retrouver sa forme première. Qu’il y a eu trop de dégâts, trop de dommages.
J’ai envie de hurler. Que tout le monde sache. Qu’on nous vienne en aide. Nous sommes seuls. Tu es plus seul que quiconque, prisonnier du corps qui t’appartient, de la dépendance qui n’est qu’à toi, dont tu n’es pas coupable mais dont tu es pourtant l’agent. C’est incompréhensible.
Inimaginable, inconcevable. Toi alcoolique, mourant. Moi loin de toi, de cette maison qui était mon monde, que nous avons quittée en prenant bien soin d’achever la légende familiale pourtant chérie comme seule vérité possible.
J’ai vingt ans, environ.

2
Samedi matin, je suis en classe de 1re, je me réveille enthousiaste. Ce soir, nous fêterons les dix-huit ans d’un ami, j’ai hâte d’y être.
Quand je me lève, ou un peu après, je ne sais plus, je vois ces sacs en plastique, sur la table du salon. Je les ouvre. Ils contiennent des bouteilles. Je me mets à réfléchir, très vite. De toute évidence ces sacs me sont adressés. Et merde. Il y a quelques semaines toi et maman êtes partis pour le week-end, j’ai fait une soirée à la maison. J’avais dit pas d’alcool. Ils ont quand même dû en amener, ils ont oublié les bouteilles dans le jardin, vous venez de les trouver. Je m’apprête à me faire passer un savon. Maman entre dans le salon. Je vois dans son regard que ça va mal se passer. Je lui demande ce que c’est, ces bouteilles sur la table, parce que vraiment je ne suis pas certaine de ce que ça fout là. Je m’attends à me faire défoncer. Elle me dit demande à ton père, avec sa voix sèche méchante.
Je ne comprends plus rien. Qu’est-ce que tu as à voir là-dedans. Je ne sais plus quand ni comment tu te retrouves là avec nous. Je me souviens de ce demande à ton père, tendu de haine, de colère froide. De toi assis dans ton Voltaire, la tête tellement courbée de honte qu’elle pourrait bientôt toucher le sol. De ma mère, de la violence dans son regard, juge suprême condamnant, devant sa fille, son misérable mari. Il n’y a que haine, colère, violence, honte, mépris. Et moi entre vous je ne comprends pas ce qui m’arrive. Je sens que ça s’écroule mais je ne comprends pas.
Plus tard S. rentre, monte dans sa chambre. C’est peut-être cinq minutes ou deux heures après. Comme d’habitude il est monté sans un mot, j’ignore d’où il vient, il a dû passer la nuit chez sa copine. Je me tiens à la porte de sa chambre. Assis devant son bureau, il me tourne le dos. Je lui dis tu savais que papa est alcoolique. Non, lui non plus. Il se lève, on descend tous les deux. Tu es toujours assis, la tête pendante, tu n’as pas bougé. S. désamorce la colère de maman, il dit qu’on va s’en sortir tous ensemble, qu’on va se serrer les coudes, que tout va bien aller. J’y crois. Tout va bien aller. On est ensemble. On est une famille.
Cela fait au moins deux ans que ça dure, que tu bois. En cachette, dans ton garage. Plus tard, pas sur le moment mais plus tard, certaines choses prendront sens. Les repas où tu racontais n’importe quoi, t’endormais à table, les réactions disproportionnées de maman. Donc ce n’étaient pas les médicaments pour soulager ton dos. Tu n’avais pas pris simplement un cachet dans l’armoire à pharmacie de façon anodine. Tu étais sorti, avais pénétré les sous-sols des garages. Avais sans doute refermé derrière toi la porte de fer et t’étais calé là, entre les étagères du fond et le coffre de la Ford Escort. Tout seul dans le noir avec tes bouteilles. Sans lumière parce que la lumière est à l’extérieur des box, que c’est une minuterie, qu’il faut sortir pour l’allumer, et que tu ne devais pas vouloir prendre ce risque, qu’on te voie boire dans ton garage.
Du rhum bon marché, bien dégueulasse. Une bouteille, un litre chaque soir en rentrant du boulot. Puis du Schwepps pour changer le goût, l’haleine. Combien de temps as-tu passé ivre, là-dedans, à demi mort sur le sol, avant de trouver la force de sortir, de rentrer à la maison. Mon esprit ne cherche pas encore à se représenter cela. Les traits du visage de l’horreur se préciseront, prendront forme, s’affineront à mesure que nous glisserons dans la merde, dans toute l’étendue de la merde de ta dépendance, de la fureur de maman.
Pour l’heure nous sommes samedi matin, j’ai dix-sept ans et je crois S. qui te dit que nous allons t’aider, que tu vas t’en sortir, qu’on va s’en sortir. Je pressens un bouleversement dramatique sur lequel mes pensées glissent sans rien saisir. Mais je le crois.

3
Maman est pleine de haine pour toi et ça ne la quitte pas. Ça ne la quittera jamais. Elle vivra toute sa vie de femme déçue, d’épouse cocue. Elle gardera toujours sa colère. Peut-être amoindrie, mais toujours là, auprès d’elle. Parfois je me demande si ce n’est pas ce qui la tient debout. Elle ne peut pas s’en défaire. Son mari est alcoolique. Pas le mari d’une autre, pas celui d’une autre femme qu’elle peut juger, qu’elle ne plaindra pas parce que, ce qu’elle croit, c’est que tout se mérite. Pas le mari d’une autre. Le sien. La honte est pour elle et elle seule. Elle a honte de toi, cet homme qui se dégrade, qui se détruit, qui n’a plus l’estime de lui ou au moins d’elle pour l’épargner. Pour lui épargner l’infamie, l’opprobre de ta maladie qu’elle ne reconnaîtra jamais comme telle, quoi qu’elle en dise.
Elle dit que les alcooliques on les revoit toujours dans les hôpitaux, qu’ils n’ont pas de parole, qu’ils n’arrêtent jamais, jamais, qu’on ne peut pas les soigner, qu’on ne peut rien pour eux. Peine perdue. Elle ne le dit pas avec ces mots, mais au fond ça revient au même : pour elle ce sont de sombres moisissures vautrées dans leur déjection. Et toi, son mari, tu es comme ça. Un salaud qui la couvre de honte. Ce n’est pas la vie qu’elle avait imaginée. De même, elle me dira plus tard, à moi, sa fille, qu’on n’a jamais les enfants qu’on avait imaginés. Elle le dit en toute innocence, presque sur un ton de sagesse, comme si ça ne faisait pas mal d’entendre ça, qu’on n’est pas à la hauteur des souhaits de sa mère. Ou alors elle sait et elle s’en fout que ça fasse mal.
Ce n’est pas la vie qu’elle avait imaginée, ce n’est ni le mari ni les enfants qu’elle avait imaginés. Et pourtant c’est sa vie. Elle ne s’y résout pas.
Malgré tout elle reste avec toi, avec cet homme qu’elle n’aime pas, qu’elle n’aime plus depuis longtemps. Cet homme qui lui offre son pire cauchemar, cette vie qu’elle croyait réservée aux autres, aux femmes que l’on méprise ou que l’on plaint. Elle reste par devoir. Parce qu’elle ne supporterait pas de partir. D’être une femme divorcée. Elle a dû, par la force des choses, renoncer au bonheur en couple. Mais renoncer à l’idée même du couple, elle ne peut pas. Elle doit rester mariée. À tout prix.
Elle te dit que tu es gras, elle ne te touche pas, n’a jamais une parole aimable pour toi. Elle te dit que tu lui fais honte. Elle te dit que personne ne te force à boire, que tu n’as pas de volonté. Elle te dit que si tu veux arrêter, tu n’as qu’à le faire. Que tu continues parce que tu le veux bien. Que tu es faible. Lâche. Gras. Avec dégoût, elle te dit que tu es gras.
