6 ÉCRIVAINS ET LA LUMIÈRE

DANTE ET TORRES


DANTE ET LA LUMIÈRE

Pourquoi cherchions-nous la lumière chez Dante déjà ? Parce que Pascal Torres a placé des néons dans la forêt dantesque ?

Évidemment, la lumière, elle est là, partout chez Dante. A chaque instant, à chaque vers. Et ce que l'on pressent en lisant, c'est qu'il faut prendre la lumière avec des pincettes : elle dit toujours quelque chose. C'est de la lumière symbolique, des états de lumière qui cachent un sens enfoui, une météorologie de l'âme et du divin.

La lumière ça commence tout de suite, ça commence au chant un. On est dans la fameuse forêt, c'est-à-dire qu’on n'est nulle part, « Au milieu du chemin de notre vie », avec ce « je » de trente-cinq ans, égaré et anonyme, avec ce « je » du XIVème siècle qui joue déjà l'ambiguïté entre autobiographie et fiction, qui se joue de nous dans un espace indéfini. Lieu insituable, locuteur à l'identité incertaine, espace textuel inqualifiable, préambule au cheminement qui conduira de l'enfer au paradis (l'œuvre est-elle commencée ? Où en sommes-nous exactement de notre lecture ? Au début ? Avant le début?), tout se dérobe. Alors bien sûr, dans cette forêt, il n'y a pas de lumière, c'est une « forêt obscure », « épaisse et âpre », et « le chemin droit » s'y est « perdu ». Aucun néon, Torres n'est pas là pour nous indiquer les arbres, et Virgile non plus. Même pas Béatrice. Espace entre le dehors et le dedans, nulle lumière. Et ça ne s'arrange pas. Car l'enfer, on s'en doute en entrant, avant qu'il ne rougeoie de ses flammes, c'est avant tout une zone sombre. Il y a une inscription - si célèbre - « écrite en noir » qui précède «l'air sans astres » et le tumulte des « cris divers, des voix hautes et rauques, et avec elles un bruit de mains » qui « tournoi[e] dans cet air à jamais ténébreux». L'oreille est saturée, l'œil aveugle. Ça fait rire Virgile et pleurer « je ».

Au purgatoire, le poète retrouve l'usage de ses yeux. L'équilibre parfait entre deux mondes radicaux se fait par la lumière. C'est nocturne encore mais il y a les étoiles. C'est nocturne mais on est en bateau. On glisse, on s'abandonne, aux vents et aux métaphores, à la transparence de l'air. « La belle planète qui invite à aimer » fait sourire « tout l'Orient », « voil[e] les Poissons qui la suiv[ent] ». Et le chant revient, la poésie et la musique remplacent « soupirs », «plaintes », « grands cris ». « Je » peut désirer ardemment « qu'ici renaisse la poésie morte » pour dire la « douce teinte de saphir oriental qui, jusqu'au premier cercle, mena[ce] l'aspect serein de l'air pur ». « Je » peut se perdre dans la douce contemplation des « quatre étoiles que nul ne vit jamais, hors la race première. » Le purgatoire est le plus beau des mondes car il est supportable (apaisant car médian?). Il accepte le corps.

