DÉPLACEMENTS 2
Piscine
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
PISCINE

Étale, déployée, parallèle au carrelage, la surface est piquée de quatre coutures noires. Pas une fronce. La verrière haute au-dessus, répercute les échos qui définissent l’espace. Des plantes aux feuilles grasses dans la moiteur, incitent les plus audacieux à des rêveries sans fond.
Ça pue le chlore.
Faut y aller. Deux pendules rassurent selon une ligne Est-Ouest, aux deux bouts du bassin : ça ne durera pas l’éternité !
L’équilibre n’existe que par rapport à la chute, ici le pli du ventre est le signe du risque, faille fatale dans l’étirement qui va du menton aux orteils. Les fesses brusquement descendues à l’oblique sous la nappe, ramènent les cuisses au ventre et transforment le corps en paquet tortillé dans le lycra du maillot de bain, postillonnant et disgracieux, gorgé de tasses méprisables aux yeux des nageurs appliqués qui ont gardé leur rectitude. L’harmonie est trahie et il faut tout recommencer.
C’est en quête de cet équilibre, que je plonge une fois par semaine et me sens étrangement solide, prise dans la masse du rectangle d’eau. Je veux devenir un point d’onde. Je dois oublier chair et formes, bourrelets, complexes et regards d’autres pour n’être qu’une ligne abstraite entre deux points. Je sers de repère à l’espace, mets le plan en évidence en même temps que les autres baigneurs.

L’extension de nos corps posés sur la transparence du liquide, atteste de son existence. Une fois défini ainsi, l’espace devient irréfutable. Je l’élabore sans le vouloir en même temps que les autres, par les mouvements de mes bras, de mes jambes, le déplacement de mes dos et ventre – symétriques indissociables – étirés régulièrement au-dessus des carreaux du fond. Nous parachevons la perfection et redessinons sans relâche le rectangle 50 x 15 mètres. Si je détruis l’équilibre en trouant la nappe par une bascule de mon corps, cet espace se transforme en temps : celui de la reprise de la position première. Soupirer, cracher l’eau, rajuster le bonnet, remettre les lunettes. Cela sera du temps perdu. Les nageurs horizontaux devront garder le cap plus longtemps pour noyer ma faute en reprisant l’accroc de surface.
Il y a dans le bassin un nombre de nageurs constants. Mais il y a aussi les fauteurs de troubles, apprentis, mères avec enfants, copines sans motivations. Ce sont eux les agitateurs. Je me rallonge et tends de toute la force d’une croyance nouvelle, le bout de mes doigts devant moi et celui de mes orteils derrière. Je suis une planche imperméable. Nuque étirée et yeux ouverts derrière la vitre de mon masque, je me réjouis du spectacle des dentelures de soleil, feuilles de houx dorées qui dansent sur le carrelage. Les ciseaux noirs des aiguilles ont découpé sur les pendules la même tranche de vingt minutes et je me sens enfin là-dedans comme un poisson dans l’eau.

Brusquement l’eau éructe. Elle mousse, explose, se couvre anarchiquement de cratères bleu foncé. Un tiers de la surface est maintenant recouvert de coulures de lave claire projetées, acclamées par des salves de cris amplifiés sous la voûte. Le bassin de la piscine est alors partagé. D’un côté les allongés croisent à cadence régulière leurs corps bien disciplinés, de l’autre, côté chutes et cascades, d’anciens nageurs debout dans l’eau, crispent en terre de petit bain des pieds grossis par la loupe d’eau, et qui semblent si blancs qu’on les dirait malades. Leurs têtes et leurs regards se tournent en même temps vers un point apparu soudain sous la pendule de l’Ouest et qui se dirige vers eux. Il est juste 18 heures.