Quand tu l’as trompée, quand elle l’a appris, elle aurait pu partir. Simplement partir, te cracher à la gueule, s’avouer l’échec de votre couple. Elle aurait eu raison. Personne ne l’aurait condamnée. Ça aurait été toi le salaud, le mari fautif. Je n’étais pas encore née, il y avait S. qui devait avoir un ou deux ans. Elle t’aurait quitté, on n’en n’aurait plus parlé. Vous auriez refait votre vie et peut-être fini par être heureux, chacun de votre côté. Mais elle ne voulait pas que son fils soit un enfant de divorcés. Ce sont ses mots. Elle me l’a dit à moi. Elle l’a dit à S. Sous-entendant sans toi, mon fils, je l’aurais quitté, j’aurais préservé ma dignité, mais tu étais là, tu étais né et tu m’as empêchée de partir. Tu m’as condamnée au malheur en m’obligeant à rester avec ton père, cet homme dont je ne veux plus. Et tout ça je l’ai fait pour toi. Je me suis sacrifiée pour toi. C’est pour toi et à cause de toi que je souffre. Comme si elle n’avait pas pensé une seconde à elle, comme si elle avait été capable de la plus pure abnégation. Or une telle abnégation se tait, elle reste muette, silencieuse, elle ne demande pas à être reconnue. Ou ce n’est plus du sacrifice.
La vérité c’est que maman a surtout pensé à elle en refusant de te quitter, même s’il est tout à fait probable que c’eût échappé à sa conscience. Elle ne pouvait concevoir d’être, elle, une femme divorcée. Prononcer je suis divorcée. J’ai un fils et je suis divorcée. Qu’auraient dit, ou pire, pensé les autres. Elle aurait donné raison à tous ceux qui avaient d’entrée de jeu condamné le choix de ce mari, de cet homme fantaisiste et pas sérieux. Pire, elle aurait donné raison à son père. Elle n’aurait enduré ça pour rien au monde. Alors elle est restée comme plus tard elle restera quand tu deviendras alcoolique. Pour elle. Sans doute pensait-elle que tu arrêterais, qu’on pourrait étouffer l’affaire sans que personne ne soit au courant jamais. Qu’on reprendrait une façade normale et lisse. Il n’y avait rien à faire d’autre, de toute façon. Je crois que pour elle c’était juste comme ça. Elle devait rester. Porter sa croix jusqu’au bout. En silence. Rien de cette prétendue abnégation ne t’a jamais aidé.
Nous la suivons, S. et moi. Pendant des années, nous te fliquons, t’humilions, te passons les pires savons et disons les pires horreurs, chaque fois que tu bois, chaque fois que nous comprenons que tes promesses ne tiennent pas. Nous planquons ta carte de crédit, la mettons sous clé, vérifions qu’il n’y a pas un radis dans ton porte-monnaie, essayons de t’empêcher d’acheter à boire. Allons à ton garage à la recherche des bouteilles. Les ramenons à la maison, te les foutons sous le nez comme on colle le nez d’un chien contre sa pisse pour lui signifier qu’il a fait une connerie, qu’on sait, qu’on n’est pas contents. Qu’il va être puni.
On te prive d’amour, de tendres paroles. On ne te dit rien de gentil. Seulement que tu nous déçois, que tu nous gâches la vie. On te fait comprendre que tu ne vaux rien. Que tu es une merde. Une merde sans volonté, rien de plus. Pas même un homme. Le peu de dignité que tu étais peut-être parvenu à sauvegarder, on te l’enlève. On te la piétine sous le nez. Nous ne sommes plus que haine et colère. Et désespoir. C’est la seule chose qui nous unit désormais. Nous sommes misérables mais incapables de l’admettre. Nous décrétons que c’est toi l’homme de misère. Nous t’ôtons ta dignité et essayons de nous en parer à ta place. Nous nous drapons de ce qu’il te restait d’amour de soi. Dans notre orgueil grandissant toujours, nous nous figurons que nous valons mieux que toi, que nous n’avons rien à nous reprocher, que tu es seul responsable. Coupable.

4
C’est étrange comme le monde change avec l’alcool d’un autre. Les repères basculent. Vivre avec un alcoolique, c’est ne plus vivre tout à fait. La norme devient l’angoisse, l’exaspération, la colère, la rage. La rage se transforme en désespoir, encore plus vite en haine de soi. Je l’ignore ce samedi matin où j’apprends que tu bois. Je veux croire qu’il y aura une solution, qu’en avoir parlé c’est déjà l’avoir réglé. Je me figure que ce ne peut pas être si grave. Un alcoolique boit de l’alcool, il n’arrive pas à résister, il y va. Il est bourré, il nous emmerde le temps que ça dure et ça s’arrête là. Je sais que ce n’est pas une bonne chose, que cela signifie que tu vas mal, mais je n’imagine pas plus loin et je pense que ça va s’arranger. Je n’ai pas encore saisi à quel point cette maladie fusille tout ce qui bouge encore, à quel point le quotidien se transforme en un gouffre toujours plus profond, que ni toi ni nous ne pourrons plus que survivre désormais. Que toute force, toute détermination s’envoleront pour nous laisser chaque jour plus démunis que la veille. Démunis et isolés. Que l’alcool ne détruit pas seulement le malade, mais déploie avec vigueur ses tentacules, s’attaque à tout ce qui l’entoure. Je crois me souvenir qu’au début, la nouvelle réalité est là, troublante certes, mais bien surmontable. Mon père boit. Ça ne te ressemble pas mais c’est ainsi. Ce n’est qu’un mauvais moment à passer.
Je continue d’aller au lycée, de voir mes potes le week-end. Faire mes devoirs avec plus ou moins de sérieux. Tous les soirs je sors le chien, j’en profite pour fumer une clope avec A. J’ai parfois des crises de spasmophilie, des angoisses, des moments pendants lesquels l’idée d’appartenir à mon corps m’affole, mais je n’établis pas de lien avec ta maladie, l’effet qu’elle peut avoir sur moi, d’ailleurs je ne sais pas à ce moment-là que c’est une maladie. Je vis comme si ce fait n’existait pas. Les seules choses qui me préoccupent ont lien avec mes amis, la musique, les soirées à venir. J’attends les week-ends où l’on va chez les uns et les autres, à des concerts. Des histoires d’amour. Le reste n’a pas d’importance. L’existence continue sans grand changement. Je vis en totale ignorance de ce que tu traverses. L’annonce de ton alcoolisme ne signifie pas l’annonce de ta destruction, encore moins de ton envie de te détruire. Je ne mesure pas tout ça. La vie de famille est semblable à ce qu’elle est depuis des années. Nous sommes des étrangers les uns pour les autres.
Maman rentre du travail et ses premiers mots sont des cris de mécontentement. Les chaussures ne sont pas rangées, le goûter traîne sur la table basse, la vaisselle n’est pas faite, ou alors il fait trop chaud dans la maison. Qu’importe le motif, elle en trouve systématiquement un pour râler, crier, lâcher sa colère sur ce retour chez elle qu’elle ne veut apparemment pas. Pas de bonjour, pas de comment ça va as-tu passé une bonne journée ma chérie. Rien de tout ça. De l’acidité, de l’aigreur, tout ce qui peut sortir d’énervement. J’aurais aimé une mère heureuse de me retrouver en rentrant chez elle le soir.
Tu es absent. Quand tu es là c’est comme si tu étais ailleurs. Tu n’as pas de place chez toi. Tu rentres, caresses le chien, tu es heureux de retrouver ton chien, ton dernier puits d’affection. Tu es demeuré tendre, doux, le cœur davantage devenu cet immense vide assoiffé. Tu n’as jamais un mot méchant pour moi, n’exprime ni attente ni insatisfaction. Ce n’est pas pareil avec S., votre conflit est permanent. Quand S. est là je suis mal à la l’aise. Quand ma mère est là je suis mal à l’aise. Avec toi je me sens bien. Jusqu’à un certain point. Pour l’instant il reste encore de toi. Affaibli, mais il en reste.
