DÉPLACEMENTS 1
Confession d'un ange
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
CONFESSION D’UN ANGE

Nous, nous n’avons pas de langue, notre alphabet n’a que des lettres de lumière, notre syntaxe est le silence. La langue que j’utilise en ce moment n’est pas la nôtre, c’est votre langue humaine, l’une des nombreuses langues humaines en quoi s’est transformé, dans sa décadence, le silence des origines. Recourir à cette langue est pour moi comme sauter d’un nuage blanc dans un fleuve fangeux, comme me déplacer d’un entendement plein et transparent vers l’opacité d’une pensée qui, pour s’exprimer, a besoin de mots, de mots pauvres et marcescibles. Je renoncerai donc à la musique qui, dans notre monde, correspond à votre langue, et je m’en remettrai à des séquences de sons sans harmonie et toutefois nécessaires. Je n’ai pas le choix, si je veux que ma confession atteigne certains d’entre vous. Si je veux parler de la limite à laquelle je suis parvenu, après avoir fait durant des millénaires l’expérience de l’intelligence angélique et avoir participé à la glorification en chœur de Lui, principe et fin de l’univers (j’ai dit durant des millénaires, et je sais combien est impropre cette unité de temps pour une condition où l’existence n’a pas de mesure, et où le sans-limite est la qualité qui définit le temps comme l’espace).
Rien ne m’est arrivé au cours des événements qui séparèrent violemment du Ciel une partie de notre lumineuse communauté, événements que vous les hommes définissez du nom de chute et expliquez comme la conséquence d’une rébellion. En réalité, ce ne fut pas une véritable rébellion, mais la conscience du fait que l’Un était la célébration artificielle de l’infiniment égal, de l’absolu, de l’identique, et que le double, à savoir le haut et le bas, l’éternel et le transitoire, la lumière et les ténèbres, étaient des figures plus congruentes à la forme de l’univers, à son rythme, à son apparence. Et ce ne fut pas non plus une vraie chute, mais seulement le déplacement d’un point de vue, la germination d’une autre possibilité. En tout cas moi (en prononçant le plus utilisé de vos pronoms je sens combien il est faible pour définir une singularité dont la racine est dans l’appartenance et dans le chœur), moi, disais-je, je fus parmi ceux qui, tout en comprenant l’importance de l’ouverture et de la séparation, ne voulurent pas appauvrir le chœur, ne voulurent pas atténuer la musique de la prière ni soustraire aux silences qui habitaient cette musique la contemplation, et avec elle la plénitude de la béatitude. Je suis resté, en somme, avec les êtres célestes, et dans cet état j’ai vécu tout le temps que vous appelez évolution de l’univers, et également le temps que vous appelez histoire de la Terre, et de la civilisation. Mais maintenant j’ai atteint une ligne de frontière et je dois choisir une nouvelle condition. Je suis parvenu à cette conjoncture parce que dans la prière j’ai privilégié la musique plutôt que la louange, dans le silence le vide plutôt que l’attention. Et dans la contemplation j’ai fixé mon regard intérieur sur la beauté plutôt que sur la vérité. En somme, moi aussi au cours de mon existence je me suis déplacé hors du centre, aventuré à la marge, et à la surface, de l’essence. Disons que je suis resté ébloui, et conquis, par l’apparence. Dans mes pérégrinations j’ai contemplé la gloire sans fin des mers aux heures du couchant, les ciels de pierre au-dessus des déserts, la formation et la dissolution des nuages sur les chaînes de montagnes et sur les forêts. J’ai vu passer d’innombrables saisons, chacune dans ses différences de lumière, de son, de pluie, avec sa façon particulière d’attendre la saison suivante. De chaque saison j’ai senti le souffle, caressé l’âme : du vent et des ombres je distinguais tous les degrés. Mais j’ai vu aussi la douleur de votre monde animal, la propagation de la cruauté et l’abondante stupidité dans votre espèce humaine. Maintenant, sur la ligne de cette frontière où l’amour pour l’apparence m’a conduit, je dois choisir l’une des formes dans lesquelles vous les humains avez résumé et représenté notre nature : si j’ai aimé l’apparence, c’est en elle que doit s’effectuer mon choix, ma métamorphose. Les deux formes conjointes dans lesquelles vous nous avez représentés sont l’animale et l’humaine : le vol et le visage, les plumes et le regard, les ailes et le chant. En réalité il y a aussi un troisième élément dans votre représentation des anges : l’élément spirituel, la relation avec le céleste, l’appartenance au divin. Mais dans cette direction qui, isolée, ne serait que privation de forme, il m’est interdit de me diriger. À ce stade, des deux autres mondes qui s’offrent à ma métamorphose, c’est le monde animal que je perçois comme le plus proche de ce que je ressens. Parce que la bête garde encore en même temps une part d’énigme, d’innocence et d’étonnement. Et elle est capable d’une pensée à laquelle les hommes ne peuvent parvenir, une pensée qui, sans langue, se nourrit d’un dialogue assidu avec toutes les formes de la nature, sans rhétorique connaît la proximité avec l’âme des choses, sans le Moi perçoit ce lien entre singularité et appartenance que vous autres hommes ne reconnaissez pas et que vous vous efforcez d’annuler. Je n’ai pas encore choisi la forme animale ni l’espèce en quoi transférer ma nature. Je pourrais être un oiseau aux grandes ailes blanches ou irisées, mais ceci rappellerait de trop près vos représentations angéliques, ou je pourrais devenir une panthère, un chevreuil, un tigre, un dauphin ou l’une des innombrables créatures animales qui peuplent la terre et la mer. J’accepterai la douleur et la blessure qui sont inhérentes à ce passage, je glisserai par nécessité et presque avec désir dans la condition mortelle, qui vous est commune aussi, mais j’aurai la consolation de rester quand même au-delà de cette surface du sentir et de cet égoïsme de l’agir qui est la condition la plus répandue parmi vous, les humains.
Cette confession, exposée dans votre langue, n’a qu’un but : faire savoir que parmi les espèces animales l’humaine est désormais privée de tout attrait. C’est vrai, dans notre monde angélique il nous est parfois arrivé de subir la fascination humaine : quelqu’un de mon chœur, dans le passé, est descendu parmi vous et resté parmi vous, attiré par le parfum d’un corps féminin. Mais aujourd’hui, nous vous regardons avec indifférence, nous cherchons même à nous protéger de l’ennui de votre monde. Et pourtant, que ce soit moi ou ceux qui sont parvenus à la même frontière que moi, au même choix, nous ne désespérons pas de pouvoir un jour vous rencontrer. Ce sera lorsque, une fois abandonnée la prétendue supériorité de votre genre humain, et apprise des animaux la forme profonde de la pensée, vous serez prêts vous aussi à une métamorphose.

Antonio Prete, « Confession d'un ange »,
L'ordre animal des choses,
traduit de l'italien par Danièle Robert,
Les éditions chemin de ronde, collection Stilnovo, 2013.
































































































publié avec l'aimable autorisation de l'éditeur