DÉPLACEMENTS 4
Traverser les marges
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
TRAVERSER LES MARGES

« On en colle quatre aux bouts,
ça fait cinq feuilles en tout.
Suffit juste d’un petit filet de colle sur les bords de la première
et puis si ça mange la page, c’est pas bien grave,
on perd pas beaucoup de place en croquant sur les marges,
et puis c’est fait pour ça, non ?
pour encrer, pour baver,
faut qu’ça coule, qu’ça déborde ! ». Une première feuille était remplie, bien à plat, sur le sol un peu terne fait à l’image d’un plancher de bois, une première feuille qu’il avait déjà prolongée de quatre autres et violemment griffonnée de grands gestes adroits, de mouvements précis, qu’une main gauche qui lui sortait fièrement de la manche s’efforçait d’imiter, doigts et poignets scrupuleusement, à leur tâche, appliqués. Mais lui, lui à genoux, planté lourdement sur les rotules au milieu du bureau, dos courbé à l’extrême, fesses remontées contre le ciel, les coudes râpés : lui, suivait chaque bifurcation de la plume, chaque envolée de la pointe, nez collé au papier, sur la page surprenant chaque virage qui menait du blanc vers le noir. Lui s’était posté au plus près des passages : ceux des jours vers la nuit.
Oui, il écrivait comme ça, en marmonnant, machôtant, se parlant à lui-même à la fois tout haut et tout bas, accolant des feuilles qu’il noircissait d’un profond charabia. Vraiment impossible de comprendre ce qu’il y disait tant les mots qu’il semblait prononcer ne ressemblaient à rien. Des mots à peine d’ailleurs, plutôt des bouillies de paroles : coupées, claquées, lâchées au mauvais moment, au mauvais endroit. Et moi : moi fixée à ce spectacle stupide – pour ne pas dire morbide ; moi qui ne voulait pas en faire toute une histoire, je me disais simplement ça : « bon, maintenant
ça fait une étoile
ou plutôt une croix
une sorte de croix rouge
non ! elle est blanche, c’est un carrefour
et si après
si après je rajoute encore quatre feuilles entre les quatre qui dépassent
ce sera un carré
un carré de la taille d’un petit tapis de prière.
Est-ce que j’aurais assez de colle pour continuer longtemps comme ça ? » : avait-il l’air de se demander, le buste légèrement relevé, le cul toujours tourné vers le ciel, avant qu’il ne se lève pour se remettre aussitôt à genoux et ne tende le bras, et puis qu’il change d’avis et finisse par s’asseoir.
Quand il se lançait comme ça dans d’interminables hésitations, on se disait qu’il écrivait moins qu’il ne gambergeait sur la façon dont il pouvait le faire. Des histoires de papier, manifestement, le préoccupaient : savoir si la matière sur laquelle il déposait ses griffures allait pouvoir suivre, s’il y en aurait assez, si elle irait aussi loin que les lancées de sa plume.
Oui, le bras ainsi retenu, je me disais qu’il réfléchissait moins à ce qu’il allait écrire qu’au manque à venir de feuilles à gratter. Son problème n’était plus de savoir d’où venaient les pensées qui le harcelaient et le tenaillaient – la tête, ça faisait longtemps qu’elle était pleine, qu’elle avait crevé, débordé. Mais les idées qui lui traversaient les veines, qui lui lacéraient les côtes, qui lui comprimaient les tympans, où est-ce qu’il allait pouvoir les ranger ? Où est-ce qu’elles pouvaient aller toutes ces lancinantes pensées ? Il n’y avait que le papier, je crois, qui parvenait à les accueillir. Le papier et rien d’autre. Du moins je le voyais comme ça, au travers des reflets criants portés en silence par la vitre, quand il étalait des après-midis entières des dizaines de feuilles quadrillées sur le plancher, avant d’en retapisser la hauteur des murs et le plafond parfois : sa pièce devenant un seul et immense volume rongé d’écriture. Un appartement-livre.
Oui, on aurait pu dire ça quand il esquissait ces gestes que dans la seconde il pouvait raturer. Mais quand je le découvrais au moment de replier et baisser le bras en guise de lancement de séance, le corps fortement replié et les cuisses plaquées contre ce qui lui servait d’estomac ; quand je le voyais, moi clope au bec et accoudée au balcon, le front presque à frotter contre le plancher, là !, tout une partie de moi (suivant une droite qui passait de mes poumons à mes yeux) savait qu’il ne pensait plus. L’idée qui l’avait accaparé quelques secondes plus tôt l’avait déjà quitté et s’en était allée faire je ne sais quoi sur le frottant du papier. Peut-être s’y perdre. Peut-être s’y oublier – comme moi je le faisais en ravalant ma fumée. Mais peut-être aussi qu’elle y trouvait un secours. Comment le savoir ? On pouvait s’imaginer qu’il couchait là de profondes et urgentes méditations, que celles-ci se trouvaient soigneusement protégées, et même définies, au milieu de ces grandes aires de papier. Mais on avait bien du mal à savoir ce qu’elles pouvaient contenir, ou même seulement être, ces pensées (puisque, comme me le montraient les jumelles que j’utilisais parfois, ce qu’il grattait le long de ses feuilles était quasiment illisible). Qu’est-ce qu’il pouvait vouloir dire en écrivant comme ça ? Avec ces signes aux traits aussi diffciles à oublier qu’à reconnaître, avec ces phrases que tous ces griffonnages informes arrivaient pourtant à étaler, avec cette limpidité apparente qui faisait que le regard traversait le mur et pensait y trouver, même y lire, une bribe de sens. Je ne m’expliquais pas ce qui se passait dans cette chambre. Pourquoi il écrivait dans cet absurde format.