S. me hait. Il déteste aussi ma mère, aussi toi. Il se sent détesté par vous, par moi. Toute notre famille. Je n’ai jamais eu d’échanges heureux avec lui, pas encore, ça arrivera après ta mort. Bien avant tu parvenais à faire régner une certaine harmonie entre nous, plus maintenant. Pour l’heure, je ne sais pas ce que c’est d’avoir un frère ni d’être une sœur pour quelqu’un. Nous n’avons rien en partage. Parfois, trop rarement, il m’ignore et c’est encore ce que je préfère. Des deux côtés nous ne nous supportons plus. Nous avons horreur de vivre ensemble et ne pouvons faire autrement qu’endurer le supplice quotidien de se voir, d’avoir nos chambres collées l’une à l’autre.
Finalement cette vie de famille ressemble à ce que j’ai toujours connu. Je ne sais pas exactement quand, à quel moment précis cela prend la difformité d’une brisure, noire. À quel moment exact tout se fissure, où notre famille n’est plus qu’une plaie béante. Cela se met en marche lentement, trop insidieusement pour être repérable.
Il y a ce jour où nous sortons le minitel, maman, S. et moi, où nous recherchons le numéro des Alcooliques Anonymes. Tu avais dû nous promettre que tu ne boirais plus jamais une goutte, c’était à la sortie de ta première cure, t’y étais peut-être tenu ou nous l’avais fait croire. Ce devait être la première rechute à laquelle j’assistais en connaissance de cause. Bref, je comprends que ce n’est pas tenable, que ça ne le sera jamais. Tu es au lit, tu cuves, nous appelons les AA. Nous demandons conseil, que faire pour t’aider. Le type au téléphone nous dit de partir, que c’est la seule solution. Lui-même est alcoolique, abstinent depuis x années, et n’a pu le devenir qu’après avoir perdu sa femme, ses gosses, son boulot. C’est ce qu’il nous explique. Que pour s’en sortir tu as besoin d’un déclic, qu’on ne peut l’avoir qu’en perdant tout, qu’il n’y a que ce moyen-là. Que tant que nous serons auprès de toi tu n’auras pas de raison d’arrêter. Qu’il ne faut jamais, jamais sous aucun prétexte croire un alcoolique, que la dépendance a une force telle qu’elle peut déployer des ressources inimaginables, duper n’importe qui, jusqu’au buveur lui-même. Que tu continueras de boire tant que nous resterons, quoi que tu nous dises.
Nous refusons de le croire. Sa parole constitue une attaque insupportable à notre entité familiale. Comme si nous n’étions pas capables de t’aider. Il nous dit protégez-vous. Il ne nous dit pas que c’est aussi pour toi que nous devons nous protéger nous-mêmes, que si nous ne le faisons pas notre haine pour toi, pour l’alcool ira croissante. Que nous ne serons bientôt plus capables de discerner l’homme du poison. Qu’arrivés à ce terme, à cette confusion de l’ennemi, nous ne serons bons qu’à te détruire davantage. Il ne nous le dit pas. J’aurais aimé qu’on me dise qu’en restant je te détruirai plus que je ne t’aiderai, que c’est ce que nous ferons tous les trois. Mais il ne le dit pas. Il dit partez, protégez-vous. C’est la seule solution, il n’y en a pas d’autres.
Nous ne l’écoutons pas. Nous allons y arriver, nous en sommes convaincus, nous en sommes capables, tu as besoin de nous. Nous croyons en l’idéal de la famille, de l’amour, nous refusons de voir que tout cela commence déjà à disparaître, que ces prétendues valeurs ne nous serons d’aucun secours. Que nous sommes déjà très loin de toute forme d’amour.

5
Toutes ces années n’ont pas de contour précis. Ça pourrait être une même journée comme mille ans, les durées deviennent floues, la valeur du temps disparaît derrière une interminable répétition de faits plus ou moins identiques, tournant tous autour de ton état, se rapportant uniquement à ce que nous essayons de faire, de devenir, en tant que famille habitée par l’alcool.
Il y a les soirs où il faut te porter jusqu’à ton lit, pour que tu ne restes pas étendu sur le dos, comme mort, au milieu du salon, après que tu es rentré on ne sait comment du garage.
Il y a les cris, les pleurs.
Les dîners où personne n’ose parler, car chacun sait que le premier mot servira de déclencheur à l’explosion générale. Où l’on se regarde entre deux bouchées pour sonder à ses traits, à son teint, la colère, l’épuisement de l’autre.
Tes paroles vides de sens.
L’exaspération.
Va te coucher.
Les soupirs.
La lassitude.

6
Une nuit, je suis réveillée par toi qui, te tenant dans l’entrebâillement trop éclairé de la porte, me dis que c’est l’heure, qu’il faut se lever. Tu m’appelles de ce nom que tu ne donnes qu’à moi. Ta voix est douce, tendre, paternelle. Tu souris.
Je regarde le réveil, il doit être dans les trois heures du matin. Je te dis que tu te trompes, que tu dois retourner dormir. Je me lève. La salle de bains est allumée, tu es habillé, prêt à partir, tout guilleret, d’une humeur que je ne t’ai pas vue depuis des siècles. Tu ne m’écoutes pas, je ne sais même pas si tu m’entends. J’appelle ma mère, comme on l’appelle, comme on la réclame en hurlant, enfant, en plein cauchemar. Les larmes, l’angoisse me prennent tout entière.

Un « idéaliste ». Plus tard, c’est sous ce terme-là que des psys situeront l’origine de ton mal. Tu n’étais pas quelqu’un qui pouvait se satisfaire du réel, simplement aimer les choses pour ce qu’elles sont. Tu les voulais plus belles, plus justes, pour toi mais aussi pour les autres. Tes rêves étaient pour l’humanité entière.
Sans cette injustice première de la vie, celle d’être né, peut-être n’y aurait-il jamais eu en toi cette lutte sans cesse renouvelée. Puisque tu ne pouvais souffrir d’être né. C’en était déjà trop et sans doute n’en étais-tu pas toi-même conscient. Tu racontais comme sans t’en apercevoir, je veux dire de l’ampleur de ce que cela signifiait, qu’il y avait eu cet enfant mort-né avant toi, ou qui ne vécut que quelques heures, je ne sais plus. Ce frère inconnu, que ta mère avait tant pleuré et dont tu avais repris le prénom. On pourrait dire volé, que tu avais volé ce prénom. Car toute ta vie tu l’as vécue comme mort en même temps que comme dérobant, usurpant la place d’un autre. C’est sans doute fréquent. Tu ne devais pas être le premier à arriver au monde avec la culpabilité de la vie qu’on aurait voulue pour un autre. Et peut-être n’est-ce pas une cause suffisante pour rendre compte de la foule de dégâts qui suivirent.
En tout cas ta mère ne t’aimait pas. Jamais elle ne t’aima. Ce sont tes mots. Pour preuves, sa violence sans retenue, ses efforts pour passer le moins de temps possible avec toi. Elle te fit ainsi en partie élever par ses parents à elle avec lesquels elle ne s’entendait d’ailleurs pas.
Je ne connais pas grand-chose de ton enfance sinon ce que je viens d’en dire. Toi, tes deux jeunes frères, votre mère malveillante. Quant à ton père, lui passait son temps dans les jupes de femmes qui n’étaient pas la sienne. Il est mort très tôt, tu avais trente-deux ans, tu l’aimais de tout ton amour de fils admiratif.
