6 ÉCRIVAINS ET LA LUMIÈRE

LA LUMIÈRE COMME SYMPTÔME (ANALYSEUR) LITTÉRAIRE, Carrère, Bayard, Toussaint, Djian

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LA LUMIÈRE COMME SYMPTÔME (ANALYSEUR) LITTÉRAIRE, Carrère, Bayard, Toussaint, Djian

1. De la lumière à une question sur la littérature
1.1. Écriture de la fiction / écriture de la réalité
Difficile de trouver des indications de lumière dans le Limonov d’Emmanuel Carrère, ce qui s’explique peut-être par la remarque de la page page 144 dans laquelle il fait, apparemment, de l’écriture de la lumière et des objets qui la portent et la propagent, une source d’interrogation sur son aptitude à être un écrivain de fiction à la manière de Flaubert.

« La party chez les Liberman, il faudrait idéalement la raconter comme le bal au château de la Vaubyessard dans Madame Bovary, sans omettre une petite cuillère ni une source d’éclairage. J’aimerais savoir faire ça, je ne sais pas. »

Cette interrogation est relayée par une autre remarque qui aborde, cette fois-ci, la possibilité ou non de répéter des mêmes scènes dans une œuvre de fiction.

« J’ai l’impression d’avoir déjà écrit cette scène. Dans une fiction, il faut choisir : le héros peut toucher le fond une fois, c’est même recommandé, mais la seconde est de trop, la répétition guette. Dans la réalité je pense qu’il [Limonov] l’a touché plusieurs fois. Plusieurs fois il s’est retrouvé à terre, vraiment désespéré, vraiment privé de secours et, c’est un trait que j’admire chez lui, il s’est toujours relevé, toujours remis en marche […]. »

Comment écrire la réalité ? La présence ou l’absence de lustre ferait-elle office de ligne de démarcation entre écriture de la fiction et écriture de la réalité ? Serait-ce dire qu’il n’y aurait pas de lustres dans le réel ? ou tout au moins que nous n’y accordons pas une valeur à ce point symbolique que nous jugions nécessaire de les décrire dans leur détail ?

1.2. Les lustres et les droits de l’auteur
Dans le Sainte-Bob de Djian, le retour du lustre chez son auteur (l’artiste Ralph, personnage de la fiction) signifie sa séparation d’avec le « je » fictionnel, narrateur-personnage et écrivain. L’auteur réel, Djian, se dédouane de son abandon en l’imputant à l’artiste fictif Ralph (qui n’est même pas écrivain). Le lustre devient le symbole absolu de tous les abandons.
Dans le Faire l’amour de Toussaint, les lustres, par deux fois, tremblent mais restent intacts. La possibilité de leur effondrement et l’éventualité de l’ensevelissement du « je », personnage-narrateur sous leurs décombres n’effleure plus de manière explicite l’esprit de ce dernier dans la version finale du texte. Seule la variante en garde la mémoire. Et l’auteur tout puissant décidera ou non de briser les lustres.

On le voit, l’auteur de fiction peut jouer à son gré des virtualités du lustre. Chose impossible pour Carrère.

1.3. La poétique de Carrère
Si Limonov n’a pas raconté dans le moindre détail la party chez les Liberman (pas même les ampoules) comment Carrère qui raconte ce que raconte Limonov pourrait-il, lui, le décrire ? Ce n’est pas qu’il ne sait pas, c’est qu’il n’en a pas le droit. Et Carrère choisissant d’écrire sur un personnage dont la caractéristique est de tomber et de se relever, devra écrire les chutes et les renaissances autant de fois que son héros tombera et se relèvera, sans rien enlever. Le « je » de l’auteur qui est en même temps le narrateur, et parfois le personnage n’abandonnera pas le personnage, ce héros toujours vivant, dont il écrit la parole et fait parler la mémoire. Ce sont là les règles de la poétique de Carrère et l’absence de description des sources d’éclairage en est le symptôme et la preuve.


Malgré tout, Carrère utilise les lumières pour mettre en contraste deux univers.


2. Un jeu d’oppositions

2.1. En passant par Pierre Bayard
Il peut être fécond pour l’analyse de supposer qu’un texte n’a pas été écrit par celui qu’on croyait jusque-là en être l’auteur, mais par un autre. Fort de cette nouvelle identité, on le lit alors d’un autre œil, avec ce que l’on sait (ou croit savoir) de l’auteur second : admettons que L’Odyssée n’ait pas été écrit par Homère (d’ailleurs sait-on s’il a jamais existé) mais par une femme, on portera alors plus d’attention aux personnages féminins, admettons qu’Autant en emporte le vent n’ait pas été écrit par Margaret Mitchell mais par Tolstoï, on se demandera alors comment l’univers russe est transposé dans l’univers américain, et on sera plus sensible à la portée métaphysique et religieuse du roman.
Dans ce travail d’adresse que constitue son essai Et si les œuvres changeaient d’auteur ? , Bayard s’interroge sur le statut de l’auteur et la part de fiction (le droit à la fiction) que constitue toute analyse littéraire.
Quel rapport avec la lumière, a-t-elle un rôle à jouer dans cette transposition ?
Bayard lui en fait jouer un dans l’attribution de L’Étranger de Camus à Kafka. La chose n’est pas facile puisque :