Cherchait-il à se donner un style en écrivant ainsi de la main ? Une marque ou une manière dont il aurait seul la connaissance ainsi que la maîtrise ? Une façon qui ferait qu’il n’y aurait que lui qui puisse encore déchiffrer ces inscriptions – sans même qu’il soit sûr qu’il en possède le code, qu’il existe même un code pour ça ? Parce qu’il y avait aussi le désordre particulier qu’il établissait sur la page. Ne retournant plus à la ligne mais continuant jusqu’au bord de la page, traversant les marges, reprenant sur la feuille suivante, celle qu’il avait pris soin de rajouter il y a quelques secondes, et continuant ainsi sur des longueurs de plus en plus affirmées… Avant que ne surgisse sa crise et qu’il ne vienne tout disperser, faisant naître dans la pièce une pluie de neige noire.
Alors, quand il relevait un peu la tête et reprenait son murmure – on pouvait en être sûr – quelque chose à nouveau se passait. Une idée lui était venue de nulle part, une idée qu’il s’empressait aussitôt de graver – bien qu’on n’aurait pas pu dire qu’elle sortait vraiment de sa main, cette idée, mais plutôt qu’elle venait de ce cul planté dans les airs, ce fier réservoir et cette pente naturelle de ses folles pensées. Alors, quand ses litanies reprenaient, je continuais à filtrer leur parade insensée dans mes cheminées pulmonaires « soit je bouge la chaise et je peux ajouter
facile
quatre ou cinq feuilles sur la gauche
soit devant
mais là
il faut que je passe sous la petite table et après
je serais contre le mur
Bon,
poussons vers la fenêtre et après on verra » si bien qu’au bout de trois ou quatre heures, il lui arrivait de remplir entièrement le sol des feuilles qu’il avait déchirées, au fur et à mesure, sur de grands cahiers. Et dans le soir tombant, il finissait lui-même par ressembler à un signe : debout, hagard, difforme, se dressant et retombant on ne sait comment, sur une plage restée libre au milieu d’une page de son livre.
Oui, à le voir comme ça, on aurait pu dire (mais qui franchement se posait encore ce genre de questions ?) dire qu’il était tout bonnement en train d’élargir la page aux dimensions d’une pièce. Et qu’il cherchait à vivre, faisant tout cela, à l’intérieur d’un grand livre  en attendant de finir bien rangé, bien sagement, sur l’un des rayonnages archi-bondés d’une bibliothèque fantastique. Il y avait, oui, dans ses faits et gestes comme un refus insensé des limites de la page, une manière brute de déplier le plein volume des livres. Et à voir l’empressement qu’il avait à le faire, on se disait que le livre devait profondément le faire chier au bout d’un moment : ces pages repliées sur elles-mêmes, toutes fixées à un seul et même axe. Peut-être qu’il voulait des feuilles libres. Libres de partir ou de se déchirer. Peut-être que c’était pour cela qu’il ouvrait si grand les fenêtres quand le vent se levait, ou qu’il les découpaient avant de les jeter au plafond. Dans les rêves qui m’obsédaient après m’être livrée à ce qui s’apparentait à de longues séances d’hallucination, je le voyais déchiqueter un ouvrage à pleines dents, vomir des bouts de langues déchirées partout dans la pièce, accomplir la prophétie inaudible du texte, langage s’agitant en tout sens et parvenant à se communiquer de gorgées de sang, de salive et de sperme. Oui, des feuilles libérées il voulait peut-être. Un texte qui pourrait croître en surface et plus seulement en épaisseur. Mais pas des feuillets désunies forcément, puisqu’il les raccordait toujours à sa drôle de manière : de scotch, de colle, de trombones aussi, qu’il utilisait fréquemment comme attaches provisoires, façon pour lui de s’assurer que l’écriture continue, qu’elle prolonge sa ligne : ininterrompue, fourchue et vibrante. Et ce qui comptait pour lui, à bien y réfléchir, c’était sans doute que l’association des feuillets reste transitoire et ne tienne qu’aux exigences passagères et indécises du flux – mais en aucun cas celles permanentes et discontinues de la saine lecture. Car toujours l’emportait, chez lui, cette urgence du papier, cette limite de l’écrit, ce moment difficile où il y aurait quelque chose à penser et plus rien où potentiellement le transcrire : penser, alors, sans plus de support où pouvoir se poser, n’aurait plus d’autre choix que de prendre appui sur lui-même. Aussi quand, pour une fois, il avait l’air totalement absorbé par ses gestes et qu’il paraissait pourtant penser en même temps : son bras avançait, se rétractait, hésitait, lançait des traits par coups brefs ; son buste qui donnait effort et support à ses mouvements tenait bon tant bien que mal ; sa silhouette si mince qu’elle en était parfois effacée ne cherchait plus à s’enfoncer dans l’écriture ; quand il laissait filtrer l’encre de ses pensées dans les mouvements enchaînés de sa transcription, je l’entendais murmurer « plus de point
plus de point
ne jamais arrêter la ligne
elle ne se rompra pas
ne s’essoufflera pas
une virgule
encore une virgule
une relative
parenthèses
virgule
parenthèses
guillemets
trois petits points, un tiret, jamais de saut
à la ligne ».

Grégory Hosteins, 2019