Malgré tes dispositions intellectuelles, tu as dû arrêter les études jeunes, à peine seize ans. Ta mère ne pouvait entendre que tu continuas de lui coûter de l’argent. Tu avais l’âge de travailler et de lui verser la quasi-totalité de ton salaire, ce que tu fis. Puis tu rencontras celle qui deviendrait ta femme, ma mère. Celle qui hurlerait à l’ignominie en parlant de cette mère qui était la tienne tout en lui ressemblant. Je suppose que vous vous êtes aimés au départ. Finalement, ni l’un ni l’autre n’avez jamais tellement parlé de votre rencontre, sinon du lieu et de vos amis communs de l’époque. À bien y réfléchir, le mot amour n’a peut-être même jamais été prononcé. On peut supposer que vous vous aimiez, mais le supposer seulement. Jusqu’à ta mort, tu aimeras toujours ta femme. Il serait plus juste de parler d’une dépendance toxique, en quelque sorte la même qui te lie à cette femme et à l’alcool. Quant à elle, peut-être a-t-elle éprouvé davantage au début que le plaisir transgressif d’épouser un homme si parfaitement opposé à son propre père.
Elle devait adorer voir en toi l’homme joyeux que tu étais. Ton esprit vif, insolent. Un homme drôle, drôle d’un humour noir abrasif quand il n’était pas simplement enfantin. Car au fond tu étais un gosse. Un gosse fou et joyeux qui aimait faire rire son monde. Et puis la politique. Elle devait concevoir une immense fierté de t’avoir dégoté, toi le communiste, justicier de cette guerre dans laquelle marxisme et lutte ouvrière t’offraient la place qui te revenait de droit. Indigné, travailleur altruiste. Ta vie, c’était se battre au profit des plus faibles, contre le Capital. Parce que l’argent, pensais-tu, ça ne doit pas être un moyen de domination mais un outil à la disposition de tous, au service de la plus grande équité possible. Un rêve à l’échelle mondiale. Le partage des droits, des richesses. Les luttes syndicales eurent raison de toi, aussi.
L’égalité, tu ne l’as pas connue. Ni dans ton travail, ni dans ta fratrie, ni dans ton mariage. Tes deux jeunes frères ne reçurent pas le même amour. Toi, une existence esseulée. Eux, une gratitude comblée. Ta femme te maintint étroitement enlacé dans une compétition féroce avec elle-même. Jusqu’à la fin elle trouva le moyen de se hisser au-dessus de toi, y compris en souffrance, celle d’avoir un mari mourant.
Elle devait être moins rigide à l’époque, et qui sait, peut-être drôle. Elle t’aimait en tant que tu incarnais cet homme aimant, jovial, je l’ai déjà dit mais parce que ça a son importance. Son père à elle était tout sauf un comique. Un homme sérieux, excessivement sérieux qui ne riait jamais mais sermonnait, blâmait, jugeait, punissait. Un angoissé pathologique aussi. Elle était tellement fière de ne pas être avec un homme comme ça, jubilait de provoquer merveilleusement son père ainsi. D’avoir épousé un homme que ses parents détestaient.
J’ignore si elle n’a jamais compris que tu ne lui ressemblais pas à elle non plus. Et c’est le plus terrible, car, se confondant elle-même en tous points avec son propre père, tout en s’imaginant femme désinvolte, détachée, en un mot, libre, elle n’observa pas l’incompatibilité totale de votre couple, creusant par là sa propre tombe, achevant la catastrophe de votre union. Pour finir par s’identifier à son père jusqu’à te haïr, tout comme lui te haïssait.
Quant à savoir comment toi, mon père, tu semblas ne jamais réaliser que tu avais choisi une femme si semblable à cette mère qui était la tienne, je ne me l’explique pas. À croire que tu ne pouvais te situer ailleurs qu’à cette place du mal-aimé, de l’insuffisant, du pas-assez-bien. Celle, enfin, de l’humilié. Je crois que jamais tu ne quittas ta place d’humilié. D’une certaine façon, tu devais y tenir.

7
De l’extérieur, on pourrait observer la lente détérioration de toi, de nous, de nos rapports. Les efforts vains. L’hypocrisie dans laquelle nous nous enfermons, cherchant à croire que nous luttons pour t’aider. Nous luttons contre l’alcool, or lui et toi êtes maintenant indissociables, ce n’est pas la boisson que nous anéantissons. De l’intérieur on ne le voit pas, on ne peut pas le voir. On se convainc qu’on fait au mieux, qu’on s’achemine vers le meilleur. Chaque rechute, au lieu de nous montrer l’absurdité de nos efforts, nous laisse entendre qu’il y a encore autre chose à faire, quelque chose que l’on n’a pas tenté, quelque chose qui pourrait marcher. Car enfin on ne peut se résigner, on ne peut accepter que c’est bel et bien fini, que ce n’est plus de notre ressort, que nous ne sommes pas compétents.
S. est sans doute celui qui le voit en premier. Maman ne tient plus. En agressivité, elle devient aussi ingérable que toi abruti par le rhum.
Un jour tu rentres de cure. On ne t’a pas vu pendant plusieurs semaines, combien exactement, je ne me souviens plus. Les premiers jours on ne pouvait pas t’appeler, tout contact était interdit avec les familles. Tu es parfaitement sobre, tu es vraiment bien. Extrêmement malheureux mais en pleine possession de toi-même. Tu as retrouvé ton identité complète, je te reconnais ce jour-là. Je me souviens de toi montant dans ta chambre et de moi t’accompagnant. Je m’assieds sur ton lit tandis que tu déballes tes affaires. Tu es content de cette cure, ce que tu en dis laisse entendre que, pour une fois, les soins que tu as reçus étaient sérieux. Pas comme les séjours précédents hors de prix où l’on te sevrait en t’abrutissant de médicaments sans autre forme de thérapie, d’où tu revenais amorphe, aigri, découragé. Cette fois tu es habité par une certaine énergie, je vois que tu y crois. Que tu mesures l’ampleur de la difficulté mais que, enfin, tu reviens convenablement armé pour mener le combat.
Tu me racontes qu’il y avait des séances de thérapies individuelles, mais aussi collectives, qu’on t’a expliqué beaucoup de choses, que tu comprends mieux ce qui t’arrive. Que tu as appris des exercices de relaxation pour lutter contre l’envie de boire. Que tu as accompli un travail sur toi-même sans doute aussi profitable que difficile. Tu parais confiant, bien équipé, tu sembles savoir ce qu’il faudra faire, enfin. J’observe qu’un changement, quelque chose d’une grande richesse, s’est produit en toi. Qu’une étape importante a été franchie. Je ne saurais dire quoi avec précision mais pour la première fois je te vois déterminé, prêt à en découdre avec l’alcool. Tu n’exprimes aucun signe de bonheur, pas plus que je n’en ressens moi-même car nous savons que nous sommes loin de la sortie, mais il y a cette résolution qui réconforte, qui soulage.
Un peu plus tard nous sommes tous en bas dans le salon. Toi, maman, S. et moi. Je te revois dans le canapé, recroquevillé dans le coin, courbé. Je t’entends dire avec une gêne terrible, comme si tu t’apprêtais à te faire gronder, que tu as appris des choses. Tu t’apprêtes à nous dire quelque chose de très important. Je ne comprends pas pourquoi à ce moment-là, mais je vois que tu as peur de le faire, comme si tu t’attendais à ne pas être cru.
Tu dis que tu es malade.
Que l’alcoolisme est une maladie.
Que tu l’as reconnu, que c’est ce qu’on t’a appris à cette cure. Que tu es maintenant face à toi-même, face à cette vérité que tu es parvenu à admettre : tu es malade. Je sais que ce que tu dis est vrai, je le ressens au plus profond, dans la clarté soudaine d’une évidence tardivement mais enfin révélée. Arrive alors la possibilité de comprendre ce qu’il se passe depuis tout ce temps, cette aberration d’aller boire.
Tu dis qu’un malade alcoolique est malade à vie, qu’on ne peut pas en guérir. Mais qu’il peut se soigner à cette condition : qu’il accepte son état et que sa famille l’accepte aussi, c’est-à-dire le reconnaisse et l’accompagne comme tel. Comme un malade. Que l’on soigne, donc.