« Au lieu incertain du Procès et du Château, Kafka a substitué cette fois un espace clairement identifié, l’Algérie, et a donné à son texte un horizon très dissemblable et beaucoup plus solaire que celui où se déroulent ses autres romans. »

Ce faisant, il oppose le monde solaire de L’Étranger de Camus à la sombre ambiance des romans de Kafka. Quelle étrange chose pour Kafka d’avoir besoin du soleil ! Que dit cette lumière éblouissante que n’auraient su dire les habituelles ombres labyrinthiques kafkaïennes ? Elle dit la portée politique et sociale de L’Étranger et légitime la dénonciation de l’absurde de Kafka parce qu’elle est étendue « à d’autre contextes plus larges que les sociétés fermées qui ont initialement servi à sa démonstration.» (p.92) Tout bénéfice donc, et pour le roman lui-même et pour Kafka.


2.2. Carrère et l’échange de l’ombre et de la lumière
Carrère, dans son roman, ne pratique pas le même jeu (quoique, finalement, le genre qu’il adopte pose fondamentalement ce problème : qui est l’auteur Limonov ou Carrère ?). Mais il utilise l’opposition entre ombre et lumière (il économise ainsi la description) pour contraster les mondes (le soviétique et l’occidental)(ex.1) et pour montrer l’échange de valeurs (ex.2), un échange qui n’aboutit cependant pas à changer le monde, chacun conservant sa propre imagerie (ex.3).

-ex.1. La grisaille soviétique contre les enseignes lumineuses de l’occident
« Un Français arrivant pour la première fois à New-York n’est pas surpris ou, s’il l’est, c’est que la ville soit si semblable à ce qu’il en a vu dans les films. Pour eux, enfants de la guerre froide et d’un pays où sont proscrits les films américains, toute cette imagerie est nouvelle : la vapeur montant des bouches d’aération ; les escaliers de métal accrochés comme des araignées au flanc des immeubles de brique noircie ; les enseignes lumineuses qui se chevauchent sur Broadway, la skyline vue d’une pelouse de Central Park ; l’animation incessante ; les sirènes des voitures de police ; les taxis jaune, les cireurs de chaussures noirs ; les gens qui parlent tout seuls en marchant dans la rue, sans que personne intervienne pour y mettre bon ordre. Quand on vient de Moscou c’est comme si on passait d’un film noir et blanc à un film en couleurs. »

-ex.2. qui finissent par s’interchanger : la lumière, signe d’une Russie qui s’occidentalise
« Quand on y retournait tous les deux ou trois mois, comme le faisait Edouard entre deux virées dans les Balkans, la rapidité avec laquelle Moscou changeait était hallucinante. On avait cru éternelle la grisaille soviétique et maintenant dans les rues qui avaient porté les noms des grands bolcheviks et s’appelaient de nouveau comme avant la Révolution, les enseignes lumineuses se chevauchaient, aussi serrées qu’à Las Vegas. »

-ex. 3. mais pas complètement : la froideur de l’ampoule nue de la réalité soviétique et postsoviétique
(Après sa période d’exil, Limonov, de retour en Russie est accueilli au grand hôtel « L’hôtel Ukraine »)
« Sa suite, fastueuse selon des critères dont il a perdu l’habitude, est toute en hauteur, au moins quatre mètres sous plafond, éclairée par une ampoule de très faible voltage et accueillante comme une chambre froide de boucherie. »

contre l’intimité de la lumière tamisée d’un monde perdu pré-révolutionnaire
« Il [Brodsky] ne se rappelait plus bien, au téléphone, qui était Edouard – on lui en envoie tant, de ces Russes qui ne parlent même pas anglais…–, mais il lui a donné rendez-vous dans un salon de thé à l’East Village, lieu douillet, aux lumières tamisées, prétendant à un charme Mitteleuropa et propice aux longues discussions sur la littérature, du genre préfères-tu Dostoïevsky ou Tolstoï, Akhmatova ou Tsvetaeva, qui constituent son sport favori. »

Sophie Saulnier, pour le Lampadaire, 2014






Les textes sont publiés avec l'aimable autorisation des éditeurs.


Emmanuel Carrère, Limonov, 2011, P.O.L.



































































Pierre Bayard, Et si les œuvres changeaient d’auteur ? , 2010, Éditions de Minuit