Pas le paradis. Le paradis est au-delà des forces. C'est à nouveau l'aveuglement. Mais le glissement que fait la lumière est sublime. De Dieu à Apollon, et d'Apollon à Béatrice. D'une lumière à l'autre. Le sacré, la poésie, l'amour, tout est joint par la lumière. Et si Apollon se place au centre, on le devine, c'est qu'il est l'articulation, à la fois lumière et chant, sur son char clair et la lyre à la main, rendant possible la vision de l'aimée. « Béatrice, tournée vers la gauche, regard[e] le soleil : jamais aigle si fixement ne le regarda ». Elle est oiseau ; il, « je », est la proie du soleil sacré. Elle peut faire face ; il est trop humain encore. Pas même animal. Comme si dans ces hauteurs, l'animal était au-dessus de l'homme, juste en dessous des dieux. Et l'on retrouve un drôle de polythéisme, une curieuse hiérarchie des règnes, que la poésie s'autorise parce qu'elle a tous les droits. L'aveuglement revient par Béatrice, « je » veut regarder comme elle mais la lumière est insoutenable. C'est « un second rayon » qui « sort du premier, et rejaillit en haut, tel qu'un voyageur qui veut s'en retourner » et « ainsi son acte, infus par les yeux dans [s]on imaginative, dev[ient] le [s]ien, sur le soleil [« je » fixe] les yeux plus qu'il n'est de notre usage ». Mais « je » ne peut le souffrir qu'un instant, assez pour le voir « étinceler tout autour, comme le fer qui du feu sort bouillant ».

Et alors, par la lumière du plein amour, vient le chant le plus beau et le plus haut, et « je » s'enflamme :

« Et tout à coup un nouveau jour parut être ajouté au jour, comme si Celui qui peut, d’un autre Soleil avait orné le ciel. Béatrice, debout, tenait ses yeux fixés sur les Cercles éternels ; et moi, d’en bas éloignant les miens, je les fixai sur elle, et si avant je pénétrai, que dans son aspect je me fis tel que se fit Glaucus, qui en goûtant de l’herbe, devint dans la mer le compagnon des autres Dieux.
Cette surhumaine transformation par des paroles ne saurait se décrire : que l’exemple donc suffise à celui à qui la grâce en réserve l’expérience. Si là était de moi cela seul que tu avais nouvellement créé, Amour qui gouverne le ciel, tu le sais, toi qui m’élevas par ta lumière.
Lorsque la roue qu’éternellement tu meus, ô désiré, à soi m’eut rendu attentif, par l’harmonie que tu règles et que tu distribues, me parut embrasée de la flamme du soleil une telle étendue du ciel, que ni pluie ni fleuve ne firent jamais un si vaste lac.
La nouveauté du son et l’éclat de la lumière allumèrent en moi un désir d’en connaître la cause, plus vif qu’aucun autre que j’eusse jamais senti. »

Telles sont les lumières que l'on trouve à l'entrée de chacun des mondes dantesques. De la descente vers l'enfer, dans le creux qu'a formé Lucifer en chutant, à la montée par le purgatoire, et jusqu'à l'élévation ultime au paradis, avec les deux guides, Virgile et Béatrice, poésie et amour. C'est un cheminement symbolique vers la pleine lueur, vers Béatrice l'œil dans le soleil, Béatrice qui se retourne et quitte la clarté divine, pose son regard sur «je », « telle de visage qu'une mère qui regarde son fils en délire », regard qui « [le] v[oit] comme [lui]-même », et parle. Béatrice dit et explique le monde, délivre le sens, fait l'absolue révélation, se retourne une dernière fois.
« Puis vers le ciel elle report[e] ses regards. »

La traduction. Concernant La Divine Comédie, à l'épaisseur du texte il faut ajouter celle des multiples traductions, fidèles ou infidèles, politiques ou religieuses, codées, manifestes ou inoffensives, lumineuses ou simplificatrices. Nous avons choisi celle de Lamennais (pour Paulin et Chevalier, Paris, 1855-1856). L'homme, Robert Félicité, est passionnant, éclairé, au centre de mille disputes. Et surtout, si l'on peut lui reprocher l'abandon de la forme versifiée, certains lui attribuent une influence sur Rimbaud. Le poète aurait lu Dante par Lamennais et le choix des courtes strophes non rimées l'auraient conduit à cette forme proche du verset qui compose Une Saison en enfer.

Agnès Jauffrès pour le Lampadaire, 2014

Photos de l'exposition de Pascal Torres, Nox Erat 7 & la nuit
Courtesy galerie Sator
Photographe : Yann Plantier