Dans un rire noir, mauvais, ma mère te tourne en dérision. Elle refuse d’entendre une connerie pareille. C’est faux, tu n’es pas malade. Tu es faible, voilà ce qu’il en est, et cette histoire de maladie n’est qu’une nouvelle excuse pour te dédouaner de tes responsabilités et continuer à boire.
Tout ce que tu as appris, ces semaines de lutte contre l’alcool, contre toi-même, ces techniques de relaxation, ces clés pour guérir, tes espoirs, tout ça vole en éclats. Je le vois dans tes yeux. Tu capitules. Tu ne te bats pas, tu ne réponds pas à ta femme, tu ne défends pas ton pain. Comme toujours tu ne dis rien, tu te laisses abattre. Comme si tu avais pressenti et par avance renoncé à la lutte. Moi aussi je me tais car de toute façon il n’y a rien à dire contre ma mère. Son autorité fait loi. Après tout, elle est infirmière, elle maîtrise mieux que quiconque ces sujets-là, elle a l’expérience que nul autre dans cette pièce n’a jamais eue. Elle sait. Il y a en moi une fissure, de part et d’autre deux éléments qui se heurtent. Je sens que tu es le seul à savoir comment nous pouvons t’aider. Mais, dans le même temps, il m’est tout simplement impensable de m’élever contre ma mère, il serait impossible de faire quoi que ce soit contre elle.
Noir. Encore des semaines, peut-être des mois interminables après cela. La durée est inquantifiable.
À un moment tu te rends à une nouvelle association. Tu as laissé tomber les Alcooliques Anonymes, à cause de l’aspect religieux, dis-tu. La petite prière finale, la reconnaissance d’une force supérieure, même si rien de cela n’implique un choix de croyance particulier, ce n’est pas pour toi. Soit. Tu as donc trouvé un autre lieu de parole. Ce que tu y fais me semble obscur, je sais quand tu y vas, tu nous le dis, mais il est possible que tu n’y ailles pas, que tu ailles boire à la place. Je crois me souvenir que maman n’a pas confiance dans cette nouvelle démarche, qu’elle ne croit pas dans ton rétablissement possible, qu’elle distille dans ces nouvelles réunions une parole de doute quant à ta bonne foi ou alors des gens que tu rencontres. En tout cas tu en parles une fois avec elle et moi, toujours dans le salon, toujours à cette même place dans le canapé. Tu dis à maman, mais cette fois presque rageusement, qu’on t’a proposé qu’elle t’accompagne aux réunions. Ce serait une bonne chose que le conjoint y assiste, qu’il entende d’autres malades alcooliques, d’autres témoignages, pour comprendre, pour pouvoir aider. Tu dis que tu aimerais qu’elle vienne avec toi. Je dis que j’aimerais venir avec vous, moi aussi, ou juste avec toi. Je veux comprendre. Ma mère affirme que je n’irai pas. J’en conçois une certaine déception mais c’est ainsi. Tu lui redemandes, puisqu’elle était restée jusque-là silencieuse, si elle veut bien t’accompagner. Elle répond, avec mépris, ce n’est pas mon problème.
Tout se résume là, ce n’est pas son problème. Les vices de son mari ne la concernent pas. Elle n’a pas mérité qu’on l’y associe.
Aussi loin que je me souvienne, ma mère s’est toujours située au-dessus de toi. Cela a-t-il commencé dès votre rencontre, à la naissance du premier enfant, après la tromperie que tu lui as infligée, ou bien plus tard, je l’ignore. Elle se nourrit de cette concurrence, de cette rivalité, qu’elle entretient par ailleurs avec à peu près tout le monde. Dans son discours, elle dépasse les autres, qu’elle descend, qu’elle juge. Elle-même a terriblement peur du jugement des autres. Le sien n’a pas de limites. Et ça commence avec toi.
Elle s’est toujours félicitée d’avoir une meilleure situation que la tienne : un emploi stable, un meilleur salaire. Tu as souvent changé de travail, été licencié, as mené de longues luttes syndicales, monté ta propre entreprise, as dû envisager une autre conversion, encore, une nouvelle formation, pour finalement bénéficier des relations de ta femme avant de jouir d’un poste sécure, un poste de fonctionnaire, comme elle. Elle me dit souvent avec fierté que mes deux parents sont fonctionnaires. Mais elle y est parvenue seule et toi grâce à elle. Elle a longtemps travaillé à temps partiel, jouissant de ses mercredis pour s’occuper de moi et S. Parallèlement, tu cumules deux emplois : l’un à temps plein puis un second le soir.
Sa famille est également mieux que la tienne. Dans la famille de ma mère on s’aime, on se soutient, on fait place aux nouveaux arrivants. Et, de fait, elle n’a pas tort, tu y as toute ta place, tu le revendiques toi-même, tes belles-sœurs et beaux-frères constituent pour toi un soutien véritable, tu les chéris. Ta famille à toi est la cause de tes pires souffrances. Ta mère est une folle notoire, mauvaise, la méchanceté-même, également alcoolique bien que dans un autre genre. Ses paroles fâchent, empoisonnent, meurtrissent, elle te porte un désamour sournois, à toi et ce qui s’y rapporte, ta femme et tes enfants inclus. De tes deux frères il n’en reste qu’un, qui a eu la bonne idée de partir vivre loin, à l’autre bout du monde. Alcoolique lui aussi. Ton plus jeune frère s’est suicidé, son épouse l’a suivi quelques années plus tard. Alcool encore. Famille décadente aux gènes déjà putrides. Quant à ton père, il semble qu’il était le seul homme équilibré de la famille. Attentionné, chaleureux, blagueur, grand séducteur. Il trompa toute sa vie ta mère, mais, selon un consensus universel, il méritait bien quelques moments de plaisir en compensation de ce qu’elle lui faisait subir. Ses maîtresses, il ne les avait pas volées. Je sais que tu aimais beaucoup ton père, de même que ma mère, de même que S. Ton père est mort juste avant ma naissance. De sa responsabilité dans le malheur de ses enfants, dans la folie de sa femme, il n’en est jamais question. On le dépeint comme un saint qui avait bien le droit de souffler un peu.

8
Alors il y a cette femme, qui est ma tante, seule chez elle, dans sa salle de bains, j’imagine. Elle ingère de l’alcool, beaucoup, une très grande quantité, y ajoute tous les cachetons qu’elle peut, sa collection complète réunie devant elle, sur une étagère. Je ne sais pas qui exactement l’a retrouvée morte, étendue sur le sol. Je ne sais ni quel jour ni à quelle heure cela s’est produit. Seulement qu’à ce moment-là ses fils avaient six, neuf et douze ans. Ses trois fils, mes trois cousins, que leur père avait quittés six ans plus tôt, par le gaz d’échappement de sa voiture, dans son garage.
L’histoire se répète, forcément insoutenable, et cette facilité qu’a ta vie d’être jonchée d’horreurs, de ressembler à une existence maudite. Je ne suis pas bien âgée quand vous me racontez tout ça, le suicide de ton frère, de sa femme ensuite, l’homme cruel qu’elle avait rencontré après ça, après la perte de son mari, le père de ses enfants. L’homme dont je ne connais pas même le prénom qui l’a coupée des siens, violenté, violenté ses trois fils, a fini par avoir raison d’elle de son désespoir de sa vie. À quoi songeait-elle en prenant ses pilules. Que se passait-il dans son esprit au moment de se donner la mort. Et l’impuissance du monde face à cela. S’est-elle ravisée, trop tard mais ravisée cependant, songeant non je ne veux pas mourir, je ne veux pas, je veux voir mes enfants grandir. A-t-elle lutté jusqu’à la dernière seconde pour que la mort ne l’emporte pas. Ou l’a-t-elle suivie comme une amie, avec sérénité et reconnaissance.