Il ressemble à un oiseau noir. Moulé dans le pelage brillant d’un justaucorps en caoutchouc, il porte sous ses ailes, des planches et des boudins de mousse multicolores. Entre ses dents il serre un sifflet qui stridule à chaque expiration.
Il balance alors les boudins et, de l’eau, une clameur s’élève : « les frites ! Par ici, les frites, ici, ici, moi je n’en ai pas ! »
Chacun des pioupious de l’eau nageote jusqu’à ce que chacun ait dans les pattes un de ces boudins de couleur qui dans les salles de sport se nomme « frites» et qu’on agrippe pour se muscler. Et puis, pendant qu’ils se placent tous, en six rangées debout, face longueur du bassin, l’oiseau siffleur jette à l’eau une longue ligne de flotteurs pareille à filet de pêcheur pour marquer le périmètre réservé aux pioupious.
Les remous de la baignoire se propagent du coup à toute l’étendue et les nageurs sont contraints de se tasser dans la quantité d’eau restante. Un peu partout des fesses plongent sous la ligne de flottaison, défaut d’équilibre, mouvements de colère mal placés. On entend même des « pardon » et des collisions silencieuses impriment des bleus sur cuisses ou ventres. Il n’y a plus d’espace ni de temps, plus la moindre idée de perfection. C’est le chaos.
C’est la faute à la mode de la gym aquatique.

Les cris de volatiles se muent en mots articulés, entremêlés, indéchiffrables, qui ne disent rien et ne veulent rien dire jusqu’à ce qu’un coup de sifflet très long, les fasse taire tous d’un seul coup. Le sifflet quitte la bouche et le professeur donne des ordres :
« Talons-fesses pour 10 fois, les mains à plat sur l’eau, sans les frites s’il vous plait ! Une deux ! Et tapez l’eau avec les mains, trois, quatre ! »
Le professeur a de la bouteille, il imprime sa discipline.
L’eau est battue et maltraitée, mais avec rythme. Personne ne moufte plus. L’espace s’est déplacé ; c’est à présent ici, autour du cours, qu’il se dessine, qu’il est parfait. Il est piqueté de 30 points, immobiles, chacun à sa place et chaque point est responsable d’un petit rond devant lui dans lequel il s’ébat.
Sur le bord, le prof braille, à la schlague mais c’est normal. Rien à dire, aucune faute dans ce carré-là de piscine. Tout est très bien organisé.
En revanche tout va de mal en pis de l’autre côté des flotteurs. Après les « pardons » et l’apparition de plus en plus fréquente de bosses sur la limite de l’eau, dos ronds, têtes bousculées dessous et haletantes à l’air libre, pieds orphelins saillants dehors dans un plongeon raté, des individus entiers sortent. Chassés du rectangle orthodoxe, ils fuient le désordre par les marches, vont chercher leurs serviettes et s’y mouchent longuement.
Rotent de dégoût à la pendule, partent à la douche, claquent des tongs sur le sol mouillé. La patience a des limites et la désertion se précipite pendant que d’une voix de baryton soutenue par l’ambiance vibrante, le maître continue sa leçon, « six et sept, serre ventre et fesses, six et sept, serre ventre et fesses!» et que les 30 petits points se crispent et s’ouvrent à l’unisson, faisant de très jolies broderies sur l’étendue calme de l’eau.
C’est la fin du cours. On retire la ligne de flotteurs, les pioupious volettent en piaillant et un gros tas de frites se forme sur le bord. C’est une débandade en milieu de bassin, lieu aléatoire de mariage entre nageurs et barboteurs.

Bien en a pris aux mécontents sortis de la flotte avant l’heure : Dans le mur du fond, à mi longueur, s’ouvrent soudain les deux battants d’une lourde porte.
Un bonhomme rond paraît, tout habillé de blanc. Il porte à sa bouche un mégaphone en aluminium, rejette la tête en arrière, balaye l’espace de son outil, d’une pendule à l’autre et de la voûte à l’eau et gueule :
- « On ferme, tout le monde dehors ! Ce soir, c’est la vidange ! »

Marianne Brunschwig
Le Lampadaire 2016