DÉPLACEMENTS 3
Le marin
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
LE MARIN

C’est un petit concert sur la place du village. Une joie enfantine anime les personnages de cette triste scène. Un groupe de quatre musiciens surannés agite la foule qui danse sans harmonie aucune. Depuis le début il y a ce vieux pêcheur, la soixantaine. Peut-être moins. De toute façon il a l’air vieux. Plus que de raison. Il a le visage rongé, sa peau a endossé les années de travail, de mer, de sel, de vent, d’alcool surtout. Autour de son cou, sous son épaisse tignasse blanche, se balance un cordon abîmé, au bout duquel un sifflet qui joue avec les lumières nocturnes. Ses yeux ont gardé les rides du plissement face au soleil et au vent trop violents de la haute mer. Il devait partir loin et longtemps aussi. Nul besoin de l’interroger pour savoir. On lit sa solitude et le désespoir de cette solitude à même son faciès. Homme aveuglant de la détresse qui jaillit de chacun de ses pores. Il semble s’être habitué à oublier qu’il est malheureusement seul, lui et sa mer. À oublier qu’il vit. Il boit parce qu’il ne sait plus quoi faire d’autre, impuissant à résister à l’aliénation de l’alcool et de la mer. Le marin n’appartient plus au temps, à rien, sinon à la mer. Accoutumé à la douleur, le corps est devenu irréel. Il essaie tant bien que mal de le faire se mouvoir en rythme. L’effort paraît vain et le résultat est pitoyable. Les pieds s’abattent lourdement sur le sol. Désarticulés, les membres s’élèvent avec disgrâce vers les cieux, il ne s’appartient plus. La musique fait ce qu’elle veut des corps. La mer aussi, mais pas ce soir, même si c’est elle qui l’a dévoré corps et âme. Il y a des enfants qui dansent autour de lui et dont il s’émerveille. Et dans cet étrange rapport avec le marin, à travers les pas de danse et les regards, les enfants savent très bien tout ça, sa peine, sa solitude, son envie de boire, qu’il veut mourir. Ils savent que le marin est dangereusement triste, qu’il est déjà la mort. Ils ont peur, ils s’en écartent. Ils voient la mort qui rit sur la musique parce que ce soir elle n’a plus de dégoût, ni de honte, ni de peur d’être elle-même. Elle danse, le marin danse, il vit. Il me fixe un moment, je suis la seule sur cette place à lui rendre son regard. Il s’approche de moi, l’émotion est trop lourde, je baisse les yeux, lâchement. La musique s’arrête. Il part en riant, pendu au bout de son fil. Sa silhouette s’efface tout doucement, là-bas.
Je quitte aussi le décor et je pleure, beaucoup, sans retenue. Je pleure à la santé du vieux marin, je pleure à la santé de la mort. Moi qui n’éprouve que haine et terreur vis-à-vis d’elle, moi qui viens de la voir heureuse, cette insolente riant parmi les gens qui ont horreur d’elle. Je marche et je pleure, songeant à mon marin souriant, porté par le rythme, le désordre de la foule, dans l’ivresse de mon émotion, souffrant pour cet homme qui n’en peut plus de vouloir mourir. Cette force vacillante qui me met hors de moi, en dehors complètement, hors d’atteinte de mon être, face à l’Autre, l’inconnu, le marin. Lui qui est si loin et si proche. Incarnation terrifiante de cet être tant aimé, recelant la vérité de mon monde, celle que je cherche à fuir, l’invisible.
Il n’y eut pas un instant où je ne fus scandalisée par l’impudeur de cet homme dans sa détresse. Ce en quoi il est remarquable. Sa vertu. Avouer, affirmer, légitimer son chaos intérieur équivalait au plus grand péché, et c’est en cela qu’il rayonnait. Il était l’homme le plus triste et l’affichait avec la certitude la plus immorale qui fût. C’est de cela dont il était libre et sur quoi il légiférait. Grâce à quoi il se détachait de la mer, de son emprise.
Assumée pleinement par lui, cette destruction de soi, le non-sens de la vie, trouvé dans le seul sens de la mort, prend une dimension écrasante, au-delà de tout beau. Et par-là je comprends qu’il ne suffit pas seulement d’accepter quelque tragédie. C’était comme si le marin se montrait à moi, me disant : «Vois ce qui est beau, davantage encore, vois ce qui te dépasse et aime-le, au travers moi, accepte le sublime de cet être aimé que tu es incapable de voir. » Il me semble être autorisée, comme par un commandement du hasard, à accéder à une vérité d’une puissance destructrice telle qu’elle provoque ce chavirement en moi, cette perte du centre de gravité, de tout repère, une sorte d’expérience mystique.
Alice Azzarelli
Le marin
2016