Mais surtout, comment penser, comment oser penser à mourir quand on est parent. Quand on a des frères, des sœurs, des gens qui nous aiment. Mon oncle, ma tante, n’ont-ils donc pas songé à leur famille au moment de partir. Qu’est-ce qui, au fond, n’a pas fonctionné, n’a pas réussi à les retenir auprès de nous. Ces questions, c’est toi qui les formules. Je ne me les pose pas véritablement parce que je ne me sens jamais tout à fait concernée par leur mort. Ne les ayant pas connus, ou si peu, je n’ai jamais eu de véritable raison de déplorer tout cela. Pas en mon nom propre. Mais quand, face à moi dans la cuisine, tu me racontes ça, le suicide de ton frère, le suicide de ta belle-sœur, tes trois neveux orphelins, quand tu me dis cette histoire, le regard baissé, ta voix tremblante, tu termines toujours par ces mots : comment ont-ils pu faire ça. Et je sens la colère dans ta voix, non pas après ton impuissance à toi qui n’as pas pu les retenir, mais après eux, après leur désir lâche, égoïste, d’en finir plutôt que de se battre auprès de leurs enfants. Tu ne comprends pas cela, tu leur en veux dans un chagrin sans fond.
Alors moi qui t’écoute toujours attentivement, moi qui guette la moindre de tes réactions, j’en déduis avec évidence que si tu condamnes de tels actes, tu ne pourras jamais les perpétrer toi-même. Que tu seras toujours pour nous, tes enfants, là. Battant, aimant. Que tu ne penseras jamais à toi davantage qu’à nous. Que tu seras pour nous jusqu’au bout, avec moi toujours sans défaillance m’enveloppant de l’amour que seul un père comme toi est capable de prodiguer. Un père fort, dont la combativité ne saurait jamais faire défaut jamais. Comme s’il était impossible qu’un jour tu ne t’appartiennes plus, que tu n’appartiennes plus à ce discours. Comme s’il était écrit que mon père, à moi, contrairement à ces autres lâches dont son frère, ne connaîtrait jamais aucune faille, aucune en tout cas susceptible de l’absorber si profond.
J’ignore, encore petite, que de tels trous existent, si béants qu’on ne peut résister à la chute qu’ils appellent. Tout se passe comme si la volonté et elle seule ne pouvait faire défaut qu’à ceux qui le choisissent. Toi-même tu crois en de telles conneries. Toi qui, suivant le précipice tracé par ton frère, chuteras aussi, te feras l’agent de ta propre mort.
Quand tu me racontes ton frère – et j’éprouve toujours un plaisir, une curiosité morbide à t’entendre, malgré la peine qui se lit en lettres capitales sur ton visage – je suis encore plus certaine de ton infaillibilité. Gigantesque navire domestique de mon cœur, tu ne couleras pas. Mais surtout, cette histoire ne m’appartient pas. De façon générale, ce qui a trait à ta famille ne m’appartient pas. C’est un ailleurs condamné, dont toi seul possèdes la clé.
Je me figure, comme ma mère le répète à l’envie, que ta famille n’est plus même la tienne. Tu n’as pas radicalement coupé les ponts, mais les relations sont quasi inexistantes entre toi et ce qui reste des tiens. Rejeté par eux, tu as choisi de ne plus appartenir qu’à la famille de ta femme. C’est celle-là ta vraie famille, ta famille de cœur, la seule qui t’ait donné ta juste place. Non parce que tu le méritais particulièrement, mais parce que cette famille-là est tellement parfaite que ce mode d’être est inclus dans son fonctionnement même. C’est la manière dont on me présente les choses, ma mère surtout, pour ta part tu te contentes généralement d’approuver par ton silence. Telle est la légende familiale. Du coup, nécessairement, ce qui a à voir avec le côté paternel ne concerne que toi. Je ne me fais pas l’héritière de cette tragédie, je l’ignore comme si elle ne me concernait pas et ne me concernera jamais. Je déplore ton malheur, mais je ne mesure que faiblement l’effet de ces sordides affaires sur toi, et sur moi par extension. Tout cela est terrible, mais c’est fini, c’est derrière toi. Je n’aurai jamais à faire les frais de la malchance qui est la tienne. Car, au fond, je n’arrive pas à me représenter cela autrement que comme une malchance, une malédiction prononcée par le hasard.
Ta famille actuelle, dont je suis, m’est présentée comme ton salut. Nous sommes ton salut, la nouvelle vie pour laquelle tu seras prêt à tuer des dragons mangeurs d’enfants s’il le faut. Nous te gardons pour nous, hors d’atteinte du monde maudit d’où tu viens. Tu es à présent en sécurité avec nous, et nous avec toi, puisque cette protection tu nous la dois plus qu’à tout autre. Sans être capable de me formuler les choses en ces termes, c’est pourtant exactement ce que je ressens, enfant, à ton endroit.
Vaste et trompeuse fumisterie née de l’imagination parentale que seuls des enfants d’une crédulité idiote sont capables d’ingérer.

9
Le temps est venu de partir.
Plus de deux années se sont écoulées depuis l’annonce de ton alcoolisme. Plusieurs cures sans succès. Ton état a empiré, de même que celui de maman. Deux années pendant lesquelles vous avez bâti des douves infranchissables autour de notre maison. Famille, amis, vous ne vous êtes confiés à personne, avez caché vos démons dans la honte de l’alcool, du monstre sans vie que tu es devenu. Durant les rares visites que nous recevons ou donnons, rien n’est visible, le mal est contenu dans les remparts d’une duperie bien orchestrée. Aucune aide n’est reçue car jamais demandée.
Maman est malade d’un cancer, elle en informe ses proches dans la plus stricte discrétion tout en en faisant aussitôt un sujet clos.
Rideau.
À moi elle n’en dit rien, c’est toi qui me l’apprends, un midi. Je rentre du lycée pour le déjeuner, que tu me prépares toujours ; c’est l’année du Bac. Je te revois devant l’armoire de la cuisine, cherchant les mots derrière tes sanglots, ton incapacité à dire la terreur qui te fige tout entier.
Quand j’en parle à maman, elle entre dans une rage noire après toi son mari qui n’a pas su tenir sa langue. Elle fait de sa souffrance une affaire privée, ne demande rien à personne tout en reprochant aux autres de ne pas être là pour elle. Sa sœur, ma tante, me dira plus tard tu sais comme est ta mère, quand on lui tend la main, elle mord.
Elle ne supporte pas d’être aidée, soutenue. Elle ne supporte pas que l’on s’intéresse à elle, que l’on s’inquiète pour elle. On pourrait la juger trop fière ou voir là le manque d’estime qu’elle porte à sa propre personne, pensant qu’elle ne mérite pas d’être aidée. C’est tout l’inverse. Elle se glorifie comme victime, femme sacrificielle, à la fois trop puissante et trop faible pour pouvoir être secourue. Elle est sa propre loi, se suffit à elle-même, rejette les autres en leur tenant rigueur de la distance qu’elle place d’elle-même entre eux.
Il y a aussi à cette même période le décès d’un autre oncle, F., ton ami de travail qui a épousé la sœur de maman. Un oncle dont je suis proche, que nous chérissons tous, de même que sa femme et son fils, sans doute le cousin avec lequel j’ai passé le plus de temps. F. meurt de l’amiante, comme tant d’autres de tes amis, tous ceux auprès desquels tu avais mené l’une de tes plus retentissantes luttes syndicales. Peine perdue, des mois de grève, des licenciements avant la fermeture de l’usine, et des années plus tard tous ces travailleurs amis qui tombent comme des mouches. Toutes ces morts qui emportent chaque fois un peu de toi, et avec celle-ci, tu termines de t’écrouler. Maman te reproche de ne pas être là pour elle, elle qui, en plus de perdre son beau-frère, souffre de ce cancer du sein et de ce mari alcoolique.
Après le cancer et la disparition de F. tout change. La mort rôde. Les rapports se délitent davantage. S. part pour un an à l’étranger. Je sers de tampon entre vous deux, mes parents qui ne se parlent plus. Maman a fait ses quartiers dans la chambre de son fils absent. Tu t’enfonces toujours et encore, exprimes plus fréquemment ton envie de mourir. Tu continues de fréquenter les sous-sols des garages, me raconte ton « shoot » qui te permet d’oublier que tu es vivant, dans l’attente de celui qui te sera fatal, enfin. C’est ce que tu me dis lorsque je t’interroge. J’essaie de te soutenir de te réconforter, en vain. Je suis moi-même très en colère, seule entre ces deux parents qui n’en sont plus. J’oscille entre cajoleries et réprimandes. Mon cœur me commande la tendresse et la compassion autant que l’anéantissement et la destruction de tout rapport familial. Il faut faire avec cette mère enragée et ce père liquéfié. Chaque jour est un supplice, un tunnel sans issue.
Puis S. rentre, observe avec recul la déchéance, la nécessité de faire que cela cesse. Il convainc maman. Après une ultime beuverie, un coma éthylique foudroyant, une nouvelle hospitalisation, nous partons. Tous les trois. Te laissant avec le chien, seuls dans ce qui était encore malgré tout la maison familiale. Nous faisons nos valises en hâte, une nuit où tu es absent. Je sais en franchissant la porte ce matin-là qu’il n’y aura pas de retour possible, que nous te condamnons. Et les mois qui suivent constituent en effet un cauchemar bien pire que celui que nous venons de quitter. Pour moi, en tout cas. Vivre avec ma mère et ses caprices, S. et ses accès de fureur, te sachant plongeant toujours plus profond, impuissante. Détestant ce que je suis, ce que nous sommes, moi-même devenue imbouffable pour quiconque m’entoure.

10
Il y a des musiques de joie, de fin heureuse qui me font croire que c’est possible, quand les trompettes éclatent au final, que tout va s’arranger. Qui me font pleurer parce que cet espoir je le chéris plus que ma vie. Parfois que donnerais tout pour que le père que j’ai connu revive enfin. Cet espoir est si mince, quand il surgit soudain c’est accompagné d’une mélancolie sans fond parce que je sais qu’il est tellement mince, tellement fragile qu’il ne tiendra pas. Il ne résiste déjà pas au réel.
Je te dis que je ne veux pas que tu meures. Je te le dis un jour. Je pleure. Tu ne dis rien. Je ne sais pas où tu es, si tu m’entends. Je pense que oui, que ça te fait du bien de l’entendre, de savoir que tu comptes encore, que ta vie a toujours de la valeur. Qu’imaginer un monde sans toi ce n’est pas supportable. Je sais que tu m’entends.
Le bruit, le vacarme, la peur, en silence.
La nausée, la colère, le dégoût.
J’ai envie de crier, de courir à toute vitesse dans les rues, hurlant ton nom, comme si cela pouvait changer quelque chose. Que la souffrance devienne visible, reconnue. Que la lutte soit commune. Que le monde entier se soulève pour que tu restes. Qu’il n’y ait plus une personne sur terre, ignorante de toi, capable d’admettre sans broncher ta condition.
Je me tais, je ne dis rien, je fais comme si tout allait bien. J’occulte. La plupart du temps, comme si tu n’existais pas. J’ai honte de moi parce que je ne sais pas comment faire. Quand je te vois je te sermonne. Coupable, je te dis que tu es coupable.
Je ne saisis pas comment l’alcool a pu prendre le dessus sur toi. Comment tu as pu le laisser faire ça, te réduire en bouillie. Comment tu y es assujetti, comment tu acceptes ça. Ce qui te pousse à préférer cette merde à moi, ta fille. À ta femme, à ton fils, à la vie que tu avais. À tous ceux pour qui tu comptes et qui comptent sur toi. Tu crois qu’ils n’existent pas, qu’il n’y a personne de cette espèce pour pouvoir vouloir de toi. Je ne le comprends pas. J’en ai mal. Nuit et jour c’est une torture infinie, et le spectacle de ta chute est d’une laideur que je ne parviens pas à regarder.
La place que tu occupais est prise, entièrement habitée par le rhum. Tu ne peux pas savoir comme je le hais. Je hais ce que tu es devenu. Ce qu’il te fait être. Tu dors. En marchant, en parlant, en mangeant, tu dors. Tu souffres. Tu ne supportes pas non plus ce que tu es. Tu crois que la mort te sauvera, tu crois que c’est l’unique issue pour échapper à la douleur de l’emprise du démon. Qu’il vaudrait sans doute mieux pour les autres que tu ne sois plus là, qu’ils n’aient plus à subir ta présence. Et même si tu te trompes, quelque chose en toi qui n’est pas toi refuse de le croire.
C’est hors de mon pouvoir, je n’ai aucune prise sur cette chose et je ne comprends pas que toi non plus tu ne puisses pas l’atteindre, que tu lui sois dévoué et qu’elle te dévore tout entier. La question de ton identité revient sans cesse, insoluble.
Qui es-tu. Es-tu la même personne ivre et sobre, est-ce le même père qui se tient là aujourd’hui que celui que j’ai connu avant l’alcool, avant la maladie, est-ce le même homme. M’aime-t-il toujours, m’a-t-il seulement aimée. Souvent tu délires, tes facultés mentales sont en veille. Tu fais d’un discours paranoïaque ta nouvelle vérité sur le monde, ton nouveau point de vue. Ce n’est pas toi et en même temps ce n’est personne d’autre. Peut-on changer à ce point tout en restant à la fois la même personne. Y a-t-il seulement quelqu’un là-dessous, et si oui, qui. Comment comprendre, comment assimiler le gouffre qui sépare ce que tu fus jadis et ce que tu es devenu. Où es l’alcool. Te fait-il penser de travers, est-ce lui qui perfidement insinue des horreurs en toi, glisse en ton être des infamies qui ne lui appartiennent pas, ou vient-il simplement révéler ce que tu as toujours tu. Où est la constance, y en a-t-il déjà eu. Ou faut-il arrêter de la chercher, de la penser, de la vouloir.
Je ne sais plus qui tu es. J’ai cru le savoir et c’est parti.
Il y a le dégoût et la peur et la colère et l’impuissance. En lieu et place de tout ce qu’il y avait jusqu’alors.

11
Une trouille noire du moment où ça y est, tu seras mort. De ce moment inévitable. C’est impossible d’y songer. J’ai beau savoir que ça va arriver, que cette putain de maladie va t’emporter, je ne parviens pas à y croire. Penser le moment où tu ne seras plus là est précisément impensable. Je me dis que je ne tiendrai pas, que je n’y survivrai pas. C’est d’un morbide absolu, et pourtant je ne peux pas m’empêcher d’appréhender ce moment, de l’imaginer. J’ai envie de croire que ce délire va prendre fin, qu’on pourra bientôt se dire que ce n’était qu’un mauvais rêve. Et on rigolera. On se dira tu te souviens quand on croyait que t’allais y passer, et ça nous fera rire à s’en pisser dessus.
Il y a cette énième jaunisse. C’est juste avant les vacances d’été. Tu es hospitalisé. Je viens te voir, S. aussi. Mais pas maman, elle dit qu’elle ne mettra plus jamais les pieds à l’hôpital pour toi. De toute façon, ça fait bien deux ans que tu ne l’as pas vue, depuis que nous sommes partis, peut-être une fois chez l’avocat. Là elle est bien emmerdée que tu sois malade encore parce qu’il y a ces foutus papiers du divorce qui ne se signent pas par ta faute et qu’elle n’attend que ton ultime capitulation pour enfin sauter les deux pieds joints dans sa nouvelle vie. Elle a déjà rencontré quelqu’un, c’est le troisième qu’elle nous ramène depuis qu’elle t’a quitté. Et tu vois, je commence à dire là que c’est elle qui t’a quitté et c’est une bonne chose parce que longtemps dans mon esprit c’est nous tous qui t’avions quitté, comme si S. et moi avions pu divorcer de toi aussi. Rien n’est à sa place.
Bref, tu es à l’hôpital, encore, je viens te voir. On t’a installé dans une chambre avec un pauvre bougre en plein delirium tremens. L’intention du corps médical est d’une évidence nauséabonde. Abjecte, absurde. D’ailleurs, tu refuses de te reconnaître en cet homme. Tu es en colère et tu as raison. Comment oser te demander de réduire ton identité à celle d’un type délirant, puant. Il grogne, il bave, même pour nous qui venons te voir c’est insupportable. Je ne comprends pas pourquoi on cherche à t’abaisser ainsi, ou, plus précisément, si je mesure l’intention, je me dis qu’il faut être sacrément con pour ne pas anticiper l’humiliation que l’on te fait par-là ressentir, ou pour juger que cette humiliation pourrait participer de quelque processus de guérison. Je ressors de cette visite meurtrie, écœurée. Je n’ai pas vu mon père, j’ai vu un malade aux yeux jaunes en colère humilié. Aucune douceur dans tes traits à laquelle se rattacher, à laquelle raccrocher cette certitude que tu es bien celui que je connais et que j’aime.
C’est un nouveau combat qui s’annonce, répétition qui ne semble pas pouvoir se lasser d’elle-même. Il va falloir te convaincre de te soigner. Comme à chaque passage à l’hôpital, l’occasion d’un nouvel affrontement, de nos deux forces guerrières, le désir des enfants de voir leur père guéri contre la toute-puissance de l’alcool qui ne consentira pour rien au monde à desserrer ses crocs. Il faut en passer par toi, par ta raison, tes émotions, tous les sentiments que l’on peut toucher, l’amour de toi, de nous, la tendresse, l’empathie, la culpabilité, encore. Mais cette fois tu ne promets rien. Tu n’en peux plus, tu es fâché, tu as déposé les armes.
Un autre jour où je te rends visite, où tes bras blancs amaigris sont couverts des bleus des seringues, tu me dis que c’est de notre faute. Que c’est parce que nous sommes partis. Tu es en colère, tu me dis tout ça les lèvres à demi closes. Et comme tu es sobre depuis plusieurs jours déjà, je donne bien sûr à tes paroles beaucoup plus de poids que d’ordinaire. J’ai beau savoir que tu as raison, j’ai beau me répéter chaque jour que nous n’aurions pas dû te quitter, que moi, du moins, j’aurais dû rester à la maison avec toi, que, n’eût été l’odieux chantage de ma mère, c’est ce que j’aurais fait, je ne peux pas reconnaître devant toi que tu as raison. Que oui, en effet, te laisser seul c’était signer ton arrêt de mort. Je le sais ; je m’en défends pourtant devant toi. Je te répète la leçon que j’ai bien apprise, pour faire plaisir à maman : il fallait que l’on se protège, tu étais devenu un danger pour nous. C’était vrai pour ma mère, sans doute aussi pour S., l’un et l’autre voulaient partir ils en avaient parfaitement le droit. Mais moi non. Moi je voulais rester avec toi, je ne voulais pas vivre ce que je vis là : te savoir seul mourant pendant que je cohabite avec cette mère et ce frère avec lesquels les liens ne sont que cris et douleur. Je voulais rester avec toi, je sais que ce que je t’ai fait est terrible, tu as parfaitement raison de me le reprocher, mais je ne peux pas te dire tout ça. J’en remets une couche, je te ressers le plat de la culpabilité, de l’amertume.
Quelques jours plus tard, tu es toujours dans ta cellule médicale et moi en vacances au bord de la mer, je te dis au téléphone que si tu ne te soignes pas, nous ne nous reverrons plus jamais. Voilà. Ce que j’avais cherché à éviter, je l’ai fait. Cet horrible chantage, je l’ai fait. J’ai affreusement honte de moi. Je pleure beaucoup après avoir raccroché, ignorant dans quelle mesure je désire ce que j’ai dit. Cependant, à ce moment je ne dois effectivement plus sentir la force de lutter encore. Là où la mère et le frère ont capitulé deux ans plus tôt, j’y suis maintenant, à bout de forces. Et ce serait arrivé plus tôt si j’étais restée avec toi, je le sais. Toi aussi.
Ça fonctionne. Tu me rappelles, tu me dis que tu vas te soigner, enfin. Que cette fois-ci c’est la bonne. De retour de la mer, je fonce à l’hôpital où tu es toujours. Nous remplissons des dossiers, tu rencontres une assistante sociale. Pour la première fois depuis des années j’aperçois dans ton regard cette détermination. Tu es faible, abattu, mais décidé. On te trouve une place, on te prend au sérieux. Ce qui n’avait jamais été possible le devient enfin. Au 1er septembre, tu entreras en cure pour trois mois. Ce n’est pas n’importe quoi, rien à voir avec les courts séjours que tu as déjà faits sans thérapie autre que médicamenteuse, ces pompes à fric, comme tu les appelles. Là tu seras encadré, épaulé, orienté. Alcool, dépression, réinsertion professionnelle, le package intégral. Tu y crois, moi aussi.
Nous sommes fin juillet. Je repars quelques semaines, dans notre maison familiale, cette vieille bâtisse que tu as réhabilitée de tes propres mains, chaque été, dans laquelle tu n’as plus mis les pieds ces dernières années. Tu ne conduis plus, tu deviens aveugle, autre dommage de l’alcool. Un après-midi tu me téléphones. Tu es à la maison, chez nous, tu as l’air bien. Tu es seul, tu attends le départ pour cette nouvelle cure. Le chien n’est pas avec toi, nous avions trouvé à le faire garder au début de ton hospitalisation. Tu le retrouveras dans quelques mois, quand tu seras soigné. Tu es enthousiaste, optimiste. Nous nous mettons à rêver aux moments que nous allons bientôt pouvoir passer ensemble. Je te dis qu’à ton retour je pourrai venir les week-ends avec toi, revenir dans ma chambre. J’en ai très envie, je veux rentrer chez moi. Je te promets que je vais passer mon permis pour pouvoir t’emmener ici, dans notre maison du Sud, dans ta maison, pour de futures vacances. Nous raccrochons, j’ai la certitude que cette horreur touche à sa fin. Les choses ne seront plus comme avant, certes, mais enfin elles seront meilleures, je commence à retrouver mon papa.
Un matin ma mère est là, juste après ce coup de fil. Elle était de passage chez sa mère, qui ne vit pas bien loin, qui est maintenant très âgée et affaiblie par plusieurs accidents. Lorsque je vois ma mère, son regard, je comprends que quelque chose de terrible est arrivé. Je pense immédiatement à ma grand-mère. Je me hâte d’atteindre ma mère. Elle pleure.
Elle dit c’est ton père. Il est mort.
Les varices dans ton œsophage ont éclaté. Tu es mort seul, le sang dans son intégralité a quitté ton corps par la bouche. Tu l’as vu venir, tu as senti la veille que ça n’allait pas. Tu as appelé le médecin. À l’heure convenue de sa visite tu n’as pas pu lui ouvrir, tu étais déjà parti, ce sont les pompiers qui t’ont trouvé, quasi nu baignant dans tout ton sang.
Une courte enquête policière dans les formes avant de pouvoir enfin accéder à toi, à ton corps éteint, presque transparent de tant de pâleur. Une semaine encore et tu étais enfin là, revenu dans ta maison, celle où je t’avais promis quelques jours plus tôt de te ramener, enterré au pied de la montagne.

Sarah Roland
2017